Quand la recherche s’essaye à redéfinir l’actualité du socialisme au pouvoir. Vendredi dernier 6 juin, une dizaine de chercheurs en sciences politiques se sont réunis à l’occasion d'une journée d’études à la Maison des sciences de l’homme de Grenoble, pour tenter de faire un bilan d’étape du quinquennat de François Hollande.
Pour la plupart venus de Sciences-Po (Paris ou Grenoble), ils n’appartiennent pas aux écoles critiques de la discipline (comme peuvent l’être les disciples de Pierre Bourdieu, par exemple), mais leurs analyses n’en sont pas pour autant bienveillantes à l’égard du pouvoir socialiste, dont ils ont noté des particularités qui rendent originale la trajectoire de l’expérience Hollande dans l’histoire politique de la gauche.
Deux jeunes chercheurs ont d’abord tracé les nouveaux contours stratégiques du socialisme réinventé de François Hollande. Isolé à gauche et converti au présidentialisme. S’intéressant au périmètre d’alliances, « une problématique inhérente à la prise du pouvoir des socialistes français, car son orientation découle toujours de sa stratégie », Fabien Escalona (doctorant à Grenoble et spécialiste de la social-démocratie européenne, déjà interviewé par Mediapart à l'occasion de son dernier ouvrage) note combien François Hollande n’a pas fait de l’union des gauches un fondement de sa pratique du pouvoir. Élu à la primaire, il est devenu le candidat d’un parti ayant refusé l’alliance avec le MoDem lors du congrès de Reims de 2008, puis malgré les tentatives de « gauche solidaire » de Martine Aubry, qui a vu le PCF, sous l’influence de Mélenchon, s’autonomiser. Sitôt investi, Hollande a pris ses distances avec l’accord tout juste noué avec les écologistes, pourtant devenu partenaire privilégié.
Cette « majorité rose-verte » a toutefois permis à Hollande, selon Escalona, « de ne pas être trop dépendant dans un premier temps de son aile gauche, et de rendre introuvable la majorité alternative souhaitée par Mélenchon ». Mais en « surestimant la flexibilité idéologique des écolos », le président « ne dispose plus que d’un gouvernement PS-PRG (même le MRC a voté contre le pacte de responsabilité) », constate le chercheur.
Pour Escalona, ce rétrécissement de la coalition majoritaire autour de Hollande est « la conséquence de l’abandon par Hollande de la stratégie Aubry, qui souhaitait écologiser réellement le PS, dans la continuité de la social-écologie de Fabius, afin que ce mouvement doctrinal assure la solidité de l’accord politique ». Et l’isolement actuel fait écho au refus en 2012 d’élargir son alliance vers le centre, malgré l’appel à voter de Bayrou entre les deux tours. Une « incohérence stratégique, vu la politique menée depuis, qui a entraîné le rapprochement MoDem-UDI et la renaissance d’un centre à droite ».
Enseignante-chercheuse à l’université de Nancy, après une thèse de sociologie sur les dirigeants du PS depuis 1993, Carole Bachelot a quant à elle livré une analyse des effets de la présidentialisation sur le parti socialiste. Selon Bachelot, le PS a achevé sa conversion au présidentialisme, depuis le congrès de Reims de 2008 où, au mieux, les textes en présence n’évoquaient plus que la « reparlementarisation » en termes de changement institutionnel, loin de la VIe République un temps défendue.
Elle note également le moment décisif que fut la remise du rapport de Manuel Valls, commandé par Martine Aubry, qui a « entériné la réconciliation du PS avec la Ve République ». Enfin, la primaire aurait achevé la conversion, estime Bachelot. L’essentiel des leaders, d’abord opposés, se rangeant à l’idée initiée par Arnaud Montebourg, lui-même emblème de la « schizophrénie socialiste », quand par exemple il dit vouloir « combattre la Ve sur son propre terrain », afin de se doter d’un leader puis de combattre les institutions de l’intérieur.
Ce mouvement participe en premier lieu de « la fin progressive des courants ». La chercheuse explique : « Le pluralisme démocratique interne est régulièrement mis à mal depuis 1995 par l’instauration de scrutins majoritaires (premier secrétaire, premier fédéral, section, référendum interne, jusqu’à la réforme des statuts de 2008). Désormais, ils n’ont même plus d’influence dans la désignation d’un leader. »
Cette remise à jour théorique d’un PS n’ayant plus grand-chose à voir avec les volontés de rupture de celui d’Épinay, ni même avec les volontés réformatrices de la gauche plurielle, s’est également illustrée dans les interventions de chercheurs plus expérimentés, et spécialistes de politiques publiques. Sur l’économie, le social et le sociétal, ou encore la politique extérieure, tous se rejoignent pour remarquer une continuité de gestion avec les dix années précédentes du pouvoir de droite.
- Politique économique
Christophe Bouillaud, professeur à Sciences-Po Grenoble, a mis en perspective le sens de la politique économique socialiste depuis 2012. Contestant la thèse médiatique d’un virage social-démocrate (« Était-ce trop tôt avant, pour expliquer aux électeurs qu’ils s’étaient fait cocufier ? »), il estime au contraire que le socialisme de l’offre et la volonté de retour à l’équilibre des comptes sont menés de façon discontinue depuis que Hollande a accédé à l’Élysée. Tout juste note-t-il un « mensonge par omission », celui de « ne pas avoir officialisé sa soumission à Bruxelles ».
Sur le plan monétaire, Bouillaud constate que les socialistes ont dû agir dans « un cadre contraint » : « À l’arrivée de Hollande, toutes les nominations importantes en la matière (banque de France, Trésor, BCE) ont déjà été faites peu de temps avant. » Sur le plan budgétaire, le chercheur estime que « le choix de s’en prendre prioritairement à l’épargne, donc aux classes moyennes supérieures, a touché les catégories les plus susceptibles de se mobiliser ». Une réussite au milieu de l’absence de résultats actuelle ? « Le gouvernement est parvenu à adapter l’austérité, de sorte que la consommation ne s’écroule pas », dit Bouillaud. En revanche, il se dit « frappé de l’absence de réflexion au pouvoir, autre que la mise en œuvre de l’austérité ».
Sur le plan des politiques structurelles, le politologue les juge « fidèles à celles des trente dernières années ». Il les définit à la fois comme « néoclassiques » (baisse du coût du travail pour être compétitif) et « schumpeteriennes » (priorité des investissements sur l’innovation et la montée en gamme), détaille-t-il. « Une politique qui correspond au dogme européen de l’économie compétitive à valeur ajoutée, et qui découle de la sociologie du PS », dit Bouillaud. « C’est une politique ciblée pour la méritocratie la plus éduquée – qui s’oppose à la droite et sa politique favorisant la rente », ajoute-t-il. Avant de noter « l’absence de mouvement social et intellectuel d’importance, comme avait pu l’être la réduction du temps de travail pour Jospin ».
Concluant son intervention, Christophe Bouillaud s’est demandé si finalement le chômage ne convenait pas au pouvoir, en ce qu’il « entretient la modération salariale ». « On se complaît aujourd’hui dans une société qui peut concrètement se passer des 3 à 5 millions de chômeurs actuels », lâche-t-il.
- Social
Spécialiste de la régulation politique et sociale, Guy Groux définit la gouvernance socialiste à la mode Hollande comme s’inscrivant dans un « contexte politique et idéologique différent » des années Mitterrand ou Jospin, le contraignant presque à la modestie. Il constate ainsi que les débats en matière de politique sociale ne font « plus référence au monde ouvrier, au plan, aux nationalisations ou à la lutte des classes ». Dans la même veine, l’absence d’alliance PS/PCF est lourde de sens, car elle « incarnait l’alliance entre classes moyennes salariées et classes populaires et ouvrières ».
« L’essentiel de la vision de Hollande en matière de démocratie sociale se résume à la négociation collective, explique Groux. Une vision influencée par les débats qui ont précédé puis suivi la loi du 31 janvier 2007 » (qui a institué le principe selon lequel tout projet de loi concernant les relations sociales doit être précédé d'une concertation avec les partenaires sociaux, ndlr). Pour le directeur de recherches au Cevipof, le pouvoir socialiste fait preuve en la matière d’un « pragmatisme politique démarqué de toute idéologie », et fait le choix de consacrer la négociation collective (il fut un temps question de « constitutionnaliser le dialogue social ») en la concentrant sur la baisse du chômage.
Problème : « Ce choix social-démocrate d’une recherche de consensus, et d’une alliance avec les syndicats primant sur toute autre alliance, n’est pas assumé », estime Guy Groux. Et l’intention du projet hollandiste se heurte à « un angle mort » : « l’absence de refondation du syndicalisme et, du coup, le décalage entre la conception d’un programme et la réalité ». Évoquant une « filiation deloriste » dans la vision hollandaise du dialogue social, il rappelle que « Delors lui-même espérait qu’un cartel majoritaire se formerait dans le syndicalisme français, qui isolerait peu à peu la CGT ». « Mais ce n’a pas été le cas », ajoute-t-il.
Et le chercheur, qui se dit « frappé par la méconnaissance du syndicalisme par les leaders du PS », de conclure, fataliste : « On ne peut pas installer la social-démocratie avec un seul fragment du syndicalisme. Même si la crise s’atténuait, et que la prospérité revenait, l’état des syndicats restera toujours problématique. Faiblesse des effectifs, divisions et défiance envers le capitalisme rendent impossible toute relation hégémonique. »
- Sociétal
Au niveau sociétal, le sociologue « des valeurs et de l’opinion » Pierre Bréchon, professeur à Sciences-Po Grenoble, a tenté de réinterroger la notion de « libéralisme culturel », appliquée au pouvoir Hollande. Une notion initiée par Gérard Grunberg à la fin des années 1970 (définissant un électorat majoritaire pour la gauche et le PS, et qui rejetterait autant les valeurs traditionnelles que les principes autoritaires).
Évoquant le mariage pour tous, il s’étonne que, « malgré une prise de risque limitée par rapport à l’état de l’opinion, le pouvoir a subi des défaites dans la rue et dans les médias ». Le chercheur a estimé que, de sa campagne à aujourd’hui, le caractère « libéral-culturel » est resté discret.
Pointant, lors de la campagne présidentielle, « l’absence de mise en scène autre qu’antisarkozyste » sur les sujets de société, ou un « programme très prudent, notamment sur l’immigration », Bréchon voit dans les deux premières années du pouvoir « davantage l’ordre social que le libéralisme culturel ». Il note aussi certaines « positions antilibérales », comme sur la pénalisation de la prostitution ou la gestation pour autrui (GPA). Il résume d’une formule l’orientation sociétale du hollandisme au pouvoir : « Fais ce que tu veux dans ta vie privée, mais respecte l’ordre public. »
- Politique étrangère
Directeur du Ceri, Christian Lequesne s’est fait plus indulgent vis-à-vis de la vision diplomatique des socialistes au pouvoir. Mais hormis quelques « différences protocolaires » (« il a fait très peu de gaffes ») et des « rabibochages » (avec la Turquie et la Pologne, notamment), il a davantage observé la continuité de la politique extérieure de la France. Comme lors de la dernière année de Sarkozy, avec Alain Juppé, le Quai d’Orsay a ainsi retrouvé de son influence, et non plus seulement la cellule diplomatique de l’Élysée. En revanche, les affaires européennes restent élyséennes.
En matière européenne, Lequesne évoque également une « parfaite continuité », ne voyant « pas de volonté à définir une politique alternative crédible à l’orthodoxie budgétaire allemande ». Le « compromis avec Berlin » est ainsi resté la seule ligne de conduite, « avec une seule condition, celle de fonctionner à traité constant ».
En matière militaire, Hollande mène une politique d’« interventionnisme libéral » et de « guerre juste » se démarquant, à ses yeux, du « néoconservatisme » par son souci de la légalité internationale. Mais la continuité avec les années sarkozystes se retrouve tout de même dans la relation aux États-Unis. L’appartenance à l’Otan, décidée sous Sarkozy, n’a nullement été remise en cause sous Hollande. Lequesne constate que les socialistes ont achevé « la fin du “paradigme gaullo-mitterrandien” de la démarcation systématique vis-à-vis des États-Unis ». Dans ce cadre, la mise en avant de la diplomatie économique (le Quai d’Orsay vient de récupérer la compétence du Commerce extérieur) marquerait tout autant l’acceptation de la mondialisation par les socialistes français, voire leur adéquation.
Spécialiste des analyses électorales et de l’opinion à Sciences-Po Grenoble (il a aussi conseillé discrètement Jean-Marc Ayrault), Pierre Martin s’est enfin attaché, en se plongeant dans les baromètres de popularité de l'Ifop et la Sofrès depuis l’élection de Hollande, à expliquer les progressives chutes dans l’opinion du pouvoir socialiste, ayant battu tous les records d’impopularité sous la Ve République.
Depuis octobre 2012 et la défiscalisation des heures supplémentaires ajoutée aux augmentations d’impôts, jusqu'à l’automne 2013 où l’engagement militaire finalement avorté en Syrie, tandis que survenait l’affaire Leonarda, en passant par décembre 2012 et Florange, puis avril 2013 et l’affaire Cahuzac, les Français sanctionneraient, selon Martin, un « triple échec ». Économique (« pour la première fois depuis 1984 le pouvoir d’achat recule »), politique (« la faiblesse du pouvoir, la cacophonie entre ministres, le poids des lobbies, le départ de Delphine Batho ») et moral (« la répudiation de Valérie Trierweiler, le report du non-cumul des mandats, la résistance à la transparence »).
« Cela fait un an que le pouvoir n’est plus majoritaire dans l’opinion que dans l’électorat socialiste, explique Martin. La législative partielle du Lot-et-Garonne et la cantonale de Brignolles (en juin 2013, ndlr) font déjà apparaître un total des gauches à 34 %, un Front national en hausse et d'autres forces à gauche qui ne profitent pas de la baisse du PS dans les urnes. » Selon lui, cette « incapacité assez remarquable des écologistes et du Front de gauche à ne pas profiter de l’effondrement socialiste » redonne malgré tout au PS un « caractère central » pour influer sur la suite des événements.
« On entre dans un moment et dans un territoire électoral inconnus, dit Pierre Martin. Pour la première fois dans l’histoire de la Ve République, le parti en tête n’est ni de droite ni socialiste. » D’après celui qui est aussi un compagnon de route de longue date du parti socialiste, « l’incertitude crée du pouvoir pour Valls, qui peut profiter d’une américanisation de la vie politique, où l’exécutif négocie en permanence avec sa majorité parlementaire ». Deux hypothèses seraient désormais possibles, analyse-t-il : « soit le caporalisme envers la minorité d’une gauche elle-même devenue minoritaire, soit le changement de politique afin de rassembler la gauche ».
Un point de vue que partage Fabien Escalona : « La position dominante du PS lui a jusqu’ici permis le luxe de ne pas composer avec ses alliés, mais l’a peu à peu affaibli lui-même en interne. Le rétrécissement de sa base politique renforce le pouvoir de nuisance de l’aile gauche parlementaire du PS. » Pour Carole Bachelot, qui attire l’attention sur la « fin d’un cycle biographique » au PS (avec la disparition dans le jeu interne des figures des années 1990-2000 : Rocard, Jospin, DSK, Mélenchon, Fabius), les récentes promotions de Manuel Valls à Matignon, Jean-Marie Le Guen comme ministre aux relations avec le parlement et Jean-Christophe Cambadélis à la tête du PS, marquent « la volonté d’installer des personnages capables d’imposer des rapports de force ».
Selon la chercheuse, le PS devrait continuer à s’effacer : « Affaibli par le peu d’influence de son premier secrétaire (Harlem Désir, ndlr), il l’est encore davantage par la défaite aux municipales et la perte de villes centres, traditionnellement ressources pour l’encadrement du parti. » « Le PS réduit à un organe de contrôle en amont de la contestation du groupe parlementaire, estime-t-elle. Ce dernier devient l’épicentre de la contestation. »
BOITE NOIRELa journée d'études s'est tenue le 6 juin dernier, à Grenoble, sur le campus de Saint-Martin d'Hères.
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