Malgré la nomination par le gouvernement, samedi 7 juin, d’un médiateur, le député PS Jean-Patrick Gille (lire ici notre billet de blog), le mouvement des intermittents du spectacle ne faiblit pas avec un préavis de grève national déposé pour tout le mois de juin par la CGT Spectacle, largement majoritaire dans le secteur. Et s’il prend de l’ampleur, comme cela se profile, c’est toute la saison des festivals qui est menacée. Une catastrophe pour le gouvernement acculé de toutes parts, cette semaine, par la colère des intermittents mais aussi celle des cheminots, des chauffeurs de taxi. Et une catastrophe pour les artistes, les compagnies, le public et les collectivités locales, principaux financeurs des festivals. Pour bien prendre la mesure de la crise, l’annulation d’un festival comme celui d’Avignon par exemple représente un manque à gagner de 25 millions d’euros pour la ville…
À Montpellier (Hérault), le personnel salarié et les équipes artistiques, parmi les plus mobilisés, ont reconduit la grève qui paralyse le 28e Printemps des comédiens depuis son ouverture, mettant en péril sa santé financière. Leur indignation a fait tache d’huile. La menace de grève pèse sur le festival d’Anjou (Maine-et-Loire) qui s’ouvre ce mardi soir avec Molière malgré moi, interprété par Francis Perrin. D'autres annonces de grève ont déjà été décidées à Thionville, Boulogne-sur-Mer, Toulouse. À Besançon, des intermittents ont coupé le courant chez Pôle Emploi. À Paris, samedi soir, des intermittents ont occupé brièvement l'Opéra Bastille, retardant la représentation de La Traviata.
Assemblées générales, débrayages, grèves, prises de parole, pétitions comme celle de la Société des réalisateurs de films (SRF, qui organise la Quinzaine des réalisateurs de Cannes) signée par 150 cinéastes dont Pascale Ferran, Jean-Pierre Darroussin, Robert Guédiguian, Michel Hazanavicius… Après plusieurs coups d’éclat (occupation de l’Opéra Garnier et du Carreau du Temple à Paris en mars, du Journal de 20 heures de France 2 le 8 avril, de la cérémonie des Molières le 2 juin…, les intermittents, soutenus par le monde du spectacle, accentuent un peu plus au fil des jours la pression sur l’exécutif, en particulier sur le ministre du travail François Rebsamen afin qu’il ne valide pas la très contestée nouvelle convention d’assurance-chômage signée dans la douleur par les partenaires sociaux le 22 mars dernier, le motif de tous les courroux.
Les intermittents jouent la montre puisque la convention chômage qui instaure de nouvelles règles d'indemnisation doit être examinée le 18 juin par le Conseil national de l'emploi, avant une signature dans la dernière semaine de juin par le ministre du travail. L’été culturel 2014 sera-t-il un remake de l’été 2003 lorsqu’une mobilisation sans précédent des techniciens et artistes à travers tout le pays avait entraîné l'annulation du festival Montpellier Danse puis des festivals d'Aix-en-Provence, d'Avignon, des Francofolies, etc. ? « Si le texte est signé, je ne sais pas ce qui se passera sur les festivals d'été. C'est ce qui s'est passé en 2003. Il risque d'y avoir une colère de plus en plus grande », avertit Denis Gravouil, le secrétaire général de la CGT Spectacle, dont le syndicat assigne même en justice les six signataires de la convention, comme il l’annonce dans un entretien à Mediapart à lire ici. Une grande première.
Retour en quatre questions sur ce dossier explosif pour en saisir tous les enjeux.
Pourquoi les intermittents du spectacle sont-ils en colère ?
Les intermittents ne décolèrent pas depuis le 22 mars dernier, lorsque peu après minuit, après des jours de négociations houleuses, d’abord en séance plénière autour de la table puis dans les couloirs du Medef en conciliabules informels, le patronat (Medef, UPA, CGPME) et trois syndicats (CFDT, CFTC et FO) se sont mis d’accord sur un nouveau système d’indemnisation des chômeurs à compter du 1er juillet prochain, l’un des plus gros chantiers sociaux de ce début d’année (lire ici notre article).
Ils avaient jusqu'à fin mars pour négocier de nouvelles règles dans un contexte de chômage record et de déficit abyssal de l’Unedic (20 milliards), l’organisme gestionnaire de l'assurance-chômage. En cas d’échec, l’État reprenait la main sur le paritarisme. Le texte final que la CGT (qui n’a jamais signé de son histoire une convention d’assurance-chômage même quand le régime n’était pas déficitaire) et la CFE-CGC (furieuse que les cadres chômeurs soient mis à mal) ont refusé de parapher instaure un système de « droits rechargeables » mais durcit le régime des cadres, seniors et intermittents.
Pour ce qui concerne les 112 000 intermittents du spectacle, le patronat voulait la peau de leur régime spécifique, notamment la suppression des annexes 8 (techniciens) et 10 (artistes), qui craquent de toutes parts. Finalement, l'accord prévoit un maintien du régime de l’intermittence mais il le durcit. Le cumul salaire-allocations sera désormais plafonné à 5 475 euros brut par mois et un « différé » d'indemnisation est mis en place, pendant lequel les intermittents devront attendre pour toucher leurs allocations, ce qui frappera 48 % d’entre eux contre 9 % actuellement. Les cotisations sur leurs salaires vont passer de 10,8 % à 12,8 % (8 % côté employeurs, 4,8 % côté salariés), soit des cotisations deux fois plus élevées que dans le régime général. Cette disposition existait déjà mais n'était pas appliquée. Ces économies et recettes représenteront 165 millions sur 800 millions d’euros.
« Un durcissement scandaleux et injuste » pour les intermittents qui demandent au ministre du travail, François Rebsamen, de suspendre la procédure d’agrément de l’accord du 22 mars et de remettre les partenaires sociaux autour de la table. Le temps est compté, puisque l’agrément doit être validé dans la dernière semaine de juin. Ils dénoncent également une négociation "déloyale". Aucune des propositions sur lesquelles travaille depuis dix ans le Comité de suivi, qui réunit, depuis la crise de 2003, l'ensemble de la profession (syndicats de salariés, d'employeurs, CIP, collectif), des universitaires et des élus de tout bord politique, n’a été prise en compte. Ironie de l’histoire, l’un des membres de ce comité, alors sénateur, François Rebsamen, est aujourd’hui ministre du travail.
Quel est actuellement le statut des intermittents ?
Les intermittents du spectacle bénéficient depuis 1936 d'une couverture particulière liée au caractère « intermittent » de leur profession (embauchés pendant de courtes durées ponctuées de périodes de chômage : quatre mois pour la création d'une pièce de théâtre, six semaines pour le tournage d'un film). Le régime de l’intermittence permet ainsi une embauche en contrat à durée déterminée dit d'usage. Contrairement au CDD classique, le contrat peut être de très courte durée et être renouvelé sans limite durant plusieurs années.
Entre deux contrats, un intermittent est indemnisé par l'assurance-chômage. Au départ, ce régime était réservé aux techniciens de l’industrie cinéma, avant d’être élargi au secteur du spectacle : audiovisuel, cinéma, musique, spectacle vivant. Dans le monde de la télé, c’est d’ailleurs devenu une norme inquiétante (lire ici l’enquête de Dan Israël), les sociétés de production notamment en abusant. Elles emploient des intermittents pour des postes réguliers. Ces « permittents » seraient 4 % selon l'Unedic et jusqu'à 15 % selon la Cour des comptes.
Pour avoir droit à des indemnités pendant huit mois, l’intermittent doit justifier de 507 heures sur dix mois de travail (dix mois et demi pour les artistes) contre 610 heures sur vingt-huit mois pour les salariés du régime général. Il peut ainsi bénéficier de 243 jours d’indemnités, calculées en fonction du salaire et du nombre d’heures réellement effectuées. En 2011, ils étaient 50 556 techniciens et 58 102 artistes à en bénéficier. L'indemnité moyenne journalière est de 54 euros pour les artistes et de 64 euros pour les techniciens, quand un chômeur « classique » touche en moyenne 37 euros par jour. Le principe est simple : quand un intermittent déclare le nombre de jours travaillés dans un mois, les Assedic multiplient ce nombre par 1,4 (pour englober les week-ends) et versent des indemnités pour les jours restants (le détail des règles est ici).
Selon un rapport parlementaire publié en 2013 par le député PS Jean-Patrick Gille, aujourd’hui médiateur dans ce dossier miné, 254 394 salariés ont cotisé au régime des intermittents en 2011. Un nombre en explosion : ils étaient 50 000 en 1989, moins de 100 000 en 1998.
Quel est le coût de cette exception française ?
Selon un rapport très contesté de la Cour des comptes de janvier 2013, le régime des intermittents du spectacle enregistre un déficit annuel d'environ un milliard d'euros pour à peine plus de 106 000 bénéficiaires. Ce déficit représenterait environ 20 % du déficit annuel de l'Unedic. Les Sages de la rue Cambon pointent également le fait que les allocations versées aux intermittents représentent plus de 1,26 milliard d'euros alors que les cotisations perçues seraient limitées à 232 millions d'euros. Des chiffres contestés par le député PS Jean-Patrick Gille, rapporteur de la mission d'information sur les métiers artistiques, qui relève un surcoût de seulement 320 millions d'euros par an.
Que peut le gouvernement ?
Matignon a nommé, samedi 7 juin, le député PS Jean-Patrick Gille médiateur de ce conflit. L’élu d’Indre-et-Loire est chargé de conduire un « dialogue avec toutes les parties concernées » et de remettre ses propositions au gouvernement « sous 15 jours ». Une réponse qui n’apaise pas la colère des intermittents et précaires qui réclament purement et simplement le non-agrément de l'accord du 22 mars et l'ouverture de nouvelles négociations. Mais renégocier l'accord du 22 mars, longuement négocié par les partenaires sociaux, paraît très compliqué. Aucun des syndicats signataires de l’accord ne l’accepterait, à commencer par le Medef et la CFDT.
« La phase de négociation est derrière, cet accord est signé. Il est valide, signé par des syndicats majoritaires et représentatifs et il ne concerne pas l’État. Nous attendons de l’État qu’il le transpose en loi », explique à Mediapart Véronique Descacq. La numéro deux de la CFDT rappelle par ailleurs que ce texte prévoit avant la fin de l'année 2014 l'ouverture de discussions avec l'État « sur les moyens de lutter contre la précarité » dans le secteur de la culture, notamment « en favorisant le recours au CDI », « ainsi que sur la liste des emplois concernés ». Elle ne craint pas un remake de l’été 2003. « Ce ne sont pas quelques intermittents en grève qui vont bouleverser l’été. Les modifications apportées aux annexes régissant les intermittents sont mineures. Nous sommes dans une situation de crise où tous les salariés sont sollicités pour faire des efforts », balaie-t-elle.
La situation est compliquée pour le gouvernement sur le plan politique. Quitte à se mettre à dos le monde de la culture, François Rebsamen, qui s’est vu attribuer par les intermittents le « Molière de la meilleure trahison pour son rôle d’employé du Medef » lors de la 26e cérémonie des Molières, fait la sourde oreille. Il répète à longueur d’ondes que « grâce aux partenaires sociaux, ce régime a été sauvé et contrairement à ce qui s’est dit, trois quarts des artistes ne sont pas concernés par cette réforme », ce que contestent les intermittents (lire ici le décryptage de la nouvelle convention chômage par la Coordination des intermittents et précaires – CIP). La situation est encore plus intenable pour la ministre de la culture Aurélie Filippetti qui n’est pas à la fête dans ses sorties publiques comme ce mardi matin, lors de son déplacement à Guise dans la Marne où des intermittents l’ont prise à partie. Lors des Molières, le comédien Philippe Torreton a dédié sous ses yeux son prix du « meilleur comédien dans le théâtre public » (pour sa prestation dans Cyrano de Bergerac) aux intermittents et jugé « lamentable de devoir le faire sous un gouvernement socialiste ».
De la gauche, qui avant 2012 affichait écoute et soutien à l’encontre du monde de la culture, les intermittents du spectacle attendaient autre chose que la reconduction en pire de l’accord du 26 juin 2003 qui avait mis le feu à l’été culturel, entraînant l’annulation des plus grands festivals. « À l’époque, c’était Aillagon, la droite », se souvient Denis Gravouil de la CGT Spectacle. Il a encore en tête l’audition de Michel Sapin, alors ministre du travail, devant les députés, le 26 février 2013. Ce très proche de Hollande avait fait une déclaration remarquée dans laquelle il expliquait qu’il n’y a pas lieu de dramatiser la situation financière du régime d'assurance-chômage en général, que le système de l'intermittence, « cette spécificité française », « créatrice d’emplois non délocalisables », est même un modèle dans un monde du travail où se développent les contrats précaires et que le gouvernement n'avait aucune volonté de remettre en question ce régime spécifique. Mais c’était un autre temps…
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