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Démocratie sanitaire (4/4) : « Entendre ceux que l'on n'écoute plus »

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Novembre 2013, à Lille. Dans l'auditorium du palais des congrès, le public retient son souffle. Il écoute cette femme, ayant fréquenté plus jeune les foyers de l'aide sociale à l'enfance du département, aujourd'hui éducatrice de jeunes enfants en formation : « Je suis le numéro 76. Petite, je n'ai pas compris pourquoi j'avais été placée. On ne nous a pas vraiment expliqué le fonctionnement, mais on nous a donné un numéro de chambre, et un numéro sur nos vêtements. » Le stigmate est encore vivace, mais sans colère, la jeune femme interroge simplement la capacité des institutions du monde médico-social à prendre en compte la personne accueillie...

Les professionnels rassemblés ce jour-là travaillent pour la plupart dans les structures de l’Établissement public de soins, d'adaptation et d'éducation du Nord, dont les missions sont la prévention, la protection de l'enfance, le handicap et l'insertion. Les questions débattues sont celles qui traversent en permanence le monde de la santé comme celui du médico-social : comment impliquer davantage l'usager, quand il est handicapé, physique ou mental, placé par les services sociaux, amoindri par la détresse sociale ? Quelles sont les conditions du recueil de sa parole ? Comment rester pleinement un citoyen lorsque l'on est vulnérable ?

Karine LefeuvreKarine Lefeuvre

Karine Lefeuvre, directrice adjointe de l'École des hautes études en santé publique, à Rennes, qui forme les hauts cadres du médico-social :
« De façon symbolique, la même année, une grande loi sur le médico-social, puis une loi sur le sanitaire, ont été adoptées. Tous ces textes sont inspirés par la même philosophie du droit des patients. »

 

Hervé Heinry, handicapé de naissance, a fréquenté bon nombre de structures et, selon ses mots, « usé » un certain nombre de personnels... Puis le jeune homme est devenu directeur d'établissement du médico-social, avant de bifurquer pour devenir chercheur. Il est aujourd'hui doctorant à l'École des hautes études en sciences sociales à Paris. Ce triple regard le rend assez sceptique sur la capacité des institutions à réellement intégrer le point de vue des usagers : « Le directeur que j'étais vous aurait dit oui, tellement il y croyait ! Le chercheur que je suis devenu est plus dubitatif. Car est-ce qu'il s'agit d'une parole écoutée ou d'une parole entendue ? Ce n'est pas tout à fait la même chose... » Pour Hervé Heinry, on sous-estime largement l'importance du capital socioculturel des usagers, qui va leur permettre de comprendre (ou non) les jargons professionnels, de maîtriser les codes, pour in fine remettre en cause le fonctionnement d'un établissement. « Le fait d'avoir recours à une institution, pour vous ou pour vos proches, vous place également dans une position de vulnérabilité, poursuit Hervé Heinry. Quand vous avez un gamin adolescent qu'il faut nourrir à la cuillère, dont vous changez encore parfois les couches, et que vous trouvez enfin une place dans un établissement, vous êtes parfois tellement soulagé que ça va être compliqué de critiquer. Il faut avoir à l'esprit cette question du "marché des places", pour comprendre dans quel cadre tout ce discours sur la parole de l'usager s'inscrit. »

Alice CasagrandeAlice Casagrande

« Comment vérifier que les personnes sont plus écoutées dans nos structures ? C'est très difficile, admet également Alice Casagrande, philosophe de l'éthique et aujourd'hui responsable qualité, gestion des risques et promotion de la bientraitance à la Croix-Rouge française. Dire aux professionnels qu'il faut mettre l'usager au cœur, ils l'ont déjà entendu mille fois, ça ne sert à rien. Je crois plus à la force de la démonstration. Et une maman qui dit ce qui s'est passé hier pour sa fille, ou un enfant autiste qui demande pourquoi il ne peut pas aller à l'école comme tout le monde, ce sont des propos vivants, plus efficaces que les guides de bonne pratique. » L'organisation a donc lancé des enquêtes qualité dans tous ses établissements de soins ou d'accompagnement, publié des rapports, tourné des films qui circulent ensuite au sein de l'organisation. Sur les signalements de maltraitance, l'organisation est passée de 17 en 2009 à 80 l'an dernier. « Je ne me félicite pas qu'on en ait davantage mais qu'on en parle plus et mieux », analyse Alice Casagrande, qui se réjouit que la « bientraitance commence à trouver pleinement sa place dans l'univers de la maladie grave, du handicap ou de la fragilité sociale ».

La démocratie sanitaire, l'idée est ambitieuse, brasse large et fait des petits au-delà de la stricte sphère de la santé. Sa réalisation va sûrement se heurter à des résistances anciennes et structurelles. La loi qui s'annonce est une belle occasion de remettre le sujet sur la table, et les usagers ou patients, sans aucun doute, voudront être invités.

  • Au 94,1 FM, Radio Larsen

Dans la campagne du Nord-Pas-de-Calais, près de Douai, un projet concret est né des textes législatifs, relatif à la sacro-sainte parole de l'usager. La radio associative Scarpe-Sensée, du nom des deux rivières qui se croisent à cet endroit, est animée par deux journalistes et une tribu de bénévoles, attirés par la variété de tons et l'humanisme de l'antenne. Laurent Buisine, éducateur à la maison de l'enfance et de la famille du Douaisis, a rencontré Hervé Dujardin, directeur de la station, en 2008 et, ensemble, ils ont créé un espace de parole hors du commun. Presque chaque mois, des jeunes accueillis par l'Aide sociale à l'enfance participent à une heure d'émission, sur des thèmes qu'ils choisissent. Le résultat est saisissant. Sexualité, religion, racisme, vie en foyer, rapport aux parents, tout y passe, y compris des remises en cause franches du fonctionnement des institutions.

→ Laurent Buisine :
« Ça permet d'entendre ceux qu'on n'écoute plus. »

 

→ Laurent Buisine :
« On entend rarement une parole aussi puissante que celle entendue à la radio. »

 

 

  • En Belgique, les experts du vécu jouent les trublions

Dans la Belgique voisine, on innove aussi pour replacer l'usager au centre du dispositif... Les Belges ont même inventé un terme pour ça, directement issu du flamand : les experts du vécu. Il s’agit d'anciens précaires, qui ont fait l'expérience intime de la pauvreté et qui intègrent les services publics pour améliorer leur fonctionnement ou traquer les incohérences, notamment vis-à-vis des personnes les plus vulnérables. Le champ est large : certains, comme Marina, aident directement les usagers dans leurs démarches pour avoir accès à un logement, une aide, un soin. D'autres réfléchissent à une simplification administrative pour permettre aux plus fragiles de ne pas passer à côté des aides qui leur sont dues. Derrière ce programme, la même philosophie que celle qui sous-tend l'expertise des patients dans le système de santé : se servir des savoirs « expérimentiels » pour transformer les pratiques.

→ Marina est experte du vécu depuis 2009 à l'hôpital Saint-Pierre, au centre de Bruxelles, qui concentre une population en grande difficulté. Elle connaît bien les méandres administratifs belges, pour les avoir empruntés elle-même, lors de son arrivée en Belgique comme demandeur d'asile. Elle témoigne avec Frédéric Lemaire, coordinateur de la partie francophone du projet.

 

→ Bégonia Cainas, responsable du service social de l'hôpital Saint-Pierre et supérieure de Marina :
« C'était pour moi quelque chose de tout à fait nouveau et inconnu, et au départ j'étais très peu convaincue. » 

 

→ Frédéric Lemaire :
« Le vécu est un point de vue sur l'administration. L'expertise du vécu, c'est dire que ce parcours d'expérience peut s'objectiver au service des citoyens, notamment les citoyens pauvres. »

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : La blague de pétition pour demander l’accord de l’asile à Snowden en France


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