C'est une information qui alimente la petite histoire du combat culturel opposant gauche et droite. Une histoire de débaptisation symbolique, mais pas anecdotique, celle de la place Robespierre, à Marseille. C'est le maire UMP du 5e secteur, Lionel Royer-Perreaut, qui vient d'en émettre l'idée, répondant à une proposition du comité du quartier plutôt huppé de Mazargues, le 16 avril dernier (lire ici le compte-rendu). Accédant à la demande d'honorer deux habitants, les époux Nazet, défenseurs de la culture provençale et félibres reconnus, le maire envisage alors de remplacer l'Incorruptible par ce couple de tambourinaïres (joueurs de tambourin).
« Ce n'est pas une priorité, mais je n'ai aucune raison de ne pas soutenir la proposition à la commission des noms de rue », déclare à Mediapart Royer-Perreaut. Ladite commission, pas encore installée après les municipales, devrait se réunir entre septembre et novembre prochains. Pour certains, cette offensive symbolique a des airs de déjà-vu. Comme pour Gérard Clément, militant associatif qui se dit atterré par « les idées fixes et la haine réactionnaire » de certaines figures de la droite marseillaise. Lui avait été l’un des animateurs de la mobilisation de 1999, face à l’ancien maire Guy Teissier (mentor de Royer-Perreaut, devenu récemment président de la communauté urbaine).
À l’époque, celui-ci avait déjà souhaité débaptiser la place Robespierre, pour lui redonner son nom d'avant, la place du marché. Le débat avait animé le conseil municipal d’arrondissement (lire ici l'échange), avant qu'une forte mobilisation ne fasse renoncer Jean-Claude Gaudin, et qu’il ne retire au bout de six mois la délibération de l’ordre du jour. Avec son « cercle Robespierre » alors créé, Gérard Clément avait mené la fronde, en organisant des manifestations devant la mairie, des porte-à-porte dans le 9e arrondissement pour faire signer une pétition, des débats publics en plein air sur la place (dont une conférence de l’historien Michel Vovelle)…
Lionel Royer-Perreaut ne semble pas craindre cette fois-ci pareille mobilisation. À La Marseillaise, il déclare ainsi au début du mois de mai : « Je n’ai reçu aucun courrier à ce sujet. On ne va pas nous refaire le coup d’il y a 15 ans. S’il y a un émoi, il est très limité et très politisé… » Dans un contexte de lourde défaite électorale pour la gauche aux dernières municipales, la victoire idéologique semble à portée de main pour lui. « Ce mouvement de dénigrement réactionnaire a du sens, dans un contexte politique où la droite se sent toute-puissante », explique Marie Batoux, une responsable locale du Front de gauche.
Pourtant, l’esprit de résistance marseillais n'a pas totalement disparu. Grâce à un militant socialiste qui s’est fait lanceur d'alerte et gardien du temple révolutionnaire. « On m’a rapporté les propos du maire devant le conseil de quartier lors de la manif du 1er mai », raconte Mikaël Balmont. Rapidement, il lance une pétition sur internet (qui recueille pour l’instant près de 600 signatures) et tente de faire connaître la nouvelle, jusqu’ici restée confidentielle. Il entre en contact avec Alexis Corbière, secrétaire national du Parti de gauche et inlassable défenseur de la mémoire robespierrienne (il y a même consacré un ouvrage – Robespierre reviens !, éditions Bruno Leprince), qui relaie sur son blog l'indignation encore confidentielle auprès d’historiens et des médias.
Plusieurs universitaires de renom, comme Yannick Bosc et Marc Belissa (qui viennent de publier un ouvrage sur « la fabrication du mythe Robespierre » - éditions Ellipses), s'emparent à leur tour de l'histoire et rédigent une lettre ouverte pour protester contre ce qui serait un « signal politique et mémoriel antirépublicain ». Interrogé voilà une vingtaine de jours, le maire ne semblait guère ébranlé, et entendait toujours rester droit dans ses bottes contre-révolutionnaires : « Je respecte l'opinion de ces universitaires, elle est digne d'intérêt, mais autant que les autres. De là à faire passer Robespierre pour un saint homme, excusez-moi, mais il y a des limites à ne pas franchir. C’était un tyran sanguinaire, qui a quand même conduit entre 1 300 et 1 400 personnes à l'échafaud. » Un argumentaire que Marc Belissa juge « absurde » : « D’où sort-il ce chiffre ?! Ça n'a pas de sens. »
Le professeur à Paris 10 explique : « D’abord, Robespierre n’était qu’un membre parmi douze du comité de salut public, où il était minoritaire, procédant d’une assemblée de 800 députés. Ensuite, on peut être d’accord ou pas avec ce qui était alors une justice d’exception, mais il s’agissait d’exécutions légales, prononcées par un tribunal révolutionnaire qui acquittait une personne sur deux… » Pour Belissa, on assiste à un nouvel épisode de la construction de la « légende noire » du révolutionnaire, mort il y a 220 ans. « C’est un nouvel écho du combat culturel de la droite conservatrice, qui accumule les gestes anti-révolutionnaires, dit-il, et qui continue à faire le procès de Robespierre, ce qui est assez ironique, quand on pense qu’il a été exécuté sans avoir pu se défendre, au terme d’un procès “jugé mais non plaidé”. »
L’historien, qui espère que la lettre ouverte sera « un appui à une mobilisation citoyenne », n’a reçu aucune réponse de la part des édiles UMP. « Ils n’accordent en général aucune valeur aux très nombreux travaux d’historiens ayant nuancé les interprétations totalitaires à la mode dans les années 1980, regrette-t-il, préférant voir dans les révolutionnaires les figures du mal absolu, dont Robespierre serait l’archi-démon. » Signe à ses yeux de cette « démonisation », les accusations récentes d’être responsable d’un « génocide vendéen », qui ont fait florès depuis que Philippe de Villiers a avancé le terme au début des années 1990 et qu'une émission télévisée du service public a soutenu cette thèse (lire ici). « Aucun universitaire digne de ce nom ne parle de “génocide”, certifie Belissa. La Vendée a connu des massacres des deux côtés, au cours d’une guerre civile, et personne de sérieux n’en rend responsable Robespierre. » L'historien ne peut pas croire que la droite marseillaise ira jusqu’au bout dans sa démarche : « Elle tournerait le dos à l’histoire politique, et aux liens spécifiques entre Marseille et la révolution. Le nom de Robespierre ne serait pas “convivial” ? Mais la Révolution française, comme le nom des places et des rues n’ont pas à être conviviaux… » Pour le socialiste Mikaël Balmont, « le message sous-jacent qui est envoyé par Teissier et Royer-Perreaut, c’est “la révolution ça se finit toujours dans le sang, donc gardez vos pantoufles” ».
En envisageant de substituer au nom du député de Paris celui de deux félibres, le projet révèle en outre un caractère politique douteux. Si culturellement le Félibrige est une ramification de l’occitanisme, faisant la part belle à la promotion de traditions régionalistes et de défense de la langue d’oc, quand il s’est mêlé de politique, le mouvement a surtout penché du côté de l’exaltation identitaire et de la promotion des racines chrétiennes. Et, au début du XXe siècle, le monarchisme de Charles Maurras (principal instigateur de l’Action française) avait accompagné et prolongé le fédéralisme originel du poète Frédéric Mistral, avec son assentiment (lire ici ou ici). « C’est surtout une lutte contre le jacobinisme qui est en jeu, juge Marie Batoux, dirigeante locale du PG. C’est une vieille manie de la droite locale, qui cache derrière son tropisme provençal une tradition anti-républicaine. » « Le comité de quartier a demandé de donner le nom d’un sentier montant vers l’église, pas de débaptiser la place Robespierre ! » déplore de son côté Gérard Clément, pour qui « il y a une instrumentalisation des félibres dans cette histoire. Guy Teissier est coutumier du fait. Il a déjà mis en scène les fêtes de la Saint-Michel, des festivités provençales héritées de l’Ancien Régime ».
Depuis, un collectif s’est à nouveau mis en branle, et a prévu de se réunir ce jeudi. À l’étude, impression et diffusion de tracts, relance de la pétition et démarchage des habitants du quartier, organisation d'un débat sur la place Robespierre le 14 juillet prochain… Sections locales du PS, PCF et Parti de gauche s'investissent de concert, tout comme la fédération de la libre pensée et la ligue de l’enseignement, ainsi que l’association des professeurs d'histoire-géographie. Même la fédération socialiste a relayé sur son site, au bout de deux semaines, la pétition de son militant. Celui-ci se félicite de l’unité retrouvée un temps entre socialistes et Front de gauche.
« Si la droite fait de Robespierre un combat idéologique, alors il doit en être un pour la gauche aussi », dit ainsi Mikaël Balmont. Un constat qui n’a toutefois rien d’une évidence, tant la Révolution française n’est jamais mobilisée dans les discours et les actes des caciques du PS. Encore récemment, François Hollande n’a par exemple pas retenu un seul personnage révolutionnaire dans la récente vague de panthéonisation, pas même Olympe de Gouges.
À Montceau-les-Mines, en 2012, le député socialiste Didier Mathus avait estimé qu'« écrire l’Histoire n’est pas le rôle des élus de la République », rejetant la demande d'un jeune instituteur royaliste interpellant les candidats pour débaptiser la rue Robespierre (il a réitéré lors des dernières municipales). Il n'en est pas allé de même à Paris, en juin 2011, lors de la discussion ayant suivi le vœu municipal d’Alexis Corbière et du groupe Front de gauche, pour que soit créée une rue Robespierre dans la capitale (lire sur le blog de Corbière). Bertrand Delanoë et Jean-Pierre Caffet, président du groupe socialiste au conseil de Paris, ont alors fait savoir leur désaccord, en déployant les mêmes arguments que la droite marseillaise du 5e secteur (pour le coup raccord avec son homologue parisienne). Et, à l’exception d’un socialiste et de deux écologistes, la gauche s’était très largement abstenue, avait voté contre, ou avait fui l’hémicycle…
Le débat est vieux comme la gauche depuis la révolution, et divise rousseauistes dirigistes et centralisateurs, contre voltairiens libéraux et régionalistes. Pour de nombreux dirigeants socialistes, Robespierre (comme Saint-Just) a souvent valeur d’insulte interne (le terme est généralement accompagné de « aux petits pieds » ou « de bas étage »). Arnaud Montebourg a, par exemple, été maintes fois ainsi stigmatisé quand, en 2000, il tentait de convaincre les députés de signer avec lui pour traduire Jacques Chirac devant la cour de justice de la République, malgré le désaccord total de Lionel Jospin.
« Le tournant de la rigueur a été marquant au PS, dans son rapport au libéralisme, mais aussi dans sa vision de la révolution comme matrice idéologique du totalitarisme, explique Marc Belissa. À l’époque, les travaux de François Furet ont une grande influence sur la “deuxième gauche”, et le PS se branche dès lors sur une conception d’une République sage, modérée et girondine. » Certains n’hésitent pas aujourd’hui à revendiquer un « socialisme girondin », comme récemment Jean-Jacques Urvoas en tentant de définir la particularité du PS breton, qui serait bien plus décentralisateur que les héritiers du centralisme jacobin.
À Marseille, la controverse autour de la place Robespierre n’a, en 1999, occupé que les citoyens proches du parti communiste, les élus socialistes ayant préféré s’abstenir lors du conseil d’arrondissement, face à la droite et au FN. Et dix ans plus tôt, à l'occasion du bicentenaire de la Révolution française, c'est sous la municipalité de Robert Vigouroux (dernier maire socialiste de la ville) qu'une plaque a été rajoutée sur la place, qualifiant ainsi Robespierre : « régnant par la terreur, accusant devient accusé ». Dans le même temps, « Mitterrand écartera des célébrations du bicentenaire les rappels à la guerre civile et à la République de 1792, pour ne célébrer que le prétendu consensus de 1789 », se souvient Marc Bélissa.
L’historien tient aussi à noter que « s’ils sont de plus en plus majoritaires à désigner la Révolution française non pas comme la naissance de la République, mais comme une pétaudière sanglante, de Gaulle évoquait très souvent dans ses discours les soldats de l’an II ». Et d'ajouter : « Il y a encore à droite des militants pour qui la révolution reste le moment initial de la nation et du patriotisme. » À Marseille, Jean-Luc Ricca semble être un de ceux-là. Pour le conseiller municipal UMP, responsable de la commission du nom des rues, « Robespierre est un personnage incontournable de la révolution, qui a marqué l’histoire. On peut lui reprocher certains actes sur la fin de sa vie, mais il a inventé la devise “Liberté, égalité, fraternité” et était pour l’abolition de l’esclavage ou la liberté d’opinion. »
Pour l’élu, « si toute la population du quartier et ses représentants étaient unanimes, on pourrait étudier une telle requête de débaptisation. Mais on en est loin aujourd’hui, puisque les défenseurs de la place Robespierre sont plus nombreux ». Pour l’heure, il dit n’avoir été « en aucun cas saisi officiellement ». À titre personnel, Jean-Luc Ricca le dit sans ambages : « Si j’étais seul à décider, je n’y toucherais pas. Je considère qu’on ne peut pas gommer l’histoire. » Puis ajoute, dans un soupir : « On a suffisamment de problèmes dans ce pays pour perdre du temps à se monter les uns contre les autres. » Cela fait tout de même parfois le charme et l'intérêt des batailles culturelles…
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