Il est des alarmes que leur pertinence transforme en sentences proverbiales, bien loin de leur contexte historique. Au risque, parfois, d’une perte d’intensité, où s’affadit l’inquiétude première. Ainsi de cette réflexion d’Antonio Gramsci dans ses Cahiers de prison sur la crise comme conflit entre un vieux monde en train de mourir et un nouveau monde pas encore né. « La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître », écrit précisément, en 1930, le communiste italien, emprisonné par le fascisme jusqu’à sa mort en 1937. Or on occulte trop souvent la phrase qui suit, où gît l’essentiel : « Pendant cet interrègne, on observe les phénomènes morbides les plus variés. » Essentiel sur lequel, en revanche, insiste, non sans bonheur, une variante poétique, souvent citée bien que littéralement infidèle au texte original italien : « Le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître et, dans ce clair- obscur, surgissent les monstres. »
Nous vivons ce surgissement des monstres, ces phénomènes morbides des temps de transition et d’incertitude, qu’à tort l’on s’est habitué à nommer crises, comme s’il s’agissait de fatalités, alors qu’ils mettent à l’épreuve notre capacité à échapper aux pesanteurs du présent et à réinventer les espérances du futur. Ils sont bien là, ces monstres, devant nous, défilant dans nos rues, envahissant nos médias, imposant leurs imaginaires de violence et de haine. Et nous les écoutons dire et les regardons faire, entre sidération et impuissance. Dire leurs racismes, xénophobie et antisémitisme, faire leurs amalgames, s’allier entre contraires, confondre révolte et détestation, transformer leurs colères en exclusions, croire qu’ils apaiseront leurs souffrances en aggravant celles des boucs émissaires qu’ils désignent à leurs vindictes, aussi constantes que confuses.
S’en indigner ne suffit pas. Car ils sont les fruits de l’époque, entendue comme ce que font les hommes des temps qu’ils vivent. De notre époque, c’est-à-dire de nos lenteurs, de nos tergiversations et de nos pusillanimités, de notre incapacité à faire naître ce neuf dont l’avènement pourrait seul renvoyer ces monstres à nos cauchemars. Oui, ces monstres ne nous sont pas étrangers : ils disent la nécrose de l’espérance, cette défaite de l’avenir enfantée par une pédagogie de la résignation à ce qui est tel que c’est, à une réalité qui ne souffrirait plus d’alternative, encore moins d’imagination, sans parler de rêve ou d’utopie. Bannière de la grande régression démocratique et sociale des années 1980, le fameux « there is no alternative » de la Britannique Margaret Thatcher, surnommée pour cette raison « Mrs. Tina », est devenu le viatique de toutes ces politiques démobilisatrices, de soumission à l’existant et, donc, de servitude consentie.
L’enfer d’où surgissent ces monstres n’est autre que notre présent, tel qu’il a été façonné par ceux qui dirigent et possèdent, eux-mêmes prisonniers de leurs insatiables appétits de pouvoir et de fortune : un présent dont a été congédié le futur. Un présent omniprésent. Un présent monstre. « L’idée d’une autre société est devenue presque impossible à penser, et d’ailleurs personne n’avance sur le sujet, dans le monde d’aujourd’hui, même l’esquisse d’un concept neuf. Nous voici condamnés à vivre dans le monde où nous vivons » : ainsi se concluait, il y a vingt ans, Le Passé d’une illusion, cet essai où l’historien François Furet entendait conjurer définitivement les spectres du communisme et, à travers eux, tous les fantômes de l’espérance et tous les revenants de l’émancipation.
C’est contre ce licenciement sans frais ni indemnités de l’avenir, ce lockout de tout imaginaire politique, que se dresse ce livre en forme de manifeste. Entre les monstres ravageurs nés d’un réel proclamé intangible, immobile et immuable, et les fantômes consolants surgis d’un passé plein d’à présent, celui de l’exigence de démocratie et de l’idéal d’égalité, notre parti est pris, évidemment pour les seconds. Démocratie, égalité : promesses toujours inaccomplies et sans cesse inachevées, ces armes vivantes sont les seules dont la dynamique individuelle et la créativité collective permettront d’échapper à la paralysie provoquée par la complexité du monde et l’incertitude du temps, l’impuissance des programmes tombés d’en haut et l’échec des solutions décidées au sommet.
Dire non, donc, à cette hypothèque qui bouche notre avenir, où s’épanouit l’extrême droite, s’extrémise la droite et se droitise la gauche. Un non sans étiquette qui place au cœur de la riposte la question démocratique, comme condition de la crédibilité et de l’efficacité des réponses aux autres urgences, financières, économiques, sociales, écologiques. Car l’accident est possible. Qu’en sera-t-il en 2017, après cinq années de présidence socialiste déjà décevante, de l’approfondissement des crises européennes ou mondiales qui nous accablent tandis que la perdition d’une droite radicalisée et l’égarement d’une gauche oublieuse auront peut-être fait, jusqu’au dernier barreau, la courte échelle à l’extrême droite ? Qu’en sera-t-il alors que, depuis trente années, le débat politique français, non seulement dans son expression médiatique dominante mais aussi dans son animation intellectuelle et éditoriale, n’a cessé de basculer à droite, cédant le pas aux obsessions de toujours de l’extrême droite ?
De scrutin en scrutin, un système politique dont la lasse reproduction masque l’intime épuisement met régulièrement en scène le fossé creusé entre le peuple et ses représentants professionnels, entre la masse des citoyens et les politiques de métier, entre le pays et ses élites. Ce paysage est le décor favori des politiques réactionnaires qui détournent cette colère en adhésion à des aventures virulentes et autoritaires, fondées sur l’essentialisme d’une nation, de son peuple et de son chef. Or, pour s’installer à demeure, ces passions politiquement néfastes n’ont pas besoin, en France, de rupture violente avec le système institutionnel en place caractérisé par sa faible intensité démocratique. Exception française, le bonapartisme césariste qui inspire notre présidentialisme est d’une dangerosité foncière que la gauche oublie trop souvent à force de s’être résignée à le subir dans l’espoir d’en être parfois bénéficiaire.
« Dangereuses avant moi, elles le seront toujours après » : cette formule prêtée à François Mitterrand sur nos institutions est une mise en garde à l’adresse de ses successeurs de gauche, doublée d’un aveu d’échec ou d’impuissance. Dans le cadre constitutionnel actuel, d’une présidence qui peut s’imposer à tous les autres pouvoirs, qui les dévitalise, les décrédibilise et les démoralise, la gauche peut un temps gouverner mais elle ne peut durablement réussir. Le présidentialisme l’éloigne de ses bases, l’entraîne sur le terrain de l’adversaire, l’érode et la corrompt. En témoigne de façon flagrante l’évolution ces trente dernières années de son personnel politique, à tous niveaux, bien éloigné dans sa composition sociale des classes populaires majoritaires.
Nous avons suffisamment de mémoire pour contredire ceux qui, minorant l’inquiétude, relativisent en mettant le poids du Front national sur le compte d’une tendance européenne momentanée, où l’expression de la crise, de ses souffrances et de ses colères, passerait par un vote protestataire d’extrême droite. Ces raisonnements oublient l’antériorité française en la matière, cette persistance du Front national depuis son premier succès national aux élections européennes de 1984 où sa liste avait obtenu plus de deux millions de voix (10,95 % des suffrages exprimés). À l’époque, déjà, alors que depuis un an des élections locales témoignaient de la renaissance de l’extrême droite française, la classe politique se rassurait à bon compte. La logique du bouc émissaire, auquel le dernier pouvoir de droite a donné droit de cité officiel – « identité nationale », « civilisation supérieure », « musulman d’apparence », « étrangers trop nombreux », etc. –, prenait alors ses marques et, déjà, marquait des points. En septembre 1983, après une première percée municipale du Front national à Dreux, les commentaires dominants s’accordaient tous à mettre cet événement sur le compte d’une immigration « incontrôlée », « anarchique », « criminogène », « clandestine », « sauvage », « proliférante », au choix des expressions qui s’installaient dans le langage commun.
L’extrême droite ne serait qu’un effet dont les immigrés seraient la cause, répétaient-ils en boucle. Et bien peu nombreux étaient alors ceux qui s’inquiétaient de cette première victoire lepéniste – non pas provisoirement dans les urnes, mais durablement dans les têtes. Si, depuis trente ans, les républicains n’ont pas su enrayer la progression de l’extrême droite, c’est parce qu’ils n’ont pas pris la juste mesure des réponses qu’elle appelait, des réponses radicalement démocratiques et sociales plutôt que des surenchères sécuritaires et xénophobes. En 1984, dans ce qui fut le premier livre consacré à ce que nous avions nommé L’Effet Le Pen, nous avions été deux journalistes du Monde de l’époque à tenter de bousculer, en vain hélas, les certitudes rassurantes d’un monde politique qui, à gauche tout autant qu’à droite, minimisait la signification de la renaissance d’un courant de pensée que la déchéance nationale de Vichy et la perdition coloniale d’Algérie auraient dû définitivement discréditer.
Voici ce que nous écrivions alors, sous le titre « Un certain état de la France », à propos de « toutes ces analyses [qui] s’empressaient de relativiser le phénomène » : « Les moins nobles, en l’assimilant à une exaspération locale et circonscrite dont la “cause” aurait été la “surpopulation” immigrée de quelques villes. Les plus opportunistes, en le réduisant à un conjoncturel et classique mouvement de balancier, selon lequel la gauche héritait d’une extrême droite dynamique, comme hier la droite d’une extrême gauche vivace. Les plus subtiles, enfin, en le renvoyant au passé, n’y voyant qu’une répétition du feu de paille poujadiste des années 1950. Faisant insidieusement des boucs émissaires désignés par le Front national les fautifs mêmes de sa réussite, ou contemplant avec impuissance une fatalité politique, ou encore se persuadant que la vague s’épuiserait d’elle-même, ces explications étaient toutes trois une façon de se donner bonne conscience. Contribuant accessoirement à banaliser M. Le Pen, à le ramener à l’ordre des choses, aucune ne s’interrogeait sur sa modernité, son actualité et sa spécificité. Car si l’on s’accorde à juger dangereuse, pour une démocratie, l’ascension d’un mouvement xénophobe et autoritaire, la question pertinente est bien celle-là ; au-delà de son passé, de ses convictions et de ses projets, que révèle M. Le Pen de l’état de la France, de l’ampleur de sa crise, du délitement de son corps social ? Envisagé sous cet angle, le diagnostic est raisonnablement pessimiste : produit tout à la fois d’une réelle dynamique sociale, d’une mythologie politique et d’une tradition française, l’effet Le Pen a encore de l’avenir devant lui. »
C’était il y a trente ans, le temps, déjà, d’une entière génération... Le citoyen concerné que reste l’observateur journaliste aurait grandement préféré se tromper de pronostic. La citation n’est donc pas là pour témoigner vainement de sa pertinence, mais pour inviter à revenir à l’essentiel, plutôt que de disserter sur la supposée modernité « mariniste » du Front national alors que, du père à sa fille, le sillon creusé est invariable, comme l’a montré, après Anne Tristan et son exceptionnel Au Front, paru en 1987, le courageux Bienvenue au Front de Claire Checcaglini, publié début 2012. L’essentiel, c’est-à-dire le terreau sur lequel prospère l’idéologie diffusée par l’extrême droite, dont la peur et la haine sont les deux ingrédients de base. Le rappel de cette longue durée de trente années suffit à démontrer que ce terreau n’est pas l’immigration et l’insécurité comme l’ont cru toutes les politiques qui, à droite et à gauche, ont épousé l’agenda imposé par l’extrême droite. Depuis un gros quart de siècle, et de façon de plus en plus systématique, les politiques publiques ne sont-elles pas foncièrement sécuritaires et obstinément antimigratoires, de contrôle et de surveillance des populations et des territoires, des lieux et des flux ? Tant de lois, tant de moyens, tant de discours, et il faudrait, encore et toujours, remettre sur l’établi des politiques qui n’ont cessé d’échouer à panser les plaies sociales et à apaiser notre vie démocratique ?
La vérité, c’est que ce tonneau est percé : il nourrit ce qu’il prétend combattre, exacerbe ce qu’il prétend soigner, excite ce qu’il prétend calmer. Dérèglement idéologique des nécessités objectives de souveraineté et de sûreté qui fondent une nation, les obsessions sécuritaires et migratoires alimentent ce qui divise le peuple, montent des populations les unes contre les autres, dressent les Français contre d’autres Français comme l’a amplement démontré la dérive du sarkozysme vers la stigmatisation de l’origine étrangère ou de la croyance musulmane des citoyens français eux-mêmes. Il est bien temps d’inverser les priorités, autrement dit de réconcilier la France avec son peuple et les Français avec eux-mêmes en plaçant tout en haut de l’agenda politique l’urgence démocratique et l’exigence sociale.
Il s’agit, tout simplement, de remettre la politique au poste de commande. La politique comme invention permanente, volonté collective et bien commun. Car la politique ne se réduit pas à l’expertise ou à la compétence, comme l’ont trop longtemps imposé les vulgates économiques et financières afin de l’éloigner du contrôle populaire. Au croisement des expériences et des convictions, elle suppose une délibération publique autour d’enjeux partagés et compris, expliqués et validés. Ce n’est pas seulement une pédagogie, des élus au peuple, mais une conversation, entre le peuple et ses représentants. C’est cet imaginaire démocratique qu’il nous faut retrouver, le seul à même de restaurer la confiance, ce climat aussi précieux que mystérieux sans l’avènement duquel il n’y aura jamais de sortie de crise. Cet imaginaire démocratique a un nom, et c’est l’égalité. L’égalité, ce mot qui est au centre et au nœud de la devise républicaine. Qui, tout à la fois, l’équilibre et la met en tension. Après tout, la liberté est aussi celle de s’enrichir, donc de créer des inégalités autour de soi. Et la fraternité peut recouvrir la tentation de choisir ses frères, au détriment d’autres humanités. L’égalité est donc au ressort de ce qui caractérise la promesse républicaine entendue comme celle d’une République indissociablement démocratique et sociale. Cette République-là n’est évidemment pas celle qu’invoquent aujourd’hui conservateurs et réactionnaires après en avoir longtemps rejeté non seulement l’idée mais le mot.
Leur République n’est que « tradition », c’est-à-dire immobilisme et nostalgie, piétinement démocratique et conservatisme social, quand la République véritable, pour s’imposer et se construire, ne fut que mouvement et création, audace et invention. La droite maurrassienne, qui a retrouvé ses aises sous le sarkozysme et dont l’idéologue Patrick Buisson s’est fait le passeur, fut monarchiste de naissance, avant de devoir se convertir aux apparences républicaines, sous le poids monstrueux des crimes des droites extrêmes d’Europe. Mais sa foi profonde reste antirépublicaine par refus du principe d’égalité. Et cette foi se sent aujourd’hui des ailes après avoir été libérée et encouragée par un apprenti sorcier dans sa course éperdue au pouvoir.
La présidence de Nicolas Sarkozy n’aura pas été une énième version des pouvoirs de droite, mais une bifurcation dans l’histoire de la droite républicaine telle qu’elle s’est affirmée au lendemain de la catastrophe européenne, en 1945. Si rupture il y eut, elle fut au sein de sa propre famille politique. Deuxième mort du gaullisme, le sarkozysme marque l’émergence d’une droite extrême qui renoue avec les idéologies, valeurs et références des droites antirépublicaines du début du XXe siècle, celles-là mêmes qui ont accompagné l’effondrement national dans la collaboration avec le nazisme. Cette barrière essentielle étant tombée, sa défaite électorale de 2012 fut logiquement suivie de la sortie de leurs catacombes des succédanés les plus divers de l’extrémisme contre-révolutionnaire, mélange d’intégrisme et d’antisémitisme, de maurrassisme et de pétainisme, d’identitaires rouges-bruns et de néofascistes variés, tous déterminés à occuper la rue comme jamais ils ne l’avaient fait depuis les années 1930.
Car ces catacombes sont bel et bien françaises, et ce brutal rappel à la vérité historique souligne combien les diatribes sarkozystes contre une supposée « repentance » étaient, au choix, irresponsables ou incendiaires, invite à libérer nos vieux monstres plutôt qu’à les affronter pour, définitivement, leur faire rendre gorge. L’historien Zeev Sternhell, dans sa célèbre trilogie sur La France, entre nationalisme et fascisme tout comme dans son plus récent travail sur Les Anti-Lumières, a disséqué cette révolution conservatrice dont notre pays fut le laboratoire intellectuel, avec des figures talentueuses et complexes comme Maurice Barrès ou Charles Maurras. Face à l’esprit des Lumières, elle affirmait, résume-t-il, « une autre modernité, fondée sur le culte de tout ce qui distingue et sépare les hommes – l’histoire, la culture, la langue –, une culture qui refuse à la raison aussi bien la capacité que le droit de façonner la vie des hommes ».
La perdition de Vichy a entraîné, avec la défaite de son allié nazi, l’éclipse de ce courant idéologique alors que, loin d’être marginal et réservé aux factieux fascistes, il dominait jusqu’en 1940 les références d’une droite française qui, dans sa diversité, ne s’était toujours pas résignée à la République, cette « gueuse » indocile parce qu’ayant fait du peuple son souverain. La dissidence gaulliste, dont le pari réussi permit à la France de siéger à la table des vainqueurs plutôt que des vaincus, sauva la droite d’elle-même, malgré elle et contre elle. Ne restait dès lors que l’extrême droite, ses réseaux intellectuels et ses activistes minoritaires, pour entretenir ce sombre héritage jusqu’à ce qu’il puisse retrouver droit de cité.
Sous Nicolas Sarkozy, ce fut fait. Il fallait être bien aveugle, en 2012, pour ne voir, comme nombre de commentateurs, dans les foucades de la campagne électorale du candidat sortant qu’un « tournant droitier », simple tactique électorale vis-à-vis du Front national, quand cette présidence avait, au contraire, prouvé depuis 2007 sa constance idéologique : du ministère associant identité nationale et immigration à la chasse aux Roms, en passant par la mise en cause des Français d’origine étrangère, sans oublier l’éloge du curé que « ne pourra jamais remplacer » l’instituteur. Entouré de conseillers formés à cette école extrémiste et liés aux courants traditionalistes de l’Église catholique, Nicolas Sarkozy a fait de cette idéologie historiquement antirépublicaine son socle idéologique, alors qu’elle était jusqu’ici tenue à distance ou à ses marges par la droite classique.
Son ressort intellectuel est le refus de la philosophie du droit naturel qui est au principe de la promesse républicaine, dans sa puissance originelle : cette égalité des droits et des humanités qui ouvre l’horizon des possibles. Quand, écrit Sternhell, « les Lumières voulaient libérer l’individu des contraintes de l’histoire, du joug des croyances traditionnelles et non vérifiées », ces droites nationalistes, conservatrices et contre- révolutionnaires partagent le refus entêté de cet ébranlement de l’ordre existant. Hiérarchie (des hommes, des religions, des civilisations), égoïsme (des classes, des nations, des peuples), force (de l’État, du chef, des armées) sont leurs maîtres mots qui s’opposent, en bloc, à la trilogie « liberté, égalité, fraternité ». Quand l’idéal républicain se propose de libérer l’homme et la femme des fatalités et des résignations, elles entendent les déterminer et les immobiliser.
Ces idéologies conservatrices ne sont pas des vieilleries muséographiques mais des forces actives, nées dans notre modernité en réaction à la radicalité des Lumières. Et leur éclipse, ou leur marginalisation durant un gros demi-siècle, ne suffit certes pas à nous en débarrasser définitivement, tant, pour l’histoire des idées, ce temps humain est bref à l’échelle de la longue durée historienne. Nos temps incertains, et les peurs identitaires qu’ils alimentent, sont le terreau de leur renaissance. Et celle-ci est d’autant plus vivace qu’elles excellent à entretenir des passions mobilisatrices qui sont d’exclusion, de différence et de repli. (…)
De nos jours, la renaissance de cette droite extrême accompagne l’inquiétude des oligarchies régnantes pour la stabilité de leur domination, dans les tempêtes traversées par le capitalisme. Quand, au lieu de se retrouver autour de ce qu’ils ont en commun (l’entreprise et l’habitat, les questions sociales, les conditions de vie, le pouvoir d’achat, etc.), les dominés se font la guerre au nom de leurs identités, croyances et origines, les dominants ont la paix. Aussi la diversion identitaire est-elle le fonds de commerce de ces politiques conservatrices extrémisées par la peur des possédants : la stigmatisation, pour commencer, de tout ce qui se rapporte aux Arabes, aux musulmans, à l’islam, libérant une virulence et une discrimination non plus envers des opposants ou des adversaires poli- tiques, mais envers des hommes, des femmes et des enfants dont la seule faute est de partager, par leur naissance ou leur alliance, une histoire, une culture, une religion. Et ce poison-là est contagieux comme l’a montré, fin 2013, l’enchaînement terrifiant qui a vu se succéder discriminations contre les Roms, racisme archaïque contre les Noirs, antisémitisme virulent contre les juifs. Tant il est vrai que le racisme est une poupée gigogne, passant d’un bouc émissaire à l’autre dans sa quête infinie de sujets de détestation. (…)
Cette installation à demeure d’une droite extrême est donc un défi lancé à tous les républicains, désormais sommés de convoquer un imaginaire concurrent ayant assez de force de conviction et de dynamique de rassemblement pour renvoyer ces démons idéologiques à l’enfer qu’ils n’auraient jamais dû quitter. Cet imaginaire relève d’un vieil héritage dont il nous faut retrouver la jeunesse, fort bien résumée par Zeev Sternhell à la fin de son livre sur Les Anti-Lumières : « Quelles que soient les différences entre les grands penseurs des Lumières, le dénominateur commun à leurs visions du monde respectives est le refus de ce qui est. La culture des Lumières est une culture critique, pour elle aucun ordre n’est légitime du seul fait qu’il existe. Aucun ordre établi n’est légitime s’il est injuste. [...] Pour éviter à l’homme du XXIe siècle de sombrer dans un nouvel âge glacé de la résignation, la vision prospective créée par les Lumières d’un individu acteur de son présent, voire de son avenir, reste irremplaçable. »
Comme l’a rappelé le philosophe Emmanuel Terray, « la pensée de droite est d’abord un réalisme ». Mais le réel dont se réclame cette droite conservatrice n’est pas la réalité, forcément évolutive et instable ; c’est plutôt l’existant : la force des choses, le fait acquis, l’ordre établi, et par conséquent ses injustices, ses inégalités, ses désordres. Son imaginaire est un immobilisme, entre fatalité et résignation, quand celui de l’égalité est un mouvement : un possible qui met en branle, un horizon qu’on cherche à atteindre, la possibilité d’un déplacement et l’espoir d’un changement. Ainsi entendue, l’égalité, ce n’est évidemment pas l’uniformisation ou le nivellement qui, pour le coup, serait une fixité aussi rétrograde que l’ordre conservateur – ce qu’ont démontré les désastres et les crimes des régimes autoritaires s’en réclamant. L’égalité est au principe d’une politique démocratique qui fait droit à l’exigence sociale, d’une politique qui fait confiance à la liberté pour résoudre les tensions inévitables d’une société d’individus, d’aspirations diverses et de conditions différentes.
Égalité des droits, égalité des possibles, égalité devant la loi, égalité devant la santé, égalité devant l’éducation, égalité dans le travail, égalité des territoires, égalité de l’accès aux services publics, égalité dans l’accès à la culture, égalité dans la représentation politique, égalité des origines, des races et des religions, égalité des cultures et des civilisations, égalité des hommes et des femmes, égalité des sexes, égalité des genres, etc. On n’en finirait pas d’énumérer les potentialités libératrices de l’exigence d’égalité pour rassembler et renforcer une société, la nôtre, dont l’expression politique a délaissé plusieurs parties de son peuple qui ne se sentent ni représentées ni écoutées.
C’est sur cet abandon que prolifèrent xénophobie, racisme et autoritarisme, diffusés comme un poison par les forces politiques du fait établi et de l’ordre existant afin de protéger les inégalités et les injustices dont les intérêts minoritaires qu’elles défendent font profit. Jusque dans leurs postures littéraires, d’écrivains maudits ou de génies bannis, les figures qui donnent une caution intellectuelle et une visibilité médiatique à ces monstres gémissants et grogneurs profitent de cet affaissement. Pataugeant avec complaisance dans ce clair-obscur d’après le vieux et d’avant le neuf, ces décadents qui ne cessent de pester contre la décadence sont habités par une haine de l’autre qui dit leur haine de soi. De Renaud Camus à Alain Soral en passant par Richard Millet, ces personnages évoquent irrésistiblement le portrait du « collaborateur » qu’offrait Jean-Paul Sartre dans l’immédiat après-guerre : un être saisi d’« hésitation sociale », produit d’une « désintégration », insatisfait et inaccompli, atrabilaire et aigri, dévoré de frustrations et de revanches, dont, au bout du compte, « le fond de la personnalité est de plier au fait accompli, quel qu’il fût ».
« La thèse favorite du collaborateur – aussi bien que du fasciste –, c’est le réalisme », ajoutait-il, cette essentialisation du monde qu’ils brandissent, balayant toute complexité et contradiction, nuances et mouvements, libertés et autonomies. « En donnant l’exemple d’une politique basée sur des principes, nous contribuerons à faire disparaître l’espèce des “pseudo-réalistes” », concluait le philosophe. Combattre droite extrême et extrême droite, les marginaliser et les réduire, suppose d’opposer à leurs passions destructrices, où l’on s’aime de détester ensemble, un imaginaire supérieur. Un imaginaire qui rassemble et rassure, renforce et conforte, ouvre l’horizon et mobilise le changement.
Où l’on retrouve Antonio Gramsci et son concept d’« hégémonie », insistance sur la bataille des idées comme construction politique et culturelle d’un imaginaire concret, rassembleur et mobilisateur. Ce qu’il nommait « le journalisme intégral » y avait sa place, un journalisme soucieux non seulement de satisfaire l’attente d’informations de son public, mais aussi de le susciter, de le créer et de l’étendre en l’invitant à sortir de sa passivité par la mobilisation de sa propre énergie émancipatrice. Soucieux de « porter la plume dans la plaie », selon la forte formule d’Albert Londres, un journalisme exigeant avec lui-même autant qu’il l’est avec les autres ne saurait rester indifférent aux désastres, décompositions et corruptions qu’il dévoile. Ce qu’il constate ou révèle l’engage et le requiert. D’où ce livre : par refus de l’indifférence.
« Je hais les indifférents », écrivait le Gramsci journaliste dans un article non signé de La Città futura, le 11 février 1917. « Un homme, ajoutait-il, ne peut vivre véritablement sans être un citoyen et sans résister. L’indifférence, c’est l’aboulie, le parasitisme, et la lâcheté, non la vie. C’est pourquoi je hais les indifférents. L’indifférence est le poids mort de l’histoire. »
> Dire non, Don Quichottte, 14 euros. Lire ici sa présentation sur mon blog lors de sa sortie en librairie.
BOITE NOIRELa mise en ligne de ce premier chapitre de Dire non accompagne un parti pris écrit une semaine après des élections européennes qui, en plaçant l’extrême droite française en tête du scrutin, ont confirmé son alarme démocratique. Il est à lire ici.
A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Actualité 03/06/2014