Dix jours après des européennes aux allures de marasme électoral pour la gauche mais aussi pour la droite, l'Assemblée nationale va être mardi 3 juin le théâtre d'un spectacle qui ne va pas réconcilier les Français avec leurs élus. Juste après les traditionnelles questions au gouvernement, le député UMP Henri Guaino, ancien conseiller de Nicolas Sarkozy à l'Élysée, va demander à ses collègues députés de l'exonérer temporairement des poursuites judiciaires dont il fait l'objet.
La dernière fois qu'un parlementaire avait fait une telle demande pour lui-même, c'était en 1997, en l'occurrence le socialiste Michel Charasse, qu'un juge souhaitait entendre en sa qualité d'ancien ministre du budget pour une affaire liée au financement occulte du parti communiste.
Une partie de la droite, convaincue de la partialité politique des magistrats, semble décidée à le soutenir – le groupe UMP en décidera mardi matin. Surtout que le même jour, l'Assemblée va commencer l'examen de la réforme pénale, un texte contesté sur lequel l'opposition est décidée à donner de la voix.
En face, la majorité devrait s'y opposer. Mais elle ne parlera pas d'une seule voix : selon nos informations, le seul député à prendre la parole en faveur d'Henri Guaino sera d'ailleurs un élu du Parti radical de gauche, Alain Tourret. Et tant pis si cela risque de renvoyer à l'opinion l'image désastreuse d'un réflexe de caste d'une partie du monde politique.
Henri Guaino a été renvoyé en correctionnelle pour avoir, en mars 2013, à trois reprises (sur Europe 1, France 2, BFM-TV) accusé le juge Gentil, chargé de l'affaire Bettencourt, d'avoir « déshonoré la justice » en mettant en examen Nicolas Sarkozy dans cette affaire – l'ancien chef de l'État a bénéficié quelques mois plus tard d'un non-lieu. Le procès aura lieu le 22 octobre devant la 17e chambre correctionnelle de Paris. Si les députés sont libres de leurs propos dans l'hémicycle et dans l'enceinte de l'Assemblée nationale, ce n'est pas le cas quand ils sont invités à la télé ou à la radio : ils sont alors soumis aux lois sur la presse.
Dans le long plaidoyer pro domo rédigé par Henri Guaino en faveur du député Guaino Henri, celui-ci invoque l'article 26 de la Constitution. Il encadre l'immunité parlementaire (« aucun membre du Parlement ne peut être poursuivi, recherché arrêté, détenu ou jugé à l'occasion des opinions ou votes émis par lui dans l'exercice de ses fonctions »). Il prévoit aussi que « la détention, les mesures privatives ou restrictives de liberté ou la poursuite d'un membre du Parlement » peuvent être « suspendues pour la durée de la session si l'assemblée dont il fait partie le requiert ».
C'est à ce dernier alinéa que Guaino fait référence. Le député UMP demande que les poursuites à son encontre soient suspendues d'ici la fin de la session ordinaire de l'Assemblée nationale (le 30 juin). Bien décidé à faire parler de lui, il souhaite surtout apparaître en héraut de la liberté d'expression et en victime de la vendetta d'un juge. Et profiter de son moment de gloire : les demandes liées à l'article 26 font toujours l'objet d'un débat et d'un vote dans l'hémicycle.
Pour sa défense, Henri Guaino cite Jaurès, Clemenceau, François Mitterrand et l'ancien ministre socialiste Jean Auroux. Poursuivis pour certains propos ou des actes militants, ils bénéficièrent en leur temps de cette protection. Une comparaison « qui n'a pas de sens » selon Barbara Pompili, coprésidente du groupe écologiste à l'Assemblée nationale : « Cet article de la Constitution a été pensé pour empêcher que des parlementaires ne soient jetés en prison et donc empêchés d'exercer leur mandat, ce n'est pas vraiment le risque en l'occurrence. La droite semble partie pour en faire une affaire politique, comme si Guaino était un nouveau capitaine Dreyfus ! » L'écologiste s'interroge surtout sur le message renvoyé aux citoyens. « Ça renvoie l'image d'un petit clan qui se protège, c'est exactement le contraire de ce que les électeurs attendent de nous », dit-elle.
Mercredi 28 mai, la très confidentielle commission chargée de l'application de l'article 26, présidée par le député PS Matthias Fekl, a majoritairement rejeté à huis clos la demande d'Henri Guaino. Pour Fekl, rien ne « permet d’établir que les poursuites (…) constituent une atteinte injustifiée aux conditions d’exercice du mandat ». Le parlementaire socialiste assure même que la requête de l'ancien conseiller de Nicolas Sarkozy constitue un danger de « trouble à l’ordre public ». « Dans le profond désarroi dans lequel sont plongés les Français, dans la profonde crise démocratique que connaît le pays, qui pourrait comprendre que les députés s’arrogent le droit de suspendre des poursuites judiciaires pour l’un des leurs, sans aucun motif valable d’intérêt général ? » écrit-il.
En commission, la gauche a voté contre la demande de Guaino. Mais les députés de droite ont soutenu leur collègue. Parmi eux, une ancienne ministre de la famille Nicolas Sarkozy, Claude Greff. Ou l'UMP Étienne Blanc. « Franchement, ce qu'a dit Guaino est une peccadille. Les magistrats sont hyper-susceptibles, dit-il. Ils appliquent des lois que nous votons. Nous avons le droit de les critiquer. » Blanc votera « bien sûr » pour suspendre les poursuites à l'encontre d'Henri Guaino.
Ce ne sera pourtant pas le cas de son collègue Lionel Tardy, qui a récemment dénoncé les agissements du clan Copé à l'UMP. Même si Tardy a soutenu Guaino en commission (« ça ne servait à rien de voter contre »), il affirme « qu'il ne votera pas ce truc-là » mardi. « Dans le contexte actuel, une affaire comme ça ne tombe pas particulièrement à point nommé. Au-delà du cas Guaino, c'est toute l'Assemblée qu'on va regarder », se désole-t-il.
À l'UMP, aucun orateur n'ira jusqu'à prendre la parole pour défendre Guaino. Ce ne sera pas le cas à gauche : le radical de gauche Alain Tourret a demandé à défendre le député UMP, au risque de provoquer la consternation dans son camp. Permission accordée par le président de son groupe, l'ancien ministre de Lionel Jospin Roger-Gérard Schwartzenberg. Du coup, Tourret, parlementaire très jaloux des prérogatives du Parlement (il était à l'époque parti en guerre contre la publication des patrimoines des élus), va passer de longues minutes à défendre Guaino à la tribune.
Sollicité par Mediapart, Alain Tourret admet que sa position « peut surprendre ». Mais il se justifie. « Je me place au niveau des principes. Henri Guaino est intervenu dans le cadre de ses fonctions de député. Le droit de parler d'un parlementaire doit être absolu. Les magistrats ne sont pas des vestales que l'on ne pourrait pas critiquer. D'ailleurs, s'il avait fait cette sortie à l'Assemblée nationale, personne n'aurait pu lui reprocher quoi que ce soit ! »
Tourret assure que « Guaino est un polémiste, un tribun, comme le furent Jaurès et Clemenceau. Il y a peu d'orateurs à l'Assemblée nationale désormais. Les gens ne comprennent rien à rien. On ne peut pas être un tribun sans être polémique ». Il assure, très vieille France, qu'au fond « cette affaire devrait se régler par un duel sur le pré » entre Guaino et le juge Gentil. Comprend-il quand même que la demande puisse choquer ? « Vous préférez peut-être la naphtaline ? répond-il. Les gens aujourd'hui sont incapables d'avoir un peu de culture. Quand Mitterrand parlait à l'Assemblée, ce n'était pas lisse. » Et de conclure, nostalgique : « Aujourd'hui, on s'ennuie mortellement au Palais-Bourbon. »
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