Loïc Louise, un étudiant de 21 ans, est décédé dimanche 3 novembre 2013 à La Ferté-Saint-Aubin (Loiret) après avoir reçu une décharge électrique de Taser tirée par un gendarme. Six mois plus tard, ses parents, domiciliés à La Réunion, attendent les résultats de l’enquête confiée à l’inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) par le parquet d’Orléans. Alors que le rapport d’autopsie pointe un décès par « étouffement » sans lien direct avec le Taser, plusieurs témoignages recueillis par Mediapart jettent le trouble sur le comportement des fonctionnaires.
Ce samedi soir, Loïc s’était rendu avec son cousin Benjamin à une soirée d’anniversaire chez une amie, âgée de 29 ans, à La Ferté-Saint-Aubin. Le jeune homme était à Orléans depuis un an et demi pour poursuivre ses études, une licence en marketing, avant de retourner à La Réunion. Il y a une dizaine d'invités. Au cours de cette soirée bien arrosée, les deux cousins commencent à se chamailler. Ils se retrouvent dehors. « On se bagarrait, mais sans vraiment se donner de coups, on se bousculait », explique Benjamin, 20 ans. « Ils avaient un peu bu, c’était une bagarre pour une bêtise entre cousins », relativise Berthe Louise, la mère de Loïc, enseignante dans un lycée. Dans la confusion, l'organisatrice de la soirée fait le 112 et demande par erreur les pompiers. À leur arrivée, les pompiers sont pris à partie par les deux cousins qui les injurient. « La bagarre était finie, mais les garçons n'ont vu que les gyrophares dans un premier temps, raconte la jeune fille qui fêtait son anniversaire. Ils ont été pris de panique. Loïc a essayé de mettre un coup au pompier, son cousin a essayé de le défendre. »
Les gendarmes arrivent en renfort : un premier véhicule, puis deux autres, soit au total neuf gendarmes, selon le témoignage concordant de plusieurs fêtards. Torse nu sous la pluie qui commence à tomber, Loïc s’avance vers un gendarme qui utilise son Taser en mode tir. « Aucune sommation n'a été faite de la part des gendarmes, aucune tentative de maîtrise n'a été essayée et d'un coup, un tir de Taser part », s'étonne l'organisatrice de la soirée. « Loïc a continué à marcher avec les deux dards accrochés au torse », explique une autre personne présente, restée sobre car elle devait conduire. Pour ce témoin, le jeune homme a reçu « un coup long ». « C’était décharge, décharge, décharge, jusqu’à ce qu’il s'écroule », décrit-il. « Une image qui me restera longtemps gravée, c'est un gendarme qui dit à l'autre qui tenait le Taser : "C'est bon, lâche c'est bon" », se souvient une autre témoin.
Le pistolet électrique « fonctionne par cycles d’une durée de cinq secondes, que l’utilisateur a la possibilité d’interrompre en actionnant l’interrupteur, indique un rapport du Défenseur des droits. S’il laisse son doigt appuyé, les cycles s’enchaînent ». Ces données (date, heure, nombre et durée des cycles d’impulsions électriques) sont automatiquement enregistrées sur une puce située dans l’appareil.
Selon trois personnes présentes, Loïc serait resté inanimé et menotté au sol pendant au moins un quart d’heure, avant qu’un de ses amis, militaire de carrière, soit autorisé par les gendarmes à s’approcher de lui. Prenant son pouls, il se serait alors rendu compte que le jeune homme ne respirait plus. « Un gendarme a appelé un pompier, là j'ai compris que quelque chose n’allait pas », indique une des fêtardes. « Quelqu’un nous a raconté que c’est devenu la panique, dit Johny Louise, père de Loïc. Le gendarme qui avait tiré n’était pas bien, il pleurait. »
Selon trois témoins, Loïc a alors été traîné vers un véhicule de gendarmerie. « Une ambulance du Smur (service mobile d’urgence et de réanimation) est arrivée presque aussitôt et ils ont essayé de le réanimer au sol », raconte un proche de la famille. Après un long massage cardiaque, le jeune homme est emmené à l’hôpital dans l’ambulance. « Je pense que c’était déjà fini, mais qu’ils l’ont vite emmené pour que les amis et la famille ne soient pas en colère », explique la même personne, qui ne comprend pas pourquoi les pompiers, présents depuis le début de la scène, ne sont pas intervenus plus tôt. Selon un article de l'époque du Monde, Loïc serait mort « deux heures plus tard ».
Au cours de l’intervention, Benjamin, le cousin de Loïc, reçoit également une décharge de Taser, dans le dos, et est immédiatement placé dans un véhicule de gendarmerie. Il ne se souvient plus précisément de la chronologie des faits. « Les gendarmes m’ont emmené à l’hôpital, dit-il. Je suis resté en garde à vue douze heures pour des dégradations dans la voiture de gendarmerie, j’ai cassé des trucs. » Le lendemain, « son premier réflexe a été d’aller le voir », soupire Johny Louise. C'est alors qu’il apprend que son cousin est décédé.
Lors d’une conférence de presse, tenue le 5 novembre 2013, Franck Rastoul, ex-procureur de la République à Orléans, muté depuis en Corse, avait indiqué que Loïc Louise était « décédé d'un étouffement. Des régurgitations d'aliments ont été retrouvées dans sa trachée et ses poumons ».
L'autopsie, pratiquée à l'institut médico-légal de Tours, a en outre révélé un « phénomène d'alcoolisation massive » et la présence de cannabis dans le corps de la victime, toujours selon l’ex-procureur. « Le décès, médicalement, ne paraît pas établir un lien direct avec l'usage de l'arme, avait précisé Frank Restoul. Mais il faut approfondir cette question. Il n'est pas possible d'y répondre formellement aujourd'hui. »
Le parquet de Nantes a confié en novembre 2013 une enquête en recherche des causes de la mort à l’IGGN. Selon Me Fabrice Saubert, l’avocat de la famille de Loïc, le rapport de la gendarmerie est depuis quelques jours sur le bureau de la nouvelle procureure de la République d’Orléans, Yolande Fromenteau-Renzi, nommée fin février 2014. Au terme de l'enquête préliminaire, le procureur de la République peut soit classer l'enquête sans suite, soit ouvrir une information judiciaire confiée à un juge d'instruction, soit engager des poursuites. Contacté, son secrétariat indique que la magistrate ne souhaite pas communiquer avant d’avoir rencontré la famille de la victime, qui doit bientôt recevoir ce rapport de l'IGGN.
Les récits que nous avons pu recueillir soulèvent en tout cas plusieurs questions. « Nous nous interrogeons sur la situation de danger, on a l’impression que les gendarmes ont utilisé cette arme un peu par facilité : on reste à distance, on met un coup de Taser plutôt que d’aller au contact de la personne pour tenter de la calmer », dit Me Fabrice Saubert. Arrivés à Orléans trois jours après la mort de leur fils, Berthe et Johny Louise ont rencontré la plupart des personnes présentes à la fête. Ils ont également été reçus à trois reprises par l’ex-procureur de la République, qui semblait attaché à faire toute la lumière sur ce dossier.
Le couple de fonctionnaires réunionnais, parents de deux autres jeunes filles, ne comprend pas pourquoi les gendarmes ont utilisé leur pistolet électrique. « Mon garçon faisait 55 kilos, il était torse nu, sans arme, dit Johny Louise, agent technique dans un lycée. Ils étaient neuf gendarmes, ils savaient qu’il était vulnérable et sous l’emprise de l’alcool. Ils auraient pu faire autrement. Je travaille dans un lycée, quand des jeunes règlent leurs comptes devant le portail, les gendarmes arrivent à les maîtriser alors qu’ils interviennent parfois seulement à deux ! » Une circulaire de 2006 de la Direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN) sur l'emploi du Taser demande pourtant de tenir compte de l’état et de la vulnérabilité des personnes, recommandant notamment la « prudence » à l’égard des personnes « en état d’imprégnation alcoolique ».
« Hors cas d'urgence, l'utilisateur doit éviter autant que possible de viser la zone du cœur », indique également cette circulaire. Est également proscrite « la répétition d'envois d'impulsions électriques, au risque de faire inutilement courir un danger à ces personnes ».
Autre interrogation du père : « Pourquoi les pompiers, qui étaient à dix mètres, n’ont-ils pas bougé ? Ils auraient peut-être pu le sauver. Ils ont laissé mon fils mourir sous la pluie. » Selon Johny Louise, ces éléments auraient au départ été passés sous silence. « Le procureur M. Rastoul n'était pas au courant que mon garçon est resté au sol un quart d'heure et qu'il a reçu une décharge longue jusqu'à ce qu'il s'écroule, c'est nous qui le lui avons dit », affirme-t-il. La situation pourrait selon l’avocat de la famille relever de la « non-assistance à personne en danger ». Dans cette même circulaire, la DGGN fait obligation aux militaires de garder la personne touchée sous surveillance constante en attendant l’arrivée des services d’urgence.
« Nous espérons que ce dossier donnera lieu à des poursuites, car ça n’a pas été le cas jusqu’alors, il n'y a jamais eu de procès lié à l'usage du Taser », dit Me Fabrice Saubert. C’est le troisième décès survenu en France à la suite de l’usage de cette arme. Le 30 novembre 2010, Mahamadou Marega, 38 ans, est mort lors d’une intervention de police, après un différend avec son colocataire. Il avait reçu 17 décharges de Taser en mode contact. Le premier rapport d'autopsie, rédigé par l’institut médico-légal, avait pointé une « mort par insuffisance respiratoire (…) dans un contexte de plusieurs contacts de tirs de Taser avec cinq zones d’impact ». Mais un contre-expert, appelé à la rescousse, avait lui conclu, selon Le Monde, à une « crise drépanocytaire aiguë », conséquence d'une maladie génétique courante et indétectable, la drépanocytose. L’affaire a été classée sans suite le 22 février 2013 par la cour d’appel de Versailles.
Une autre enquête avait été ouverte en avril 2013 par le parquet de Quimper, un homme étant décédé d'une crise cardiaque peu de temps après avoir été maîtrisé par les gendarmes avec un Taser, à Crozon (Finistère). L’homme de 45 ans, qui avait pris des « médicaments en grande quantité », avait « menacé avec un couteau son ex-épouse, ses enfants et les gendarmes », selon le procureur de Quimper cité par Le Monde. L'affaire a là encore été classée sans suite début 2014. « L'enquête n'a pas démontré qu'il y avait un lien entre le décès et l'utilisation de l'arme », a expliqué le procureur de la République Éric Tufféry à l'AFP.
En France, le pistolet à impulsions électriques d’Antoine Di Zazzo a d’abord équipé le RAID, le GIGN et quatre brigades anticriminalité (93, 78, 06, 09), avant d’être généralisé par Nicolas Sarkozy en 2006 à l’ensemble des services de police. Les policiers peuvent l’utiliser dans plusieurs situations : légitime défense, état de nécessité et dans le cadre d’interpellations « à l’encontre des personnes violentes et dangereuses ». Pour les gendarmes, équipés depuis 2010, les cas sont encore plus larges. Le Taser peut servir à « réduire une résistance manifeste » ainsi que dans le cadre de l’article 2338-33 du code de la défense. En 2012, le Taser a été utilisé à 351 reprises par la police et à 619 reprises par les gendarmes.
L’arme peut être actionnée en mode tir, ce qui produit « une rupture électro-musculaire » et la chute de la personne touchée par deux aiguillons, ou comme « choqueur », directement au contact de la personne, ce qui entraîne « une neutralisation par sensation de douleur ». Le Taser est d’ailleurs inscrit sur la liste européenne des matériels qui, en cas de mésusage ou d’abus, peuvent relever des cas de traitements cruels, inhumains ou dégradants. « Le fait de recevoir une forte décharge d’électricité conduit à une douleur localisée très intense, ainsi qu’à un traumatisme psychologique et une atteinte à la dignité humaine bien plus importants que, par exemple, en cas de clé de bras pratiquée manuellement ou au moyen du tonfa », rappelait le défenseur des droits dans son rapport de 2013.
Au départ présenté comme une « arme à létalité réduite », le Taser peut provoquer des blessures « liées à la chute de la personne » et des « blessures graves, voire mortelles, pouvant résulter d’un tir dans la tête ou sur les vaisseaux du cou », note également le défenseur des droits. La police des polices préfère d'ailleurs aujourd'hui parler d'« arme de force intermédiaire ». Aux États-Unis et au Canada, Amnesty International avait répertorié, entre 2001 et 2008, 334 décès de personnes qui avaient reçu des décharges de pistolets à impulsions électriques. Dans au moins 50 des cas (l’ONG n’a pas eu accès à tous les rapports d’autopsie), les médecins légistes citaient cette arme comme la cause du décès ou comme un facteur y ayant contribué.
BOITE NOIREContactée, la gendarmerie nationale a indiqué ne pas pouvoir s'exprimer sur une affaire en cours d'enquête. En plus des témoignages écrits recueillis par les parents de Loïc, j'ai pu joindre trois personnes présentes à la soirée. Pour différentes raisons, deux d'entre elles ont souhaité que leur nom n'apparaisse pas.
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