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Conflits d'intérêts : « Une ou dix lois n'y suffiront pas »

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Les « conflits d’intérêts » ont fait irruption dans le débat public avec l’affaire Woerth-Bettencourt. Quatre ans plus tard, la notion est si mal comprise que Le Monde ou Les Échos l’orthographient encore de travers – « intérêt » au singulier quand il s’agit d’interférence entre des intérêts pluriels. Ainsi, l’affaire Aquilino Morelle tourne au pugilat sémantique : peut-on dire que sa double casquette (un contrat avec un laboratoire pharmaceutique en 2007 alors qu’il travaillait comme inspecteur général des affaires sociales) constitue de facto un conflit d’intérêts ?

Mediapart a posé la question à Paul Cassia, professeur de droit public et auteur d’un essai récent sur le sujet (Les Conflits d’intérêts – Les liaisons dangereuses de la République, aux éditions Odile Jacob). Au-delà du cas Morelle, le directeur du département Études juridiques générales à l'université Paris 1 (Panthéon-Sorbonne) dépeint une République mitée par les conflits d’intérêts du Parlement jusqu'au cabinet de la garde des Sceaux. À ses yeux, les lois sur la transparence votées en réaction à l’affaire Cahuzac sont « un cautère sur une jambe de bois ». Entretien.

Mediapart. Aquilino Morelle a démenti tout « conflit d’intérêts » après nos révélations sur son contrat signé avec la firme Lundbeck (25 000 euros empochés en 2007). À l’époque, pourtant, il travaillait comme inspecteur à l’Igas, le service chargé d’auditer les politiques publiques en matière de médicament, et il a rédigé un rapport qui intéressait l’industrie pharmaceutique. Ne s’agit-il pas d’un conflit d’intérêts ?


Paul Cassia. Je veux d’abord préciser que je ne connais du dossier que ce que j’ai pu en lire dans les médias. J’ignore ce que faisait précisément M. Morelle en 2007 à l’Igas, comme j’ignore le contenu des consultations qu’il a effectuées pour ce laboratoire. Ces précautions mises à part, cette situation d’interférence entre des intérêts publics d’une part, et des intérêts privés d’autre part, peut créer un conflit d’intérêts – potentiellement seulement. Cela dépend du contenu concret des missions qui ont été assignées à l’intéressé. Je dirais que la situation de Morelle était « potentiellement porteuse de conflits d’intérêts ».

Mais nous avons justement révélé qu’Aquilino Morelle avait pour mission d’aider le laboratoire à « stabiliser » le prix d’un de ses médicaments. Il a en particulier organisé des rendez-vous avec des membres du Comité économique des produits de santé, l’organisme chargé de fixer les tarifs…

Si la mission d’un agent public porte sur le médicament et que sa fonction privée consiste à conseiller un laboratoire pour la promotion d’un médicament, alors oui, c’est une situation de conflit d’intérêts. Il n’y a pas de doute. Dans ce cas-là, il pourrait y avoir même plus que cela : le délit de « prise illégale d’intérêts » peut être constitué.

Comme vous, beaucoup d’observateurs évitent de qualifier a priori la double casquette d’Aquilino Morelle de « conflit d’intérêts ». D’après la définition inscrite en octobre 2013 dans la loi sur la transparence, une « situation d’interférence » entre intérêts publics et privés constitue pourtant un « conflit d’intérêts » dès lors qu’elle « est de nature à influencer » ou « à paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction ». Le contrat d’Aquilino Morelle avec Lundbeck, quel que soit son contenu, n’était-il pas de nature à « paraître influencer » sa tâche de haut fonctionnaire ?

Si le législateur prohibe aujourd’hui l’apparence même de conflit d’intérêts, ça n’était pas le cas en 2007. Au moment où les faits se sont produits, cette importance des apparences n’était pas aussi forte : on peut se dire que la position de M. Morelle était moralement insatisfaisante, pour autant elle n’était pas nécessairement illégale. Ce point sera sans doute éclairci par les procédures en cours (ndlr : le nouveau procureur financier a ouvert une enquête préliminaire le 18 avril). Il faut faire attention à ne pas juger une situation de 2007 à la lumière de la législation actuellement applicable – le conflit d’intérêts n’est appréhendé en tant que tel dans le secteur de la santé que depuis une loi du 29 décembre 2011 et, de manière plus générale pour les agents publics, depuis la loi du 11 octobre 2013 que vous citez sur la transparence de la vie publique.

Sans vouloir aucunement défendre l’administration ni l’intéressé, je trouve d’ailleurs curieux que ce soit le procureur de la République financier, chargé des affaires présentant une « grande complexité » depuis sa création en décembre 2013, qui soit saisi du dossier. Le « cas Morelle » ne me paraît pas revêtir cette caractéristique.

A. Morelle a démissionné de son poste à l'Elysée au lendemain des révélations de MediapartA. Morelle a démissionné de son poste à l'Elysée au lendemain des révélations de Mediapart © Reuters

Enfin, j’ai lu qu’un syndicat de l’Igas en appelait aujourd’hui au président de la République pour qu’une enquête administrative soit lancée (voir notre article)... Je crois qu’il ne faut pas aller trop loin dans l’indignation. En appeler au chef de l’État pour une affaire qui concerne une des très nombreuses administrations de l’État et qui peut être réglée en interne par le chef de ce service interministériel me semble déraisonnable. À supposer que ce dernier refuse d’ouvrir une enquête, le syndicat pourra toujours contester ce refus devant la justice administrative.

Une telle enquête administrative vous semble-t-elle nécessaire, en parallèle de l’enquête pénale ? Les syndicats de l’Igas estiment qu’elle permettrait d’éplucher l’ensemble du parcours d’Aquilino Morelle et de ses va-et-vient vers le privé, de questionner les règles déontologiques de l’Igas, de tirer des leçons pour l’avenir…

Avant de cumuler leur emploi avec une fonction privée, la plupart des agents publics ont l’obligation de demander une autorisation – pas tous. En l’absence de demande d’autorisation lorsque celle-ci est requise, la sanction est automatique : la loi statutaire sur la fonction publique prévoit une retenue sur traitement, éventuellement complétée par des sanctions disciplinaires.

Une enquête administrative ne servira donc pas à grand-chose : l’Igas doit déjà savoir si M. Morelle a demandé une autorisation ou pas (ndlr : l’Igas a fait savoir qu’elle n’en avait trouvé aucune trace). Le service doit également savoir, sans qu’il soit besoin de diligenter une enquête, quelles étaient les tâches de cet agent en 2007, à quoi l’État le rémunérait – d’autant que M. Morelle semble avoir travaillé pour l’Igas deux jours sur cinq. À l’inverse, ça n’est pas une enquête administrative qui permettra de déterminer quelles étaient ses fonctions dans le privé… Il me semble donc plus urgent que l’Igas se dote d’une charte déontologique spécifique.

Qu’est-ce qui distingue le simple « conflit d’intérêts » du délit pénal de « prise illégale d’intérêts » ?

Le délit de « prise illégale d’intérêts » ne recouvre pas tout le champ des conflits d’intérêts, il est plus étroit. Il suppose que l’élu ou l’agent public ait eu la charge d’assurer « la surveillance » ou « l’administration » de l’entreprise ou de l’opération dans laquelle il avait un intérêt privé – il en est ainsi par exemple lorsqu’un élu prend part au vote attribuant une subvention à une association qu’il préside ou dont il est membre. Tout conflit d’intérêts n’est heureusement pas un délit pénal.

Prenons un exemple : aujourd’hui la garde des Sceaux a un « conseiller spécial » (ndlr : Jean-François Boutet), qui est en même temps avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, toujours en exercice. Cela n’a rien d’irrégulier. Sauf que dans la période récente, au moins deux textes ont été signés par la garde des Sceaux qui sont relatifs aux avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation. Le premier augmente le nombre d’associés autorisés dans leurs cabinets ; le second crée un statut d’avocat salarié.

Ce conseiller est sans doute excellent, il s’est peut-être même abstenu de participer aux discussions sur ces textes, mais même si sa situation ne relève en aucun cas du délit de prise illégale d’intérêts, elle est caractéristique d’un conflit d’intérêts. Pour qu’il n’y ait pas de doute sur l’impartialité de l’intéressé, il aurait fallu qu’il refuse d’entrer au cabinet de la ministre ou bien qu’il se fasse omettre de l’ordre des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation, le temps de sa mission.

En fait, cette notion de conflit d’intérêts embarrasse. Elle est mal appréhendée par certains médias, on ne sait pas précisément quand l’utiliser…

Le fait que certains médias ne savent pas l’orthographier montre qu’elle n’est pas encore ancrée dans la culture. On dit souvent que cette notion d’origine anglo-saxonne est très neuve en France. En réalité, si son identification est récente, l’idée existe depuis longtemps. On utilisait simplement des synonymes ou des déclinaisons. En droit administratif, par exemple, l’agent public devait déjà respecter les principes d’« impartialité », d’« indépendance », voire de « probité ».

Mais il est vrai que le terme, qui vient cristalliser l’idée que l’agent public doit prohiber le mélange des genres, n’apparaît dans la littérature juridique française qu’au début des années 2000 – le premier grand article juridique date de 2005. La notion reste difficile à appréhender, parce qu’elle se décline en fonction des activités des décideurs publics. Chaque agent n’a pas les mêmes risques de collusion entre intérêts publics et intérêts privés. Pour l’inspecteur de l’Igas, ce sont les liens avec l’industrie pharmaceutique. Pour un avocat, c’est de représenter plusieurs clients qui ont des intérêts opposés dans une même affaire. Pour un professeur d’université qui travaille comme consultant, c’est le fait de conseiller une personne privée contre une administration. Pour un élu qui cumule deux mandats, c’est d’utiliser un mandat pour favoriser l’autre.

Dans votre essai, vous dénoncez ainsi la « réserve parlementaire », cette cagnotte de 150 millions d’euros par an qui permet aux députés et sénateurs d’attribuer des subventions de façon discrétionnaire à des associations ou des collectivités (dans lesquelles ils détiennent un mandat local bien souvent). Faut-il la supprimer ?

C’est une évidence. L’argent public ne se distribue pas comme des aumônes. La transparence a posteriori sur ce qui a été alloué ne suffit pas. Il est impensable que des députés et sénateurs puissent attribuer à qui bon leur semble ne serait-ce qu’un euro d’argent public ; ils sont élus pour légiférer et contrôler l’action du gouvernement, non pour favoriser tel ou tel groupement d’intérêt ou collectivité. Je constate qu’au moins deux syndicats étudiants représentés dans mon université (ndlr : l'Unef et l'Uni) perçoivent des fonds publics au titre de la réserve parlementaire, attribués par certains députés, ce qui me paraît profondément attentatoire au principe d’égalité, puisque d’autres syndicats n’en perçoivent pas.

Le député Copé a attribué 60 000 euros à l'Uni en 2013, tandis que l'Unef touchait 90 000 euros de trois députés PS.Le député Copé a attribué 60 000 euros à l'Uni en 2013, tandis que l'Unef touchait 90 000 euros de trois députés PS. © Reuters

Je constate aussi que cette « réserve » bénéficie à des institutions. Je ne comprends pas pourquoi le président de l’Assemblée nationale offre par exemple 250 000 euros au Conseil d’État. J’aurais d’ailleurs trouvé honorable que le Conseil d’État refuse le financement – si tant est qu’il en ait la capacité. De même que le Conseil constitutionnel, qui dispose d’une autonomie budgétaire et qui n’est pas la plus miséreuse des institutions, aurait été avisé de refuser les 50 000 euros qui lui ont été octroyés par le président de l’Assemblée nationale (ndlr : le socialiste Claude Bartolone).

S’agissant des conflits d’intérêts des parlementaires (avocats-conseils, administrateurs de sociétés, etc.), où en sommes-nous ?

La situation est insatisfaisante. Le meilleur symbole, c’est l’ancienne déontologue de l’Assemblée, Noëlle Lenoir, qui a cumulé cette fonction avec son activité d’avocate d’affaires et des mandats dans différents conseils d’administration de grandes entreprises (ndlr : elle vient de remettre sa démission au Palais-Bourbon). Pourquoi choisir un contrôleur qui lui-même est en situation de devoir être contrôlé en permanence ? Si l'on n’oblige pas nos représentants à adopter des comportements en cohérence avec l’exigence de probité, ils pourraient ne pas le faire d’eux-mêmes, d’autant plus que la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique ne dispose pas d’un pouvoir d’injonction à leur égard en cas de conflit d'intérêts. C’est très difficile de s’astreindre soi-même.

Les lois sur la transparence adoptées après l’affaire Cahuzac, qui prévoient la publication d’un millier de déclarations d’intérêts (ministres, parlementaires, présidents d’exécutifs locaux) et créent la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique pour les éplucher, sont-elles suffisantes ?

En droit, il faut toujours distinguer les textes et leur application. Les plus beaux textes s’avèrent inutiles s’ils sont mal appliqués, de même qu’un texte mal ficelé peut se révéler être une pépite. Tout dépend donc des institutions, et à travers elles des individus, qui vont mettre en œuvre ces dispositions. Les lois sur la transparence sont imparfaites, mais la Haute Autorité, actuellement présidée par un ancien procureur général près la Cour de cassation (ndlr : Jean-Louis Nadal), peut faire que leur mise en œuvre ira au-delà de ce qui était attendu. Les réactions rapides de la Haute Autorité aux polémiques relatives à Yamina Benguigui (ndlr : ancienne ministre de la francophonie) et à Aquilino Morelle me semblent être des signes positifs. Il faut cependant attendre le mois de juin, avec la publication par la Haute Autorité des déclarations d’intérêts et de certaines déclarations de patrimoine, pour dresser un premier bilan. Je note cependant que la tâche de la Haute Autorité est colossale, puisqu’elle doit contrôler 8 000 déclarations. Avec ses moyens, ça semble a priori très difficile.

La Haute Autorité pour la transparence a émis un "doute sérieux" sur la déclaration de patrimoine de Y. BenguiguiLa Haute Autorité pour la transparence a émis un "doute sérieux" sur la déclaration de patrimoine de Y. Benguigui © Reuters

Que fallait-il faire d’autre ?

Ces textes prennent les conflits d’intérêts par le mauvais bout de la lorgnette. Ce sont des textes d’urgence qui viennent s’ajouter aux dizaines de textes qui ont été adoptés depuis le début des années 1990 pour essayer d’améliorer la probité de la vie publique. Ils ne sont pas mauvais, mais ça n’est pas comme ça, par petites touches impressionnistes, qu’on bâtit un édifice solide. Il aurait fallu changer de braquet, regarder la source des conflits d’intérêts pour mieux les prévenir, et non pas simplement les sanctionner ou vérifier qu’ils n’ont pas été commis. Sinon une, deux ou dix lois n’y suffiront pas.

Ce changement de logiciel est encore plus délicat à instituer pour les élus que pour les agents publics. L’idée s’est imposée en France que les élus n’ont de comptes à rendre qu’à leurs électeurs, que le scrutin suffit à sanctionner leur comportement. Or, les électeurs ont montré qu’ils n’étaient pas regardants sur la probité de leurs représentants. Lors des dernières municipales, des personnes condamnées pénalement ont encore été confirmées dans leur mandat (voir notre émission sur ce sujet). Cela me fait penser au vers d’Alfred de Musset : peu importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse... Il faut donc borner le choix des électeurs, réguler le suffrage pour aider la probité à s’installer. Si l'on permet à un élu condamné pour corruption d’être reconduit, les choses ne changeront pas. On peut imposer en la matière des règles strictes comme on l’a fait pour la parité, en s’attaquant au cumul des mandats par exemple, pour organiser la rotation des citoyens au pouvoir.

Il ne faut pas trop, selon vous, attendre des juges ?

La justice n’est certainement pas la solution. Elle doit intervenir en dernier ressort pour remédier à des situations qui n’ont pu être prévenues. En l’état, elle ne me paraît pas à même de donner les réponses suffisantes. En France, son état est catastrophique : au niveau du parquet en crise, tiraillé entre l’indépendance qui devrait lui être reconnue selon la Cour européenne des droits de l’Homme et sa soumission statutaire au ministère de la justice ; au niveau des juges d’instruction, qui ne sont pas assez nombreux et n’ont pas les moyens d’enquête suffisants ; et jusqu’aux greffiers, qui manifestent en ce moment.

Dans votre livre, vous rappelez que « très peu » de manquements à la probité sont sanctionnés par les tribunaux (seulement 50 condamnations pour prise illégale d’intérêts par exemple en 2011). Dès lors, comment la justice peut-elle encore jouer le moindre rôle de dissuasion ?

Les élus se disent aujourd’hui qu’ils peuvent passer à travers les gouttes. D’ailleurs tout est fait pour cela. Les chambres régionales des comptes ont vu leurs pouvoirs diminuer. Le contrôle de légalité du préfet a complètement disparu. Les contrôles a priori ou a posteriori n’existent plus. D’un certain point de vue, il est positif qu’un procureur financier national ait été créé en décembre 2013, parce qu’il donne une visibilité importante aux atteintes à la probité. Mais il faut des réformes de structure, du statut du président de la République, aujourd’hui totalement irresponsable comme il l’était pendant le quinquennat Sarkozy, au cumul des mandats dans le temps, en passant par l’indépendance du parquet.

À ce stade, hélas, il me semble totalement improbable que l’une quelconque des réformes envisagées au début du quinquennat de François Hollande, aussi modestes soient-elles, puisse voir le jour à court terme. Ce statu quo ne sera pas de nature à redonner confiance aux citoyens dans les institutions et leurs représentants. À titre personnel, je m’interroge : comment le parti socialiste peut-il porter un message de probité quand il se choisit un premier secrétaire condamné par la justice pénale ?

BOITE NOIREL'entretien a eu lieu lundi 12 mai à l'université Paris 1 (Panthéon-Sorbonne).

Avant de commencer, Paul Cassia a tenu à faire la transparence sur ses liens professionnels avec Aquilino Morelle : « Il se trouve que M. Morelle est professeur associé dans ce même établissement, c’est donc la situation d’un collègue que nous allons évoquer. »

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Actualité du 15/05/2014


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