Le scandale de l’arbitrage Adidas va connaître des rebondissements importants ces prochains jours. Ancien secrétaire général de l’Élysée sous le précédent quinquennat, Claude Guéant est convoqué le 26 mai par la brigade financière et va enfin devoir s’expliquer sur son rôle dans cette affaire. L’enquête judiciaire devient donc de plus en plus menaçante pour Nicolas Sarkozy.
Une seconde raison, qui n’a pas été rendue publique, est que l’avocat Jean-Pierre Martel, qui défend les intérêts du Consortium de réalisation (CDR, la structure publique en conflit judiciaire avec Bernard Tapie) est doublement sur la sellette. En premier lieu, il a commis une erreur de stratégie judiciaire, retardant de près d’un an la procédure qui pourrait permettre à l’État de récupérer les 405 millions d’euros alloués à Bernard Tapie. De surcroît, dans la procédure pénale, la brigade financière souhaite selon nos informations organiser ce même 26 mai une confrontation entre Me Jean-Pierre Martel et son confrère Me Gilles August, qui a longtemps lui aussi défendu dans le passé les intérêts du CDR et qui a fait l’objet de vives critiques. Les deux avocats étaient en effet côte à côte pendant toute la procédure arbitrale, pour défendre le CDR, avec le résultat que l’on sait.
Dans le cas de Claude Guéant, sa convocation était attendue depuis longtemps. Quand, dans le courant des mois de mai et juin 2013, la plupart des protagonistes de l’affaire Adidas – Bernard Tapie, son avocat Me Maurice Lantourne, l’ex-président du Consortium de réalisation (CDR) Jean-François Rocchi, le P-DG d’Orange Stéphane Richard et l’arbitre Pierre Estoup – ont été mis en examen pour « escroquerie en bande organisée », tout le monde s’attendait à ce que le plus proche collaborateur de Nicolas Sarkozy, Claude Guéant, soit à son tour convoqué. Car la police connaît maintenant avec précision le rôle qu’il a joué, aussi bien au début, pour mettre en place le fameux arbitrage suspecté d’être frauduleux, qu'un an après, afin que la sentence calamiteuse pour l’État ne soit pas attaquée.
Les dates des réunions avec Bernard Tapie à l’Élysée, les instructions données aux différents services concernés : tout est maintenant bien connu. Et les enquêtes de Mediapart ont aussi apporté de nombreuses révélations sur l’implication directe de Claude Guéant dans l’affaire (lire Affaire Tapie : révélations sur les préparatifs secrets de l’arbitrage).
Pourtant, Claude Guéant n’a pas tout de suite été convoqué par la brigade financière. À cela, il y a une raison, qui a son importance. C’est que nous avions révélé que Claude Guéant est aussi concerné par un second volet de l’affaire Tapie : non pas seulement celui de l’arbitrage, qui est sans doute frauduleux ; mais aussi le volet des négociations fiscales dont Bernard Tapie a profité. Au travers d’un enregistrement, Mediapart a en effet révélé que Claude Guéant s’était aussi impliqué dans ces concertations fiscales et qu’il avait reçu Bernard Tapie à ce sujet, de même que les conseillers personnels du ministre du budget de l’époque, Éric Woerth (lire Affaire Tapie : l’enregistrement qui met en cause Guéant). C’est vraisemblablement la raison pour laquelle la procédure a été plus longue que prévu : la justice a sans doute dû vouloir enquêter sur ce volet fiscal, avant d’entendre Claude Guéant.
Quoi qu’il en soit, l’audition de Claude Guéant risque de revêtir une grande importance. Car il est fort probable qu’il soit sur-le-champ placé en garde à vue pendant 48 heures, et qu’il en ressorte mis en examen. Selon nos informations, l’ancien secrétaire général pourrait échapper à l’incrimination d’escroquerie en bande organisée mais pourrait être mis en examen pour abus de pouvoir. Pour Nicolas Sarkozy, l’affaire serait donc de plus en plus menaçante. Il est certes protégé par l’immunité pénale attaché au statut de chef de l’État, mais s’il s’avère que les préparatifs d’un arbitrage frauduleux ont commencé avant son élection – il en existe de nombreux indices – il pourrait alors être à son tour rattrapé par l’affaire et être mis en cause pour avoir donné des instructions à son collaborateur Claude Guéant.
Un placement en garde à vue de seulement 48 heures – et pas 96 heures – de Claude Guéant est d’autant plus probable qu’un autre rebondissement dans cette affaire vient d’intervenir. Bernard Tapie et son avocat, Me Lantourne, ont déposé chacun une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), contestant précisément leur placement en garde à vue pendant 96 heures au printemps 2013. Les juges avaient en effet pris cette décision, en arguant du fait qu’un placement en garde à vue pouvait dépasser les 48 heures légales pour atteindre 96 heures, dans les cas de terrorisme ou d’escroquerie en bande organisée.
Mais le 4 décembre 2013, dans une autre affaire qui n’a rien à voir, le Conseil constitutionnel a jugé, au regard du principe de proportionnalité et en s’appuyant sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qu'il n'était pas possible de recourir à une garde à vue exceptionnelle de quatre jours dans les affaires de fraude fiscale aggravée, « qui ne sont ni des crimes ni des infractions d'atteinte aux personnes ».
La chambre de l’instruction a donc décidé, jeudi, de transmettre ces deux QPC à la Cour de cassation, laquelle va disposer de trois mois pour se prononcer. Et si la juridiction estime que les QPC sont sérieuses et soulèvent un véritable problème de droit, elle les transmettra au Conseil constitutionnel qui aura à son tour trois mois pour prendre une décision.
Les deux QPC constituent donc un rebondissement, car du même coup, tous les mis en examen vont sans doute gagner dans l’affaire un délai de six mois, la loi interdisant dans ces conditions aux juges de clore leur instruction. Mais sur le fond, cela ne devrait pas modifier grand-chose car lors de leurs auditions – Mediapart a pu consulter les procès-verbaux concernés – Bernard Tapie et Me Lantourne, très bien préparés, n’avaient en vérité presque rien dit d’important. Même si ces actes de procédure devaient être annulés – ce qui serait le cas si le Conseil constitutionnel donnait raison à Bernard Tapie et Me Lantourne –, cela ne changerait donc quasiment rien. Mais du même coup, cela explique pourquoi les juges d’instruction préféreront par prudence ne placer Claude Guéant en garde à vue que 48 heures.
Et l’imbroglio judiciaire ne s’arrête pas là. Car à toutes ces questions de procédure, passablement complexes, il faut encore en ajouter une autre, proprement stupéfiante : est-on vraiment sûr que l’État a véritablement envie de gagner la procédure en annulation de la sentence arbitrale, et donc de récupérer un jour les 405 millions d’euros qui ont été alloués, sans doute frauduleusement, à Bernard Tapie ?
Si cette question ahurissante se pose, c’est pour deux raisons : Me Jean-Pierre Martel, l’avocat conseil du CDR (la structure publique de défaisance où ont été cantonnés en 1995 les actifs du Crédit lyonnais), a commis une grave faute de stratégie judiciaire, qui a retardé de près d’un an la procédure permettant à l’État de récupérer éventuellement un jour le pactole. De surcroît, selon nos informations, le même Me Jean-Pierre Martel a également été convoqué par la police le 26 mai, en vue d’une confrontation avec son confrère Me Gilles August, un autre célèbre avocat parisien qui a longtemps aussi été le conseil du CDR avant d’être écarté bien après la révélation de l’affaire, et qui a fait l’objet de vives critiques.
Avocat historique du CDR, Me Jean-Pierre Martel a, en effet, commis une erreur majeure en recommandant à son client en juin 2013, dans la procédure civile, d’engager un recours en annulation de l’arbitrage. Or, pour des raisons complexes de technique juridique, les meilleurs juristes faisaient valoir que cette procédure n’avait aucune chance d’aboutir, car le recours était prescrit depuis août 2008. C’est notamment ce qu’a fait valoir le spécialiste français du droit de l’arbitrage, le professeur Thomas Clay. Entendu par la commission des finances de l’Assemblée nationale, le 10 septembre 2008, lors des premières polémiques suscitées par l’arbitrage, il avait fait valoir dès cette époque qu’une seule procédure était encore possible : un recours non pas en annulation mais en révision de la sentence arbitrale, si une fraude était découverte. Il avait expliqué que le recours en annulation était prescrit depuis le 17 août 2008, et le rapport de la Cour des comptes avait ensuite, en avril 2011, dit la même chose.
Mais l’avocat du CDR, porteur des intérêts de l’État, n’a rien voulu entendre et s’est entêté. Résultat : comme c’était prévisible, le recours en annulation formé devant la cour d’appel par Me Martel pour le seul CDR (l’EPFR, son actionnaire public, ne voulant pas s’y associer compte tenu de son irrecevabilité certaine), pour contester l’arbitrage rendu en 2008 en faveur de Bernard Tapie dans la revente d’Adidas a, comme prévu, été déclaré irrecevable le 10 avril dernier par la 1re chambre de la cour d’appel de Paris. Ce qui est proprement consternant : l’avocat a bel et bien engagé une procédure sur des faits prescrits depuis cinq ans…
S’il ne s’agissait que d’une erreur de qualification, ce serait déjà grave, mais il y a pire : le recours en révision, seul recours pertinent, n’est juridiquement recevable que si aucun autre recours n’existe. Aussi, en engageant le mauvais recours, Me Martel a retardé d’autant l’examen du bon recours qui ne va commencer que maintenant. C’est en effet le 25 novembre prochain qu’il sera plaidé devant la cour d’appel de Paris. C’est donc ce jour-là que la justice examinera la question de savoir si Bernard Tapie devra ou non rendre son pactole. Un an de perdu donc…
L’ex-ministre des finances, Pierre Moscovici, avait donc raison de souhaiter que l’avocat historique du CDR prenne un peu de champ par rapport au dossier. Mais il n’a pas été suivi par le nouveau président du CDR, François Lemasson (lequel a succédé à Jean-François Rocchi au printemps 2013), qui a résisté aux instructions du ministre et a souhaité maintenir coûte que coûte Jean-Pierre Martel. Il a donc pris une lourde responsabilité en décidant que l’avocat du CDR, aussi contesté qu’il fût, garderait le dossier qu’il avait déjà entre les mains sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy. En toute logique, l’État aurait dû s’entourer de nouveaux conseils, et ne pas garder ceux qui avaient perdu l’arbitrage et qui n’avaient jamais recommandé que la sentence soit attaquée.
Si Bercy, qui exerce la tutelle sur le CDR, continue ainsi, la responsabilité des différents ministres qui se sont succédé sera nécessairement posée en cas d’échec des procédures à venir, alors même que le chemin à suivre n’apparaît pas si complexe. D’autant que Me Martel est donc effectivement convoqué, dans la procédure pénale, par la police, en vue d’une confrontation avec son confrère Me Gilles August, afin de comprendre comment ces deux avocats réputés se sont répartis la tâche, et pourquoi la décision fut si mauvaise pour leur client.
Cette confrontation est importante parce que Me August, dont les bureaux ont fait l’objet d’une perquisition judiciaire l’an passé, a aussi été, durant le précédent quinquennat, le conseil du CDR et ses conseils ont fait l’objet de vives critiques. La brigade financière a ainsi découvert que Me August, officiellement conseil du CDR, avait eu des contacts avec Bernard Tapie avant même l’arbitrage. Par exemple, un rendez-vous a eu lieu entre les deux hommes dès le 27 février 2007, à partir de 15 h 30. (Lire Affaire Tapie : révélations sur les préparatifs secrets de l’arbitrage.)
Et comme Mediapart l’a révélé, la brigade financière a même découvert par ses perquisitions que cet avocat du CDR, Me Gilles August, en charge de la confrontation judiciaire contre Bernard Tapie, entretenait aussi de longue date des relations privées avec… le même Bernard Tapie (lire Ce que Tapie a dit pendant sa garde à vue), même après l’arbitrage. Dans les agendas de Me August, les policiers ont ainsi retrouvé la trace de nombreux autres rendez-vous de l’avocat avec Bernard Tapie : le 2 février 2009 est ainsi mentionné un « dîner Tapie », « Le Divellec réservé », puis le 26 mars 2009 « RV B. Tapie/R. Maury », « Messine » ; le 6 avril 2010 « B. Tapie », « Tong Yen, 1 bis rue Jean Mermoz, réservé ».
Pourquoi donc tous ces rendez-vous avec l’avocat censé défendre la partie adverse ? Réponse de Bernard Tapie : « Dans mes souvenirs, le rendez-vous au Divellec était un déjeuner et non un dîner. Il s'agissait d'une rencontre que maître August m'avait demandé d'organiser avec une actrice avec laquelle j'avais joué ou je devais jouer et qu'il souhaitait rencontrer. Le rendez-vous avec M. Maury, je ne vois pas de quoi il s'agit, je ne connais pas de M. Maury. Concernant le Tong Yen, il s'agit d'un restaurant dans lequel je vais souvent, mais je n'ai pas souvenir d'un déjeuner ou dîner avec maître August. Cependant si ce rendez-vous figure dans l'agenda de monsieur August, c'est bien qu'il a dû avoir lieu. »
À cela s’ajoute, d'après l’enquête, que Me August, arrivé dans le dossier de manière surprenante, était très proche de Stéphane Richard, le directeur de cabinet de la ministre des finances, mis en examen pour escroquerie en bande organisée, au point d’être son témoin de mariage !
De longue date, le rôle de Me August intéresse donc la justice. Mais les deux avocats, qui travaillaient sur le même dossier, se rejettent aussi depuis longtemps la responsabilité des fautes qui auraient pu être commises et du fiasco de leur défense conjointe (lire L’État veut-il vraiment faire annuler l’arbitrage Tapie ?). La justice a donc décidé d’en avoir le cœur net et d’organiser une confrontation entre les deux avocats.
La confrontation a été jugée d’autant plus nécessaire que de nouveaux interrogatoires, révélés par Le Canard enchaîné et l’Express, des arbitres Pierre Mazeaud et Jean-Denis Bredin, les 4 et 9 avril, ont aussi mis la puce à l’oreille des magistrats. Notamment Jean-Denis Bredin, qui a alors avoué : « Nous nous sommes peut-être un peu fait avoir... », avant d'ajouter : « ... Enfin, M. Estoup, je ne sais pas, mais Pierre Mazeaud et moi, oui. » Et dans ce même interrogatoire, il a aussi fait valoir qu’il avait été surpris par l’absence de réaction des avocats du CDR, pendant l’arbitrage, particulièrement peu combatifs. Une seule illustration, renversante : les avocats du CDR n’ont pas contesté pendant l’arbitrage le principe d’un préjudice moral alloué à Bernard Tapie, celui-là même qui a conduit à une indemnisation de 45 millions d’euros, que, semble-t-il, un pur moyen de procédure permettait d’écarter et qui n’a pas été soulevé par les deux défenseurs du CDR.
Alors comment un avocat qui a commis une telle faute dans le cours même de l’arbitrage peut-il toujours être le conseil de l’État ? Comment le même avocat, qui est entendu comme témoin dans le volet pénal de l’affaire, peut-il encore défendre l’État dans la procédure civile, alors même qu’il se trouve en plein conflit d’intérêts ? Comment le même avocat, qui a fait perdre un an à l’État dans la procédure d’anéantissement de la sentence, peut-il toujours garder la confiance de son client ? Bref, on a beau retourner la question dans tous les sens, l’attitude du CDR est pour l’heure incompréhensible. La question est maintenant entre les mains du nouveau ministre de l’économie, Arnaud Montebourg.
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