La cause est désormais entendue. Il s’agissait bien de « rétribuer de façon occulte des politiques français ». Au fil d’un réquisitoire de 145 pages signé lundi 5 mai, dont Mediapart a obtenu une copie, le parquet de Paris accable les principaux collaborateurs d’Édouard Balladur, François Léotard et Nicolas Sarkozy, au sein du gouvernement français entre 1993 et 1995, dans le volet non-ministériel de l’affaire Karachi.
Sont respectivement visés :
- Nicolas Bazire, ancien directeur de cabinet de Balladur à Matignon et aujourd’hui n°2 du groupe LVMH, par ailleurs intime de Sarkozy ;
- L’ancien ministre Renaud Donnedieu de Vabres, conseiller spécial de Léotard à la défense à l’époque des faits ;
- Et Thierry Gaubert, conseiller de Sarkozy au budget et ami personnel de l’ancien président.
Les deux premiers (Bazire et Donnedieu) sont accusés d’avoir été au sein du gouvernement Balladur les petites mains de la mise en place d’un vaste système de détournement d’argent sur des ventes d’armes de l’État avec le Pakistan et l’Arabie saoudite. Le troisième (Gaubert) est soupçonné, comme ses deux anciens compères, d’avoir secrètement « réceptionné » les fonds détournés pour alimenter la campagne présidentielle d’Édouard Balladur en 1995.
Au terme de leur réquisitoire définitif, les procureurs Chantal de Leiris et Nicolas Baïetto réclament le renvoi devant le tribunal correctionnel de Paris de six personnes, sur les dix mises en examen durant l’instruction. Outre les trois collaborateurs ministériels déjà cités, les marchands d’armes Ziad Takieddine et Abdul Rahman el-Assir, ainsi que l’ancien patron de la branche internationale de la Direction des constructions navales (DCN), Dominique Castellan, sont concernés par ces demandes, comme Libération l’a rapporté en début de semaine.
Les lecteurs de Mediapart connaissent bien cette histoire. Privé des moyens de son parti, le RPR, tout acquis à la cause de Jacques Chirac pour l’élection présidentielle de 1995, le premier ministre Édouard Balladur est suspecté d’avoir utilisé les leviers de l’État durant son séjour à Matignon, entre 1993 et 1995, pour trouver les financements nécessaires à sa campagne électorale. Ainsi, entre janvier et novembre 1994, le gouvernement Balladur sera saisi d’une frénésie de signatures de contrats dans le domaine militaire. Quatre ventes d’armes ont été conclues en toute hâte dans la période avec le Pakistan et l’Arabie saoudite.
Les quatre marchés en question ont tous été frappés du même phénomène. Alors que la France était assurée d’emporter les contrats, le gouvernement Balladur a imposé en catastrophe un réseau d’intermédiaires emmené par les hommes d’affaires Ziad Takieddine, Abdul Rahman el-Assir et le cheik saoudien Ali Ben Moussalem (aujourd’hui décédé). Il avait été surnommé à l’époque le « réseau K ».
Au total, 327 millions d’euros de commissions occultes avaient été promises sur les quatre contrats frauduleux au réseau K, « imposé par les hautes autorités de l’État », comme on peut le lire dans le réquisitoire. Le parquet de Paris va même jusqu’à évoquer « une intervention forcée » dans le cadre du marché des sous-marins vendus au Pakistan. Du jamais vu.
« Si à l’époque des faits, il était légal de verser des commissions à des agents d’influence dont la mission était de “corrompre” des proches de décideurs politiques pour favoriser la signature de contrats d’armement, en revanche, il n’en va pas de même de commissions indues », notent les procureurs dans leur réquisitoire.
« L’enjeu de cette information, poursuivent-ils, est de démontrer que ces commissions étaient frauduleuses, en raison de la finalité même de ces versements, le financement de politiques français. Indues, elles le sont puisque le réseau incriminé n’est pas intervenu pour favoriser la signature des contrats d’armements. Indues, elles le sont puisque leur vocation première était de rétribuer de façon occulte des politiques français. »
Après trois ans et demi d’enquête menée par les juges Renaud Van Ruymbeke et Roger Le Loire, « il résulte des constations que Renaud Donnedieu de Vabres, représentant le ministre de la défense, et Nicolas Bazire, représentant le premier ministre, ont en connaissance de cause introduit ce réseau inutile », écrit le parquet. Celui-ci confirme que le réseau Takieddine/el-Assir était « un réseau imposé par le pouvoir politique en place avec des arguments fallacieux (…) alors que les décideurs politiques des pays concernés étaient déjà pris en charge par les réseaux officiels, au titre des commissions, et que les contrats étaient en bonne voie d’être finalisés ».
Pis encore, « l’intervention de ce réseau couverte par Nicolas Bazire et Renaud Donnedieu de Vabres, agissant au nom de leur ministre respectif, est une véritable imposture qui a eu un coût financier important in fine pour l’État français », poursuit le ministère public. En octroyant des enveloppes de commissions exorbitantes qui n’ont pourtant servi à rien dans la conclusion des contrats, le gouvernement Balladur a en effet durablement grevé les finances publiques, en plus de commettre un « abus de biens social ».
Après avoir décortiqué en amont la mécanique du détournement d’argent sur les ventes d’armes, les procureurs s’attaquent dans leur réquisitoire aux cheminements des sorties d’espèces obtenues, en aval, par les destinataires des sommes détournées. « Ces retraits en espèces, opérés dans la plus grande opacité possible, pour en occulter l’origine et les destinataires, permettent d’affirmer qu’il s’agit de rétrocommissions, Ziad Takieddine et el-Assir n’ayant aucun intérêt à courir de tels risques pour sortir des espèces françaises d’autant qu’ils disposaient de comptes en France », affirment-ils.
À qui cet argent noir a-t-il profité ? Pour le parquet, pas de doute : « Les retraits en espèces devaient nécessairement profiter à ceux qui avaient autorisé la mise en place du réseau el-Assir/Takieddine, le ministre de la défense, représenté par son conseiller Renaud Donnedieu de Vabres, et le Premier ministre, représenté par son directeur de cabinet, Nicolas Bazire. »
Au total, 72 773 000 millions de francs (14,6 M€ d’aujourd’hui en comptant l’inflation) ont été retirés sur divers comptes offshore du réseau K identifiés par l’enquête des juges. Pour le parquet de Paris, Ziad Takieddine devra être jugé « du chef de recel aggravé » portant sur la totalité de la somme, « ayant été le détenteur des espèces frauduleuses qui seront acheminées en France ».
Dans l’architecture gouvernementale, c’est Thierry Gaubert, alors conseiller au cabinet de Nicolas Sarkozy à Bercy, qui avait la charge de convoyer l’argent en France pour financer illégalement le premier ministre. « Il sera requis le renvoi de Thierry Gaubert du seul chef de recel aggravé par l’habitude d’abus de biens sociaux pour les 6,2 millions de francs transférés en France pour alimenter la campagne d’Édouard Balladur », lit-on dans le réquisitoire, le parquet évoquant au surplus le recel à titre personnel de 2,7 millions de francs et 1 million de francs suisses. Les 6,2 millions de francs ont été ensuite « réceptionnés » par Nicolas Bazire, directeur de cabinet puis directeur de campagne de Balladur, qui les « a remis au trésorier au titre de recettes du compte de campagne ».
Quant à Renaud Donnedieu de Vabres, il est suspecté d’avoir recelé à titre personnel 250 000 francs, perçus en espèces, et quelque 40 millions de francs qui auraient quant à eux abondé les caisses du Parti républicain (PR) de son mentor François Léotard.
Mais au-delà des responsabilités des seconds couteaux de ce volet non-ministériel de l’affaire Karachi, le réquisitoire du parquet de Paris dessine déjà en filigrane le raisonnement juridique qui pourrait permettre à Nicolas Sarkozy de ne pas être poursuivi dans ce dossier. Les juges d’instruction ont d’ores et déjà fait savoir que s'ils estimaient nécessaires les mises en examen de François Léotard et Édouard Balladur devant la Cour de justice de la République (CJR), la seule juridiction habilitée à juger les délits commis par un ministre dans l’exercice de ses fonctions, ils sollicitaient pour Nicolas Sarkozy le statut judiciaire de témoin assisté (entre simple témoin et mis en examen).
Il est indéniable que Nicolas Sarkozy a été un rouage du système incriminé, en validant la création d'une société-écran de la DCN au Luxembourg par laquelle ont transité les commissions occultes du réseau K avec le Pakistan ou en autorisant, contre l’avis de son administration, le versement anticipé de commissions indues sur un marché saoudien, baptisé Mouette. Mais dans les deux cas, les magistrats du parquet comme les juges d’instruction semblent s’accorder pour dire qu’il manque la preuve d’un élément intentionnel (essentiel en droit pénal) pour justifier une mise en examen.
Ainsi, dans l’exemple du contrat Mouette, qui a permis au réseau K de percevoir 210 millions de francs de commissions illégales en 1995 et 1996, le parquet de Paris impute l’intention du délit à un « arbitrage » de Matignon. « Les problèmes soulevés par ce contrat ont été tranchés par l’intervention du Premier ministre », observent les procureurs. De fait, l’administration du budget était vent debout contre une telle dérogation octroyée aux intermédiaires, mais elle a dû se coucher devant les « lettres de couverture du ministre du budget de l’époque », lequel appliquait une décision supérieure de Matignon, rappelle le parquet.
La CJR, dont les magistrats viennent de se faire communiquer la totalité de l’enquête des juges Van Ruymbeke et Le Loire, étudie actuellement le dossier. Mais aucune investigation n’a encore été formellement ouverte. Si tel devait être le cas, elle pourrait encore prendre des années… Quant au volet non ministériel du dossier, il revient désormais aux deux juges d’instruction de suivre tout ou partie des réquisitions du parquet pour rédiger une ordonnance dite « de renvoi devant le tribunal correctionnel ». Celle-ci ouvrira la voie à un procès probablement en 2015, vingt ans après les faits.
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