Un mois. Un tout petit mois. C’est le répit qu’a accordé le conseil d’administration d’Alstom au gouvernement pour trouver une solution ou au moins un compromis acceptable sur l’avenir du groupe, de ses salariés, de ses usines. Le conseil, toutefois, n’a pas changé d’analyse : il soutient à l’unanimité la solution de reprise de la branche énergie par General Electric et les 12,3 milliards d’euros d’argent frais qui vont avec. Le conseil d’Alstom s’est toutefois engagé à examiner toute autre proposition qui lui serait présentée.
Siemens a fait parvenir une seconde lettre d’intention dans laquelle il présenterait une proposition « plus acceptable » : en échange des actifs d’Alstom dans l’énergie, il ne proposerait plus seulement son activité en difficulté dans les trains à grande vitesse mais aussi dans les trams et les métros. Un comité ad hoc, emmené par Jean-Martin Folz, ancien de Pechiney tout comme Patrick Kron, a été formé pour étudier les offres.
Entre le conglomérat américain et l’allemand Siemens, de toute façon, le choix n’est guère réjouissant. Quel que soit le repreneur, au stade actuel et compte tenu des solutions proposées, Alstom est appelé à être démantelé.
« C’est désolant. Alstom est une entreprise centenaire. Et on veut dépecer ce fleuron en quelques jours, sans état d’âme », s’indigne, Didier Lesou, délégué central CGE-CGC d’Alstom transports.
Exclus de toutes les réflexions sur l’avenir du groupe, les syndicats en appellent unanimement à l’État pour trouver des solutions. « Le gouvernement doit mettre à profit ce délai pour continuer d’intervenir avec le souci de préserver l’emploi et les bases industrielles en France, y compris dans la sous-traitance. Il faut examiner en priorité, avec les dirigeants du groupe et l’actionnaire principal, une solution de consolidation financière et actionnariale qui permette le maintien de l’intégrité et l’indépendance d’Alstom », écrit la fédération de la métallurgie CFDT dans un communiqué, qui résume l’état d’esprit général chez les syndicats, toutes tendances confondues, du groupe. Le groupe, insistent-ils, vit de la commande publique, c'est-à-dire des subsides de l'État et des collectivités locales. Ils comprennent d'autant moins le revirement de la direction que, depuis un an, celle-ci avait lancé un vaste programme pour unifier plus étroitement les deux branches.
Le démantèlement qui se dessine en pointillé ne convient pas non plus au gouvernement. Même s’il obtient quelques engagements et garanties en faveur de l’emploi, des sites industriels, et même de centres de recherche – lors de son entrevue à l’Élysée, Jeffrey Immelt, PDG de GE, s’est dit ouvert aux discussions et a dit comprendre les préoccupations de l’État –, le gouvernement se retrouverait avec de nombreux problèmes pendants, en cas de démantèlement d’Alstom.
Voir partir les équipements énergétiques d’Alstom dans des mains étrangères, c’est se couper d’une donne stratégique. Comment imaginer la transition énergétique, censée être au cœur des préoccupations de l’État, sans avoir des discussions ouvertes avec les fournisseurs, imaginer avec eux des solutions industrielles ? EDF, GDF-Suez et tous les autres risquent de se retrouver dans une situation de dépendance par rapport à des groupes étrangers. Toute la filière énergétique, que la France a mis des années à constituer, dans laquelle elle a investi des milliards, risquerait de s’en trouver ébranlée.
De plus, l’avenir d’Alstom réduit à sa seule activité ferroviaire n’est pas garanti pour autant. Certes, le groupe se retrouvera avec beaucoup d’argent s’il vend sa branche énergie à GE. Il pourra se désendetter, consolider sa situation financière et celle de Bouygues par la même occasion : une partie des 12,3 milliards versés par le groupe américain devrait être reversée aux actionnaires sous forme de dividende exceptionnel, et donc en priorité à Bouygues, son principal actionnaire avec 29,7 % du capital. L’actionnariat d’Alstom serait aussi stabilisé. Si la branche énergie est cédée, Bouygues se dit être prêt à rester comme actionnaire de long terme à son niveau actuel chez Alstom ferroviaire.
Mais les problèmes actionnariaux et financiers, qui monopolisent l’attention actuellement, ne sont pas tout. Alstom peut-il vivre industriellement avec cette seule activité ? La cession de la branche énergie risque de priver le groupe de nombreux apports. Même si les métiers sont très différents, il y a de nombreuses synergies entre les deux branches : l’ingénierie, des techniques comme la soudure, des équipements comme le contrôle commande. D’un seul coup, tout va être découpé.
De plus, les métiers ferroviaires sont, comme ceux de l’énergie, des métiers à cycle long, demandant d’importants capitaux. Ce n’est pas par hasard que les concurrents d’Alstom sont tous de gros conglomérats, avec de multiples métiers. GE compte ainsi plus de onze métiers, allant de l’équipement électro-ménager au nucléaire, en passant par les turbines, le ferroviaire, les équipements de santé et la finance. Certaines activités très rentables compensent les autres qui obligent à mobiliser d’énormes réserves financières. Les cycles et les marchés s’équilibrent. Une des difficultés d’Alstom est justement de n’être plus un conglomérat, de n’avoir pu bénéficier de cet effet compensateur entre ces activités.
« Alstom Transport peut être autonome. Ce sera une entreprise cotée à Paris, dotée de moyens à la mesure de ses ambitions. L'opération envisagée permettra, en effet, de renforcer son bilan et d'accélérer sa croissance sur un marché porteur », assure Patrick Kron, le PDG du groupe, dans un entretien au Monde. Mais qu’adviendra-t-il demain ? La stratégie autonome, que Patrick Kron juge dangereuse pour la branche énergie du groupe aujourd’hui, ne le sera-t-elle pas pour le ferroviaire demain ? Même si Alstom pense pouvoir jouer entre ces différents marchés – celui du tram marche bien actuellement alors que celui des locomotives est à la peine –, ce n’est pas la même chose que de jouer sur un portefeuille élargi d’activités.
Le groupe ne va-t-il pas au devant de nouvelles difficultés en cas de retournement de marché, dans cinq ans, dans dix ans ? « C’est une de nos inquiétudes. Incontestablement, Alstom serait plus fragile, s’il n’a plus qu’un seul métier. Mais la commande publique peut venir à l’aide du groupe, avec un programme sur le long terme », dit Dominique Gillier, secrétaire de la fédération métallurgie de la CFDT.
Y a-t-il des alternatives au démantèlement d’Alstom ? Depuis la fameuse dépêche de Bloomberg qui a donné l’alerte, le gouvernement cherche la réponse. L’équation est à multiples dérivées. Si Patrick Kron en est arrivé à écouter avec attention l’offre faite par GE fin février, et a renoncé à son projet de cotation de la filiale ferroviaire, comme il l’envisageait jusqu’alors, c’est qu’il se voyait dans une impasse. « Je ne veux pas que les salariés d'Alstom revivent le cauchemar de 2003 (date de la faillite du groupe - ndlr) », assure Patrick Kron.
Le groupe a un besoin impératif d’une augmentation de capital. Son actionnaire principal, Bouygues, est dans une situation financière tout aussi délicate : toutes ses ressources sont mobilisées pour soutenir à bout de bras son activité de téléphonie mobile, ravagée par la guerre des prix. Il ne peut donc pas lui apporter le moindre argent. Il aurait plutôt besoin de vendre sa participation. Mais celle-ci est trop importante pour être cédée sans déséquilibrer le cours d’Alstom, déjà malmené. Il faudrait donc trouver une solution pour Alstom et pour Bouygues. « La meilleure solution serait un investisseur privé, capable de lancer une OPA sur le groupe. Mais il n’y en a pas », constate un connaisseur du dossier. Éternel problème français...
« Il faut que l’État entre au capital. Ce n’est pas possible de laisser partir une entreprise aussi stratégique », insiste Pascal Novellin, délégué CGT. Tous les syndicats y pensent : l’entrée de l’État au capital est pour eux la seule solution pour préserver l’intégrité d’Alstom. Le gouvernement, bien sûr, y réfléchit, d’autant que l’ombre portée de Nicolas Sarkozy sur ce dossier le place dans une situation inconfortable. Comment expliquer qu’un gouvernement socialiste hésite à prendre une participation dans Alstom, alors que le gouvernement libéral précédent, lui, avait osé franchir le pas ?
« Ce n’est pas tout de mettre l’État au capital. On l’a bien vu en 2004. L’État est entré et il n’a rien fait. Il a revendu sa participation à Bouygues, sans se soucier du reste. Il ne faut pas s’arrêter à la seule participation de l’État. Il faut envisager des alliances », insiste Didier Lesou. À la recherche d’alternative à une vente à la découpe, les syndicats du groupe se prennent à rêver d’une grande alliance publique, réunissant EDF, Areva et Alstom.
Le gouvernement semble écarter cette solution, trop lourde, trop compliquée et qu’il n’a pas les moyens de mettre en œuvre. Mais d’autres schémas sont à l’étude. Une référence revient souvent dans les conversations : la coopération entre Safran et GE pour la fabrication du moteur d’avion CFM 56. La coopération dure depuis 40 ans pour la plus grande satisfaction des deux partenaires. Le modèle pourrait-il être reproduit avec la branche énergie d’Alstom, l’État entrant dans le montage ?
« Il est beaucoup trop tôt pour se prononcer sur quoi que ce soit dans le dossier Alstom. Tout n’est qu’au début. Il faut que le dossier se construise. La porte est ouverte à toute combinaison qui fera consensus, apportant des conditions acceptables par tous. Dans dix jours, la situation commencera à s’éclaircir », dit un proche du dossier.
A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Fermeture des services web, et vous?