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Entre les affaires Tapie et Bettencourt, les secrets de l'affaire Vasarely

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Un mélange des affaires Tapie et Bettencourt, sur fond d’œuvres d’art, de cupidité, de déchirements familiaux et de procédures judiciaires : voilà le cocktail explosif de l’affaire Vasarely. Victor Vasarhelyi, dit Vasarely, inventeur et chef de file de l’art optique, fut une figure majeure de la peinture et des arts plastiques. En 1995, deux ans avant son décès, la fondation qu’il a créée a été vidée de ses tableaux suite à un arbitrage qui a bénéficié à ses deux fils, puis à sa belle-fille Michèle Taburno-Vasarely et à un avocat parisien.

En mai 2014, la Fondation Vasarely a obtenu l’annulation de cet arbitrage. Dans un arrêt très sévère, la cour d’appel de Paris a jugé qu’il s’agissait d’un « processus frauduleux » et d’un « simulacre mis en place par les héritiers Vasarely pour favoriser leurs intérêts ». Michèle Vasarely, exilée aux États-Unis avec ses tableaux, s’est pourvue en cassation.

Seule l’information judiciaire pour « abus de confiance » et « recel », ouverte en 2009 suite à une plainte de l’administrateur judiciaire de la fondation, pourrait établir si des fautes pénales ont été commises. Mais cette procédure piétine. Curieusement, après cinq ans d’enquête, les principaux bénéficiaires de l’arbitrage n’ont toujours pas été entendus. Alors que des documents rassemblés par les enquêteurs de l’Office central de répression de la grande délinquance financière (OCRGDF), auxquels Mediapart a eu accès, confirment pourtant que cet arbitrage était gravement miné par les conflits d’intérêts.

Le centre architectonique d'Aix-en-Provence, dessiné par Vasarely, abrite le siège de la fondation créée par l'artiste en 1971.Le centre architectonique d'Aix-en-Provence, dessiné par Vasarely, abrite le siège de la fondation créée par l'artiste en 1971. © D.R.

Pour comprendre l’affaire, il faut se plonger dans les querelles de famille. Victor Vasarely a eu deux fils : André, médecin de la sécurité sociale ; et Jean-Pierre, peintre lui aussi sous le nom d’Yvaral, décédé en 2002. Yvaral a eu un fils, Pierre, puis s’est remarié avec Michèle Taburno.

Depuis la mort de Victor en 1997, c’est la guerre entre Pierre (54 ans) et sa belle-mère Michèle (71 ans), qui se disputent la succession et l’héritage artistique de Vasarely. Au terme d’une longue bataille judiciaire, Pierre a récupéré en 2009 le droit moral sur l’œuvre (l’affaire est en cassation) et la présidence de la fondation. Rejoint en 2007 par son oncle André, il tente désormais de forcer les bénéficiaires de l'arbitrage à restituer les œuvres à la fondation. « Il faut rétablir les volontés de l’artiste. Une poignée de personnes, mues par leur intérêt personnel, sont parvenues à détruire le projet d’une vie », lâche l’unique petit-fils de Vasarely. « Depuis le décès de mon mari, je suis persécutée par Pierre. La victime, c’est moi », réplique Michèle.

L’histoire commence à la fin des années 1960. Victor Vasarely est au sommet de sa gloire et de sa fortune. Mais cet immigré hongrois n’a que faire de l’argent. Le maître de l’op-art veut pérenniser son œuvre. Il effectue plusieurs donations à des musées français et hongrois. En 1969, il restaure le château de Gordes (Vaucluse) pour y exposer ses toiles, puis construit à Aix-en-Provence un bâtiment futuriste, le centre architectonique, dédié à son œuvre monumentale. Les deux musées sont intégrés dans la Fondation Vasarely, créée en 1971 et reconnue d'utilité publique. L’artiste la dote de 430 tableaux, 700 études et plusieurs milliers de sérigraphies. Ses deux fils, André et Jean-Pierre (Yvaral), qui siègent au conseil de la fondation dès sa création, n’y trouvent alors rien à redire.

Charles Debbasch, ancien président de la fondation Vasarely. Il a été condamné à trois ans de prison, dont deux avec sursis. Charles Debbasch, ancien président de la fondation Vasarely. Il a été condamné à trois ans de prison, dont deux avec sursis. © Reuters

Décrit comme facilement influençable, l’artiste a une prodigalité quasi pathologique, offrant des tableaux à tour de bras, notamment à des personnalités et à des membres de sa famille. Sa belle-fille Michèle raconte qu’il a été « très généreux » avec elle. Et assure que Pierre aurait eu, en 1989 et 1990, un comportement très « limite ». Dans plusieurs courriers, son grand-père et son père lui reprochent d’avoir volé des toiles dans l’atelier de l’artiste (qu’il aurait été forcé de rendre), et de lui avoir « soutiré des œuvres et pompé du fric ». Pierre dément et conteste l’authenticité de ces courriers, qui auraient selon lui été fabriqués ou dictés sous l’influence de Michèle. Il souligne que Vasarely et Yvaral louaient, dans d’autres lettres rédigées à la même époque, son travail au sein de la fondation.

Au début des années 1990, l’artiste subit un double choc. La fondation est victime de détournements de fonds commis par son puissant président, Charles Debbasch, doyen de la faculté de droit d’Aix-en-Provence, président du Dauphiné Libéré, ancien conseiller du président Giscard d'Estaing et pilier de la Françafrique. Michèle Vasarely mène la bataille judiciaire contre l’universitaire (il doit quitter la fondation en 1993 et sera définitivement condamné en 2005) avec l’aide de Pierre, qui est licencié par Debbasch (1).

(1) Michèle Vasarely en a tiré un livre, L'Affaire Vasarely, art, pouvoir et corruption, Éditions Les Vents Contraires, 2002.

Victor Vasarely, peintre et fondateur de l'art optique, en 1977Victor Vasarely, peintre et fondateur de l'art optique, en 1977 © D.R.

En 1990, Victor Vasarely perd sa femme Claire. Un traumatisme dont ce vieil homme de 84 ans, atteint d’un début d’Alzheimer, ne se remettra pas. Il sera diagnostiqué comme « incapable majeur » début 1994, avant d’être placé sous tutelle. Juste après le décès de Claire, l'artiste confie à Michèle la tâche de s'occuper de lui et de ses affaires. « Je me suis dit que c’était le moment de lui rendre ce qu’il m’avait donné. Je l’ai soigné, j’étais présente, je l’ai aimé comme mon père », raconte-t-elle. « Elle avait la mainmise sur mon père », a assuré de son côté André Vasarely aux policiers.

Un document retrouvé par les enquêteurs semble montrer que Michèle n’était pas entièrement désintéressée. Il s’agit d’un mandat de 1991 signé par l’artiste, en vertu duquel Michèle assure la direction de son atelier, « contre une rémunération de 15 % du chiffre d'affaires ». L’intéressée assure que ce mandat a été élaboré par Charles Debbasch pour la piéger, qu’elle n’en a jamais tiré le moindre sou, et qu’elle réglait au contraire à l’époque les nombreuses dépenses de l’artiste. « Je réglais ses frais personnels, la clinique où il résidait, les honoraires d'avocat de l'affaire Debbasch. J'y ai épuisé mes économies », assure-t-elle.

La mort de Claire, qui ouvre la succession Vasarely, suscite les convoitises. André accuse Michèle de détourner des tableaux. Les fils de l’artiste et leurs épouses se déchirent, se menacent de poursuites judiciaires, puis se réconcilient. Comme le notent les policiers de l’OCRGDF, « c'est dans ce contexte ambigu de conflit larvé entre les fils de l'artiste, avec en toile de fond un trésor exposé en proie, représenté par les œuvres données par Victor Vasarely à la fondation », que l’arbitrage litigieux va être engagé.

En avril 1995, Michèle Vasarely est élue présidente de la fondation. Un mois plus tard, le conseil d’administration vote le principe d’un arbitrage destiné à rétablir les droits des héritiers. Vasarely et son épouse auraient trop donné d’œuvres, dépassant la limite légale et déshéritant en partie leurs deux fils. La fondation devrait donc en rendre une partie. L’artiste l’a reconnu dans un testament de 1991. Mais au moment où l’arbitrage est engagé, le vieil homme, placée sous la tutelle de son fils Yvaral, n’a pas son mot à dire.

L’origine de l’arbitrage est controversée. Selon plusieurs témoins, c’est un ancien président de la fondation, Gérard Cas, qui aurait eu cette idée. Il voulait ainsi « régler le problème avec le moins de vagues possibles », a indiqué aux policiers Pierre Dubreuil, le notaire de la famille. « C’est le professeur Cas qui m’en a parlé. Je ne savais même pas ce qu’était un arbitrage », confirme Michèle Vasarely.

Mais selon André et Pierre Vasarely, c’est Michèle qui aurait été l’instigatrice de l’opération. « Elle a réussi à convaincre mon frère que mon père avait outrepassé les droits des héritiers, a dit André aux policiers. […] Michèle avait tout préparé pour la mise en place de la procédure et de la restitution des œuvres au final. Michèle m'amenait des documents à signer […] Je n'ai eu aucune volonté, je n'ai fait que suivre ce que voulait mon frère et sa femme. » « Mon père et mon oncle n’étaient pas du tout attirés par l’argent, ils ont été manipulés par Michèle. D'ailleurs, ils n'avaient jamais remis en cause les donations à la fondation avant 1995 », ajoute Pierre.

Les héritiers avaient parfaitement le droit de lancer cet arbitrage. Mais lorsque la sentence tombe en décembre 1995, c’est un coup de tonnerre. Au lieu de réduire les donations, les arbitres attribuent aux enfants 44 millions d’euros, davantage que la valeur des œuvres détenues par la fondation ! Les deux fils, magnanimes, renoncent à 21 millions. Mais ils obtiennent la quasi-totalité des œuvres (2). Les 430 toiles de maître sont décrochées du musée de Gordes, qui doit fermer. Le centre d’Aix est dépossédé de quelque 700 études et de milliers de sérigraphies. La fondation, déjà mise à mal par les détournements de Charles Debbasch, est au bord de la faillite.

Comment les arbitres ont-ils pu aboutir à un tel résultat ? La cour d’appel de Paris a relevé plusieurs anomalies. Aucun expert indépendant n’a été mandaté pour évaluer les œuvres, officiellement parce que cela coûtait trop cher. Idem pour la valeur du bâtiment d’Aix-en-Provence. Dernière bizarrerie : seule la fondation a rendu des œuvres. Aucune démarche n’a été engagée contre les particuliers ou les musées qui ont eux aussi bénéficié de donations.

André Vasarely raconte aujourd’hui regretter cet l’arbitrage, même s’il reconnaît en avoir « profité » à l’époque. À partir de septembre 2011, il a placé en dépôt à la fondation les œuvres qu’il possède encore. Dans le camp d’en face, on sourit de cette contrition tardive, ajoutant qu’André aurait vendu la plupart de ses tableaux « dans des conditions discutables », et qu'il est bien incapable de les restituer (3). Pierre indique qu'il renoncera à sa part des œuvres issues de l'arbitrage, actuellement détenues par sa belle-mère, afin qu'elles reviennent à la fondation (4). Tandis que Michèle assume que l'institution qu’elle présidait a été vidée : « On ne peut pas déshériter ses enfants, c’est la loi. Ils n’avaient eu qu’une propriété chacun et quelques fonds d’atelier, sur une fortune importante. »

(2) Selon un rapport d'audit réalisé en 2006 par la trésorerie générale des Bouches-du-Rhône, la fondation n’a conservé que 20 % des dons de Vasarely : les œuvres intégrées aux murs du centre d’Aix ainsi que des pièces mineures (2 588 sérigraphies et un stock de jeux).
(3) Son avocate, Alexandra Dumitresco, indique qu’elle ne peut pas répondre au sujet du devenir des tableaux, car André souffre de pertes de mémoire (il a demandé en 2013 à être placé sous la curatelle de son neveu Pierre).
(4) Depuis le décès d'Yvaral en 2002, Pierre Vasarely est l'héritier, avec sa belle-mère, des œuvres qui appartenaient à son père. Le partage de ces œuvres, que Michèle a emportées aux États-Unis, n'a toujours pas été réglé (une procédure judiciaire est en cours). 

Dans un rapport de synthèse de décembre 2011, les policiers de l’OCRGDF soupçonnent que la procédure a été « manipulée ». Elle est en tout cas minée par des conflits d'intérêts, au point de faire passer l'arbitrage qui a enrichi Bernard Tapie pour un modèle de justice. L'un des arbitres, Pierre Dubreuil, était à la fois le notaire de la famille Vasarely, l'homme qui a rédigé à ce titre les donations sur lesquelles l'arbitrage devait se prononcer, et enfin l'un des administrateurs de la fondation !

Mais les cas qui intriguent le plus sont ceux de Michèle Vasarely et de l’avocat de la famille, Yann Streiff. Ils ont tous les deux joué un rôle dans l’arbitrage, avant de recevoir une petite fortune en tableaux. Et ils travaillaient étroitement ensemble à l'époque. Dans un courrier de 1999, Michèle qualifie son avocat d’« allié et bien plus » : elle lui confie ainsi « que venant de très loin, nous traversons les années difficiles de notre route en commun, mais que celle-ci se dirige inévitablement vers un horizon plus serein et par là même plus porteur de bénéfices de toutes sortes ». « Notre relation était difficile, c'était souvent très vif entre nous. Je lui ai envoyé ce courrier pour calmer le jeu suite à une discussion professionnelle tendue », relativise-t-elle. 

Michèle Taburno-Vasarely, belle-fille de l'artiste et veuve de son fils YvaralMichèle Taburno-Vasarely, belle-fille de l'artiste et veuve de son fils Yvaral © D.R.

Michèle avait un conflit d’intérêts majeur, puisqu’elle était à la fois présidente de la fondation et l’épouse d’un des deux fils de Vasarely, adversaire de la même fondation. Pire encore, elle était financièrement intéressée au fait que l’institution soit dépossédée. Le 1e août 1995, en plein processus d’arbitrage, Michèle Vasarely a obtenu un mandat de son mari Yvaral et de son beau-frère André, en vertu duquel elle était chargée de gérer et/ou de vendre « l'ensemble des œuvres de Victor Vasarely » qu’ils allaient recevoir, en échange d’une commission de 20 %. Les arbitres n'ont pas été informés de ce mandat. Et Michèle ne l'a pas déclaré au ministère de la culture, alors qu'elle en avait l'obligation.

L'intéressée assure que ce document n’était « pas du tout lié à l’arbitrage » et n’a pas été exécuté. Elle ajoute qu’Yvaral et André lui ont donné par la suite environ 90 toiles, pour lui rembourser les frais qu’elle a engagés lorsqu’elle s’occupait de l’artiste et le paiement des honoraires d'avocats liés à l'affaire Debbasch. « Oui, j’ai eu pour cette raison des tableaux issus de l’arbitrage, mais je n’en avais pas besoin, indique-t-elle. Victor Vasarely m’en a donné suffisamment depuis 1970. »

Mais les enquêteurs ont mis la main sur deux documents troublants. Le premier est une feuille non datée intitulée « CALCUL PARTAGE #1 », sur laquelle figure une ligne « Com. M.V. 20% », et une autre attribuant 10 % à l’avocat de la famille, Yann Streiff. Le second, intitulé « Retour œuvres hoirie [aux héritiers, ndlr], est consacré aux partages des 704 études du musée d’Aix. Michèle Vasarely en reçoit 176, Yann Streiff 70, tandis que les deux fils de l’artiste, qui sont en théorie les seuls bénéficiaires de l’arbitrage, en ont eu 228 chacun.

Michèle et son avocat ont-ils été payés en tableaux en remerciement de leur rôle dans ce très profitable arbitrage ? Les intéressés démentent catégoriquement. « J’ai fait les choses comme elles devaient être faites, je pense l’avoir fait sans conflit d’intérêts. J’ai défendu les intérêts de la fondation », dit Michèle. Son avocate, Virginie Lapp, ajoute que pour manipuler l’arbitrage, il aurait fallu que les arbitres et les avocats soient complices, ce qu’ils ont formellement démenti lors de la procédure au civil.

Yann Streiff, qui était à l’époque l’avocat de la famille, explique qu'il a refusé d'en être le conseil pour la procédure d'arbitrage. Mais selon nos informations, il a désigné l’un des arbitres, c’était un proche des avocats retenus par les deux parties, et il a été entendu comme « sachant » lors de la procédure. « J’ai simplement été entendu sur un point technique, car j'étais un expert du droit des fondations », indique l’intéressé.

Coïncidence : en février 1996, juste après l’arbitrage, il a obtenu des deux fils de Vasarely 93 tableaux issus du musée de Gordes, pour paiement de ses honoraires, s’élevant à 144 000 euros. Sauf que les tableaux valaient en fait… quatre fois plus cher ! Quatre ans plus tard, il en a en effet revendu la moitié pour 322 000 euros, afin de s’acheter une maison en Corse.

Bref, Yann Streiff « semble avoir eu un rôle dans la procédure arbitrale [et] il est possible de s'interroger sur les œuvres qu'il a reçues […] pour paiement de ses honoraires et de les assimiler à une sorte de récompense », écrivent les policiers dans un rapport de synthèse de mars 2014. L’intéressé dément formellement. Me Streiff explique que les tableaux correspondaient bien au paiement d'arriérés d'honoraires que lui devait la famille Vasarely. Il refuse de préciser pour quelles affaires, au nom du « secret professionnel ».

Il défend par ailleurs la validité de l’arbitrage. « Il n’y a pas eu de conflit d’intérêts qui n'ait été révélé et accepté par les parties. Et la cour d'appel de Paris a dénaturé la sentence des arbitres », indique Me Streiff. Il souligne, tout comme Michèle, que Pierre était à l’époque informé de l’arbitrage. « N’étant pas administrateur à l’époque, je ne pouvais pas agir, répond l’intéressé. Il a fallu attendre la nomination d’un administrateur judiciaire pour que la fondation dépose plainte en 2009. »

Vu les éléments accumulés par les policiers, la juge d’instruction parisienne Emmanuelle Legrand, en charge de l’enquête pénale pour « abus de confiance », envisageait, dès décembre 2013, d’auditionner Yann Streiff et Michèle Vasarely. Un an et demi plus tard, elle ne l’a toujours pas fait, malgré l’annulation de l’arbitrage pour fraude par la cour d’appel de Paris en mai 2014. Et la magistrate a refusé les demandes d’actes en ce sens déposées par Pierre. « Certains acteurs de ce dossier commencent à vieillir et il y a un risque de dépérissement des preuves. Il est urgent de procéder à un véritable travail d’enquête », plaide l’un de ses avocats, Jean-Paul Levy.

« Il est évident que je suis à la disposition de la justice si nécessaire. Je répondrai avec pièces à l’appui, comme d’habitude », réplique Michèle Vasarely. Elle s’est exilée en 2004 à Chicago puis à Porto Rico, à la fois pour « vivre le rêve américain » et pour échapper « à la persécution de [son] beau-fils ». Elle a emporté sa collection de tableaux, refusant de dire combien elle en détient (5). Michèle gagne sa vie en délivrant des certificats d’authenticité des toiles de Vasarely et en cédant certaines œuvres. « J’en vends le moins possible et à la meilleure valeur. Vous croyez que je vis comment ? J’ai travaillé comme une dingue, je n’ai pas de retraite, et je dois régler les avocats. »

Pierre Vasarely, unique petit-fils de l'artiste, a récupéré la présidence de la fondation en 2009.Pierre Vasarely, unique petit-fils de l'artiste, a récupéré la présidence de la fondation en 2009. © Yann Philippin

De son côté, Pierre a multiplié les procédures pour tenter de récupérer les tableaux issus de l’arbitrage. À chaque fois que sa belle-mère a organisé une exposition (comme au musée de Strasbourg en 2005 ou à la Triennale de Milan en 2007), il a tenté d’obtenir la saisie des œuvres. En vain jusqu’à présent.

Il y a eu aussi la rocambolesque affaire Monahan, un galeriste de Chicago avec qui Michèle partageait un espace de stockage où elle avait entreposé 200 œuvres. En 2008, Michèle découvre que le galeriste a changé les serrures de l'entrepôt. Elle revient sur place avec un ami pour briser les cadenas et constate que les œuvres ont disparu. Cette effraction lui vaut 48 heures de garde à vue.

Contacté par Thomas Monahan, Pierre passe un accord secret avec lui pour poursuivre Michèle aux États-Unis : le galeriste paie ses frais d’avocats, et se fera régler en tableaux en cas de succès. Mais c’est Michèle qui a gagné. « Ces tableaux sont à moi, sauf ceux issus de la succession de mon mari, sur lesquels je détiens l'usufruit. J'ai tous les documents qui le prouvent, assure-t-elle. Pierre a lancé contre moi une procédure scélérate conçue pour lutter contre la mafia. Il s'est allié avec un galeriste qui voulait voler les toiles et les expédier au Panama. C'était un hold-up. » Pierre assume quant à lui cette aventure américaine : « C’est grâce à cette procédure, et à celles lancées lors des expositions de Milan et de Strasbourg, que j’ai pu récupérer des listes d'œuvres issues de l’arbitrage détenues par Michèle Taburno. »

Le petit-fils de Vasarely a ensuite lancé un nouveau front judiciaire, au sujet de la succession de son père et de son grand-père. En décembre 2013, le TGI de Paris a ordonné que le partage soit effectué par la justice et que Michèle Vasarely rapatrie tous ses tableaux en France. L’intéressée s’y refuse et a fait appel. « Le tribunal a ordonné que les tableaux soient conservés par la fondation, entre les mains de la personne qui me persécute depuis douze ans. C’est inacceptable », lance-t-elle. « Ce qui est scandaleux, c'est qu'elle refuse de se plier à une décision de justice pourtant exécutoire », répond son beau-fils.

« Eridan Or Négatif », l'une des œuvres mises en vente par Yann Streiff chez Artcurial« Eridan Or Négatif », l'une des œuvres mises en vente par Yann Streiff chez Artcurial © D.R.

Pierre et la fondation (6) ciblent aussi l’avocat Yann Streiff. En mai 2013, Pierre apprend que la maison de vente Artcurial va mettre aux enchères, le 4 juin, 23 tableaux de Vasarely appartenant à un certain « Monsieur S. ». La plupart font partie des 87 toiles obtenues par Yann Streiff suite à l’arbitrage. L’un des avocats de la fondation, Jean-Pierre Gastaud, demande et obtient de la juge d’instruction Emmanuelle Legrand la saisie pénale des œuvres – qui restent toutefois en possession de Me Streiff. La vente est annulée in extremis.

« Je ne me suis pas caché, Monsieur S., c’est moi. Artcurial était en possession de l'ensemble des éléments montrant que les œuvres m'appartenaient de façon totalement licite. Ils ont décidé qu'en dépit de polémiques potentielles, la vente pouvait avoir lieu », indique Yann Streiff. Il a porté plainte en juin 2013 pour « dénonciation calomnieuse » contre Pierre Vasarely, mais le parquet de Paris l’a classée sans suite. De son côté, la fondation ne désarme pas : l’un de ses avocats, Jean-Pierre Versini-Campinchi, a assigné Me Streiff début avril 2015 devant le TGI de Paris, pour tenter d’obtenir que l’avocat restitue les tableaux issus de l’arbitrage.

La justice aura fort à faire pour démêler cet imbroglio juridico-familial, vu l’atmosphère de haine, voire de paranoïa, entre Pierre et Michèle. Les deux camps s’accusent d’avoir fabriqué de faux documents. Pierre soupçonne Yann Streiff et Michèle Taburno d’avoir été amants du temps de l’arbitrage – ils démentent. De leur côté, la belle-fille de Vasarely et son ex-avocat sont persuadés que Pierre s’est allié avec Charles Debbasch, l’homme qui a pillé la fondation dans les années 1980 – l’intéressé dément tout aussi fermement.

En dehors des prétoires, les deux adversaires continuent à se disputer l’héritage de l’artiste. Michèle tente de faire casser l’arrêt qui attribue à Pierre le droit moral sur l’œuvre de Vasarely, et confie qu’elle prépare de nouvelles expositions. De son côté, Pierre va inaugurer samedi 18 avril une exposition de cinq tapisseries et d’une céramique monumentale de Vasarely au château de Gordes (7). C’est la première fois que des œuvres de l'artiste reviennent dans les murs qui abritaient son musée, jusqu'à ce qu'il soit vidé et fermé en 1996 suite à l’arbitrage. Un premier pas très symbolique, en attendant que la justice se prononce définitivement sur l’éventuel retour des tableaux.

(5) Les œuvres détenues par Michèle Vasarely sont issues de dons de l'artiste, de remboursements en tableaux consentis par son mari Yvaral et son beau-frère André suite à l'arbitrage, et enfin de la succession d'Yvaral (décédé en 2002), qui n'a toujours pas été réglée.
(6) Pierre Vasarely est président de la fondation depuis 2009. Pour éviter les conflits d’intérêts, les procédures judiciaires sont restées sous le contrôle de Xavier Huertas, l’ancien administrateur judiciaire de la fondation, devenu mandataire ad hoc.
(7) Ces œuvres, issues de l’arbitrage, appartiennent à André Vasarely. La fondation a conclu un bail de trois ans avec la mairie de Gordes pour disposer du château. Une autre exposition, pour célébrer les 110 ans de Vasarely, est prévue à l’été 2016.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Documentaire « Do not track » sur le tracking


Le parquet national financier ouvre une enquête sur le Stade de Nice

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Le parquet national financier (PNF) dirigé par Éliane Houlette a ouvert début mars une enquête préliminaire sur le partenariat public-privé (PPP) du stade de Nice, selon des informations obtenues par Mediapart. L'exécution de cette enquête a été confiée aux policiers spécialisés de l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF).

Le mirobolant stade de Nice, construit pour accueillir les matches de l’Euro 2016 de football, est au cœur de nombreuses interrogations. Le coût final pour les finances publiques de cet ouvrage, construit selon le principe du partenariat public-privé (PPP), a déjà été critiqué publiquement à plusieurs reprises. Et comme l'a révélé Mediapart, la Chambre régionale des comptes de Provence-Alpes-Côte d’Azur (CRC-PACA) a transmis, mi-septembre, un “signalement” sur ce PPP au parquet de Nice, qui est à l'origine de l'enquête ouverte récemment par le procureur national financier.

Le stade de NiceLe stade de Nice © Reuters

Selon plusieurs sources, le rapport de la CRC est assez volumineux, et pointe plusieurs irrégularités susceptibles de constituer des infractions, dans la passation du marché et le montage du projet. Le financement et la rentabilité d’un musée du sport à proximité immédiate du stade feraient notamment partie des griefs dénoncés par la CRC. Ce n'est pas la première fois que ce musée fait l'objet de critiques. Initialement créé à Paris en 1963, puis fermé en partie, puis rouvert, puis refermé, il a finalement déménagé à Nice. Dès 2011, la Cour des comptes y consacrait pourtant un chapitre de son rapport annuel, soulignant le gaspillage financier que représentait ce « musée largement virtuel ».

Curieusement, la justice a pris son temps pour traiter cette affaire sensible. Saisi dès septembre 2014, le procureur de la république de Nice, Éric Bedos, a d’abord étudié le rapport de la CRC, et a fini par en transmettre une synthèse à son homologue de Marseille, Brice Robin. Une façon de suggérer que l’affaire mériterait d’être traitée par la juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) de Marseille, mieux pourvue en magistrats, ou que de possibles interférences politiques rendent difficile son traitement judiciaire à l’échelon local niçois. 

Mais l’affaire va encore se corser. Après avoir étudié à son tour le dossier, le procureur de Marseille a en effet proposé de s’en saisir, et en a avisé sa hiérarchie courant décembre. Mais cette affaire est alors revendiquée par le procureur national financier (PNF), Éliane Houlette, qui estime que ce dossier d’une grande complexité lui revient. Cette concurrence entre les deux parquets a fait l’objet d’échanges assez directs entre hauts magistrats, début décembre, lors d’une réunion au ministère de la justice, selon plusieurs témoins.

Il aura donc fallu attendre neuf mois après la dénonciation de la CRC pour qu'une réelle enquête judiciaire soit enfin ouverte et un service de police saisi. Pour cela, il a fallu que la concurrence entre parquets soit arbitrée entre le procureur général de la cour d’appel de Paris, François Falletti, et son homologue de la cour d’appel d’Aix-en-Provence, Jean-Marie Huet. Le tout sous l'œil du ministère de la justice et de sa Direction des affaires criminelles et des grâces (DACG), qui se sont toutefois tenus prudemment à l’écart, ne souhaitant pas être soupçonnés d’intervenir dans le cours des procédures.

Christian EstrosiChristian Estrosi © Reuters

Resté longtemps en plan, le projet du stade de Nice avait été relancé par le député et maire (UMP) de la ville, Christian Estrosi, en 2008. Le marché juteux a finalement été attribué à un consortium emmené par le groupe Vinci et baptisé Nice Eco Stadium. C'est lui qui est chargé de gérer, durant 30 ans, la conception, le financement, la construction, l'exploitation et la maintenance du grand stade.

L'Allianz Riviera a coûté 243,5 millions d'euros, dont 69 millions de subventions publiques (20 millions d'euros de l’État, 20 millions du département, 16 millions de la ville de Nice, 7 millions de la région, et 6 millions de la communauté urbaine). La ville de Nice s’est également engagée à verser, jusqu’à la fin du partenariat, 8,3 millions d’euros par an au groupe Vinci, l’investissement réellement engagé par ce dernier étant évalué à 166 millions d'euros.

La ville a également passé un contrat de “naming” avec la compagnie d'assurance Allianz qui s'est engagée à verser 1,8 million d'euros par an pendant neuf ans pour avoir le droit d'apposer son nom au stade. Une façon d'« alléger » la facture, mais qui ne sera guère suffisante. À l’issue de la concession d’exploitation, Vinci aura, en plus des loyers, encaissé des bénéfices. Un bon deal pour l’exploitant, moins pour le contribuable. Dès 2011, bien avant que le projet phare de Christian Estrosi soit inauguré, le magazine Capital révélait que l’Allianz Riviera serait de loin le stade qui aura coûté le plus cher, notamment « en raison de choix technologiques démesurés et pour certains d’une utilité discutable », rapporte Philippe Carlin dans Enquête à Estrosi City : autopsie d’un leurre (Éd. Le Spot).

Après de nombreux retards, le stade de 35 000 places a finalement été livré en 2013, et accueille depuis lors des matches de football et de rugby. Le Musée national du sport qui l'accompagne a quant à lui été inauguré en octobre dernier, dans un nouveau climat de polémique, Christian Estrosi ayant adressé au secrétaire d'État aux sports, Thierry Braillard, un courrier pour lui réclamer « le chèque de 7 ME que Monsieur Vauzelle (président de la région Paca – ndlr) doit à la ville de Nice et qui constitue une facture impayée et une dette pour la collectivité ».

À l'été 2012, l'inspection du travail avait momentanément stoppé le chantier du stade, après la mort de deux Polonais à quelques jours d'intervalle, comme l'avait raconté Mediapart. Deux ans plus tard, cet ouvrage, construit sur la plaine du Var, connaîtrait quelques soucis liés à un phénomène d'affaissement.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Documentaire « Do not track » sur le tracking

«En direct de Mediapart» avec Pierre Rosanvallon, Edouard Martin, Leila Shahid, Charles Enderlin...

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Mediapart vous propose ce mercredi 15 avril au sommaire de son émission « En direct de Mediapart », retransmise en direct et en accès gratuit sur notre site, deux grands thèmes de débats : « Israël-Palestine, la guerre comme seul horizon » ; « Gauche réformiste, la fin de l'histoire ? ». Le détail du menu et de la liste de nos invités :

  • 18h-19h. Le grand entretien : radicaliser la démocratie

Animé par Joseph Confavreux. Invité :
Dominique Rousseau, professeur de droit constitutionnel à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (lire ici). Il vient de publier Radicaliser la démocratie, propositions pour une refondation, un ouvrage qui plaide pour une profonde réforme institutionnelle (lire ici). 
Ci-dessous, nos précédents articles ou entretiens :
Dominique Rousseau : « On a inversé la fonction de la Constitution ! »

Dominique Rousseau: «Le rapport Jospin n’est pas à la hauteur»

Trois débats: oui, il y a des alternatives!

 

  • 19h-20h. Débat : Israël-Palestine, la guerre comme seul horizon

Animé par René Backmann et Edwy Plenel. Invités :
Leila Shahid. Elle vient de quitter le poste d'ambassadrice de la Palestine à Bruxelles auprès de l’Union européenne, fonction occupée durant dix années. Elle avait été auparavant ambassadrice de la Palestine en France.
Charles Enderlin. Il est le correspondant de France 2 à Jérusalem depuis 1981 et l'auteur de nombreux ouvrages sur le conflit israélo-palestinien.
Ci-dessous, nos derniers articles sur la situation au Proche-Orient et sur nos deux invités :
Leila Shahid: «Je pars avec tristesse et colère»
Charles Enderlin décrypte les périls du messianisme juif
Affaire al-Dura: Charles Enderlin obtient enfin réparation

Document exclusif : la bombe à retardement de Jérusalem
En Israël, la peur l'a emporté

Ofer Zalzberg: «Israël est confronté à une profonde crise d’identité»

Israël-Palestine: la duperie d’Oslo

 

  • 20h30-22h30. Soirée spéciale : Gauche réformiste, la fin de l'histoire ?

Animée par Frédéric Bonnaud et Edwy Plenel. Invités :
Pierre Rosanvallon, historien, sociologue, professeur au collège de France (lire ici). Il est, entre autres, l'initiateur de la République des idées, du site la Vie des idées ainsi que du Parlement des invisibles.

Pierre Rosanvallon sera confronté à :
Sophie Wahnich, historienne, directrice de recherche au CNRS (lire ici).
Édouard Martin, ancien ouvrier et syndicaliste, ancien délégué du personnel CFDT de l’usine ArcelorMittal. Il prend la tête de la lutte contre la fermeture des hauts-fourneaux de Florange en 2009. Il est élu en 2014 député européen sous les couleurs du parti socialiste.

Ci-dessous, nos précédents articles ou entretiens :

La République des idées : quelle influence? (1/2)
La République des idées: un itinéraire intellectuel (2/2)

Pierre Rosanvallon: la gauche manque d'une «utopie sociale»

Pierre Rosanvallon: «L'échec du sarkozysme, la panne de la gauche»

Représenter les invisibles, la République dévidée

Sophie Wahnich : Expérimenter la révolution
Trois livres explorent l'actualité de la Révolution française

Edouard Martin : «Je ne suis pas un produit marketing»
Européennes : dans l'est, un PS aux abois se range derrière Edouard Martin

Edouard Martin, l'ouvrier qui rappelle Jaurès aux socialistes

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Documentaire « Do not track » sur le tracking

«En direct de Mediapart» : Gauche réformiste, la fin de l'histoire ?

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Soirée spéciale sur Mediapart mercredi soir, avec Pierre Rosanvallon, autour du thème « Gauche réformiste, la fin de l'histoire ? ». Un débat animé par Frédéric Bonnaud et Edwy Plenel. Pierre Rosanvallon est historien, sociologue, professeur au collège de France (lire ici). Il est, entre autres, l'initiateur de la République des idées, du site la Vie des idées ainsi que du Parlement des invisibles.

- Retour sur le parcours de Pierre Ronsanvallon

 

- Pierre Rosanvallon face à Édouard Martin, ancien ouvrier et syndicaliste, ancien délégué du personnel CFDT de l’usine ArcelorMittal. Il prend la tête de la lutte contre la fermeture des hauts-fourneaux de Florange en 2009. Il est élu en 2014 député européen sous les couleurs du parti socialiste.

 

- Pierre Rosanvallon face à Sophie Wahnich, historienne, directrice de recherche au CNRS (lire ici).

 

Ci-dessous, nos précédents articles ou entretiens :

La République des idées : quelle influence? (1/2)
La République des idées: un itinéraire intellectuel (2/2)

Pierre Rosanvallon: la gauche manque d'une «utopie sociale»

Pierre Rosanvallon: «L'échec du sarkozysme, la panne de la gauche»

Représenter les invisibles, la République dévidée

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Le grand entretien : radicaliser la démocratie

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Animé par Joseph Confavreux. Invité :

Dominique Rousseau, professeur de droit constitutionnel à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (lire ici). Il vient de publier Radicaliser la démocratie, propositions pour une refondation, un ouvrage qui plaide pour une profonde réforme institutionnelle (lire ici). 
Ci-dessous, nos précédents articles ou entretiens :
Dominique Rousseau : « On a inversé la fonction de la Constitution ! »

Dominique Rousseau: «Le rapport Jospin n’est pas à la hauteur»

Trois débats: oui, il y a des alternatives!

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Pierre Rosanvallon « étonné et inquiété » par la loi renseignement

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Invité de notre émission « En direct de Mediapart », Pierre Rosanvallon, historien, sociologue, professeur au collège de France, a été interrogé sur le projet de loi sur le renseignement actuellement en discussion à l'Assemblée nationale. Pour lui, « on ne peut pas confondre la question du terrorisme avec la question de l'action sociale, avec l'ensemble des problèmes qui sont internes au débat, aux différends à l'intérieur de la société ». « Dans la démocratie aujourd'hui, il y a une sorte de déséquilibre entre la capacité d'intervention des pouvoirs en général et la faiblesse des contre-pouvoirs. Au fond, que veut ce projet, sinon rendre la société transparente au pouvoir par l'écoute généralisée ? », s'est-il interrogé. Il y a une « dimension de confusion très grande » dans ce texte, a-t-il ajouté, déplorant que cette « discussion est en train de se mener de façon bâclée au parlement en quelques jours actuellement, c'est dommageable et déplorable ».

Son intervention sur le sujet est à voir ici :

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Au Sénat, le chèque en or d’un haut responsable de l’UMP

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Au Sénat, traverser la cour peut rapporter gros. À Noël dernier, d'après nos informations, l'un des conseillers de droite les plus influents du palais du Luxembourg, Alain Sauret, a empoché 173 000 euros en passant de l'aile cossue du groupe UMP, où il occupait le poste de secrétaire général, à un emploi à la présidence du Sénat, quelques dorures plus loin.

Cette somme provenant de fonds publics correspond à une indemnité de départ négociée avec le patron du groupe UMP arrivé en octobre dernier, le sénateur Bruno Retailleau, qui souhaitait un nouveau secrétaire général bien « à lui » à cette place stratégique. Remercié à l’issue d’une rupture conventionnelle (il était en CDI), Alain Sauret est finalement parti le 20 décembre avec un an de salaire dans ses cartons – il touchait plus de 14 000 euros brut mensuels !

Alain Sauret.Alain Sauret. © DR

Ce qui choque, c'est surtout qu’au retour des fêtes, ce « super conseiller » a été immédiatement recasé au cabinet de Gérard Larcher, le président UMP du Sénat, comme chargé de mission « outre-mer ». Il n'aura pas été inscrit un seul jour à Pôle emploi. Son salaire depuis janvier ? Environ 7 000 euros net mensuels.

Alain Sauret a bénéficié, en clair, d'une sorte de « parachute doré » de 173 000 euros brut pour passer, à quelques semaines d'intervalle, du service d'un sénateur filloniste au service d'un autre sénateur filloniste.

À l’heure où la justice enquête sur des soupçons de détournements de fonds au groupe UMP, ses « patrons » ont sans doute jugé prudent de ne pas braquer ce serviteur historique, trente ans de maison au compteur, qui détient moult secrets puisqu’il a occupé pendant douze ans le poste de secrétaire général du groupe UMP, après avoir assumé le même rôle pour le RPR.

Le versement de cette indemnité n'a rien d'illégal. Et la Constitution reconnaît aux groupes parlementaires (structures au statut ultra flou qui organisent le travail collectif entre élus d'une même étiquette politique) le droit de « s'administrer librement », de fixer le salaire de leur personnel comme d'acheter des conseils en communication à prix exorbitants (voir nos enquêtes sur les dépenses du groupe UMP à l'Assemblée, ici ou ). Mais est-ce bien nécessaire de rappeler que leurs caisses sont alimentées par de l'argent public, soit directement par les subventions du Sénat (environ 10 millions d'euros distribués chaque année), soit indirectement via les cotisations des élus membres ? Dans ces conditions, le montant de l'indemnité d'Alain Sauret fait tache.

« Un licenciement sans faute aurait coûté beaucoup plus cher au groupe, réplique l'intéressé. Demandez à un avocat de droit social : aux prud’hommes, j’aurais pu obtenir deux ou trois ans de salaire. Le montant a été négocié entre le président du groupe et moi-même. Vous savez, à soixante ans, c’est plutôt angoissant de se retrouver au chômage… » En l’occurrence, Alain Sauret n'a connu que quelques semaines d'inactivité.

À l'entendre, il n’avait aucune garantie de « reprise » quand il a signé son départ. Mais comment le croire ? « Les négociations sur ma rupture conventionnelle ont commencé en octobre, assure le chargé de mission. J'ai pris attache avec le président Larcher pour voir s'il pouvait me prendre, mais il s’est passé un certain laps de temps… J 'aurais aussi bien pu m’inscrire au chômage, j’imagine que j’aurais gagné plus à ne rien faire chez moi. J’aurais déprimé ! » Tandis que l’outre-mer…

Il est vrai que le groupe UMP peut se permettre ce genre de fantaisies budgétaires. D’après nos informations, il disposerait de quelque 5,5 millions d’euros de trésorerie, accumulés au fil des années dans le plus grand secret (puisque les comptes des groupes n’ont jamais été publiés, qu'il s'agisse des groupes UMP, PS ou bien centriste). Ces chiffres “officiels” sont tirés de l’audit interne lancé par Bruno Retailleau après son élection à la présidence du groupe en octobre dernier, en plein scandale judiciaire. À l’époque, Mediapart venait de révéler une liste de sénateurs UMP, dont Jean-Claude Gaudin ou Gérard Longuet, ayant bénéficié sans contrepartie connue de chèques ou d'espèces pour un montant avoisinant les 400 000 euros (rien qu’entre 2009 et 2012), encaissés par le biais d'une association semi-fantoche.

Saisis de possibles faits de « détournements de fonds publics », d'« abus de confiance » et de « blanchiment », deux juges d'instruction parisiens, René Cros et Emmanuelle Legrand, continuent de décortiquer les ingénieux canaux de dérivation qui partent des comptes du groupe UMP, censés servir exclusivement aux travaux parlementaires.

Les abus sont multiples. Comme Mediapart l’a dévoilé en février dernier, un ministre de Nicolas Sarkozy, Henri de Raincourt, ancien patron du groupe UMP au palais du Luxembourg, a même bénéficié d’un virement automatique de 4 000 euros par mois pendant qu'il était au gouvernement (entre 2009 et 2011), tirés depuis un compte bancaire secret du « groupe UMP du Sénat » (visiblement réservé à une poignée d'élus seulement). C'était « à la bonne franquette », s'est mollement défendu Henri de Raincourt, en reconnaissant les faits.

Il aura fallu cette pression des juges et des médias pour que le bureau du Sénat fixe enfin, le 11 mars dernier, de nouvelles règles à ses groupes parlementaires, qui devront dorénavant se constituer en association, faire certifier leurs comptes et les publier (à partir de l'exercice 2015 seulement). L'Assemblée nationale avait adopté la même décision en septembre dernier, là encore après des révélations de Mediapart et du Canard enchaîné sur la folle comptabilité du groupe UMP. Que de lenteurs et de résistances…

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En France, les barbouzes n'ont jamais eu trop de souci à se faire

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En légalisant certaines méthodes intrusives de surveillance, le gouvernement socialiste vise à mieux protéger les Français mais aussi… ses propres agents. Les fonctionnaires des services de renseignement « demeurent exposés à des risques pénaux injustifiés », déplore l’exposé des motifs du projet de loi, en discussion à l'Assemblée nationale depuis le 12 avril 2015. Cette « insécurité juridique » est l’une des préoccupations de son rapporteur, le député PS Jean-Jacques Urvoas, qui dès 2013 s’alarmait de l’« irrépressible quête des juges » et des révélations des médias « malmenant l’anonymat des agents ».

Le siège de la DGSI à Levallois-Perret.Le siège de la DGSI à Levallois-Perret. © Reuters

Pourtant, malgré le retentissement de certaines affaires impliquant les services de renseignement, leurs agents sont rarement inquiétés par la justice française. Et quand celle-ci est de bonne volonté, les juges français se heurtent bien souvent au secret défense ou à l'absence de collaboration des services étrangers. Bernard Squarcini, l’ex-patron du contre-espionnage français, condamné le 8 avril 2014 pour avoir requis les fadettes (factures téléphoniques détaillées) d'un journaliste du Monde afin de découvrir ses sources, fait ainsi figure d’exception.

Les autres anciens des services condamnés en France l’ont généralement été non pour des dérapages, mais pour compromission du secret défense à l’occasion de la publication de leurs mémoires. Ou encore pour avoir mis au service du privé leurs techniques, comme Thierry Lorho. Cet ancien de la Direction générale de la sécurité extérieur (DGSE), reconverti dans la veille stratégique, a été condamné en 2011 pour avoir organisé le piratage d'un ordinateur de Greenpeace à la demande d’EDF. Petite revue des affaires impliquant des agents français.


1960 - Durant la guerre d’Algérie, le service action du Sdece (ancêtre du service extérieur, la DGSE) multiplie, sur ordre de l’État, les éliminations de militants pro-FLN même sur le sol français. C'est Constantin Melnik, conseiller de l’ancien premier ministre Michel Debré auprès duquel il était chargé de la coordination des services secrets, qui en parlait le mieux. En 1996, cet homme de l'ombre révèle qu'au « cours de la seule année 1960, 135 personnes ont été envoyées ad patres au cours d'“opérations homo” (pour homicides) du service action du Sdece. Six bateaux ont été coulés et deux avions détruits ». Sans être jamais inquiété par la justice. C'est l'époque des écoutes illégales à tout-va. Créé en mars 1960, le Groupement interministériel de contrôle (GIC) branche systématiquement les militants pro-FLN, l'extrême droite et les journalistes. « Constantin Melnik s’amusait à raconter comment le pouvoir de l’époque écoutait Jean-Jacques Servan-Schreiber de L’Express et le directeur du Monde Hubert Beuve-Méry, écrit Le Monde à sa mort. Les écoutes, triées et analysées par ses soins, atterrissaient sur le bureau de Michel Debré et à l’Élysée sur celui du président de la République. »

1965 - L’un des principaux opposants au roi Hassan II, Mehdi Ben Barka, est enlevé à Paris par deux policiers. Le leader marocain en exil est emmené dans une villa appartenant à un truand lié au Sdece par les deux fonctionnaires parisiens, accompagnés d'un informateur du Sdece. Ben Barka ne sera jamais revu. Le 7 juin 1961, la cour d'assises de la Seine condamne l’informateur du Sdece ainsi qu’un des deux policiers pour arrestation illégale. Le ministre de l’intérieur marocain, le général Oufkir, présent à Paris les 30 et 31 octobre 1965, et les autres fugitifs sont condamnés par contumace. Au Sdece, quelques têtes tombent. Depuis une nouvelle plainte du frère de Ben Barka en 1975, sept juges d’instruction français se sont succédé sur cette affaire, toujours en cours. En 2006, Lucien Aimé-Blanc, un ancien commissaire de la brigade mondaine, révèle que la totalité des agents impliqués dans l'enlèvement de Mehdi Ben Barka étaient écoutés et que les services français n’ignoraient rien de ce qui se tramait contre l’opposant marocain. Et n’ont – a minima – rien fait pour le protéger.

1968 - En pleine guerre froide, un ancien sous-officier du Sdece ayant travaillé pour les Yougoslaves est arrêté. Il sera condamné pour trahison à 15 ans de prison par le Conseil de sûreté de l'État, puis gracié.

1970 - Raymond Marcellin, le ministre de l’intérieur de Pompidou, veut fomenter des troubles avant les municipales de mars 1971. Denis Mercier, un ouvrier infiltré pour l'ex-Direction de la surveillance du territoire (DST) au sein de la gauche prolétarienne, est chargé de préparer un attentat à Montbéliard contre un garage Peugeot, en octobre 1970. La suite avait été relatée à Mediapart en 2008 par son agent traitant Dominique Defendi : « Mais manque de bol, des flics avaient eu l’information, et ils ont pu déjouer l’attentat au dernier moment. Il a fallu rattraper le coup. La difficulté était de faire sortir Mercier de prison. Le juge était interloqué quand on lui a dit qu’il fallait le libérer. Puis, il y a eu des échanges interministériels et cela s’est arrangé. » Cette impunité permit au duo de reprendre du service. « Jusqu’aux élections de mars 1971, nous avons continué notre travail en organisant quelques violences. »

Dans les futurs locaux du Canard enchaîné, le dessinateur André Escaro montre les trous qui ont été creusésDans les futurs locaux du Canard enchaîné, le dessinateur André Escaro montre les trous qui ont été creusés © Associated Press

1973 - En juin, Le Canard enchaîné publie la transcription d’une écoute réalisée par les ex-Renseignements généraux (RG) sur le téléphone du journaliste Claude Angeli. L'épisode est raconté dans le livre Le Vrai Canard. Soupçonné d'accointances communistes, l’hebdomadaire dénonce l’écoute de ses téléphones « depuis des années » ainsi que d’autres journaux. Sans aucune réaction. Il faudra attendre 1991 et une condamnation de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) pour que les écoutes administratives soient encadrées en France.

Puis le 3 décembre 1973, un dessinateur surprend de faux plombiers posant des micros dans les futurs locaux de l’hebdomadaire satirique, aux abords duquel sont postés des agents en tenue. Une plainte contre X... pour violation de domicile et atteinte à la vie privée est déposée par Me Roland Dumas. Après avoir nié, la DST allume des contre-feux, dont une note « confidentiel-défense » remise au juge d’instruction. Sur ordre de leur hiérarchie, les agents de la DST finissent par ne même plus répondre à ses convocations. Malgré les preuves apportées par le Canard (qui réussira à identifier onze des agents), le juge d'instruction prononce un non-lieu le 29 décembre 1976. L’affaire coûtera son poste au ministre de l’intérieur de Pompidou Raymond Marcellin, « exflitré » à l’agriculture.

Reportage France 2 diffusé le 10 juillet 2005


1985 - À la demande du ministre de la défense PS Charles Hernu et avec l’aval du président Mitterrand, les services secrets français font sauter un navire de Greenpeace (le Rainbow-Warrior), tuant au passage un photographe néerlandais. Le navire, amarré à Auckland (Nouvelle-Zélande), s’apprêtait à rejoindre l’atoll de Mururoa pour protester contre les essais nucléaires français. La révélation du rôle de la DGSE par Le Canard enchaîné et Le Monde provoque la démission du ministre de la défense et du patron de la DGSE. Sur les six agents de la DGSE impliqués, seuls deux – les « faux époux Turenge » chargés de remettre les bombes aux nageurs de combat puis de les exfiltrer – seront poursuivis. Ce, en Nouvelle-Zélande, car en France le premier ministre Laurent Fabius déclare qu'« il serait inacceptable d'exposer des militaires qui n'ont fait qu'obéir aux ordres ».

Le Monde, du 17 septembre 1985Le Monde, du 17 septembre 1985

Alain Mafart et Dominique Prieur sont rattrapés à l’aéroport d’Auckland par la police néo-zélandaise. Condamnés le 22 novembre 1985 à dix ans de prison par la cour d’Auckland, ils sont expulsés en Polynésie française. La France s'engage à faire des excuses formelles, à verser une indemnité de 7 millions de dollars à la Nouvelle-Zélande et à ne pas rapatrier ses ressortissants en métropole. Malgré ce, ils seront rapatriés en métropole entre décembre 1987 et mai 1988. Les deux agents ont poursuivi leur carrière dans l’armée française, l’un devenant ensuite photographe animalier et l’autre étant nommée en 2008 aux ressources humaines des sapeurs-pompiers de Paris. Les autres agents de la DGSE et l'exécutif, qui avait validé l'opération, n'ont jamais été inquiétés.

1986 - De janvier 1983 à 1986, près de 3 000 conversations sont écoutées par la cellule antiterroriste de l’Élysée, sur le contingent aux Invalides de la DGSE. Confiée par Mitterrand au commandant Christian Prouteau, ex-patron du GIGN, cette mission était censée coordonner la lutte antiterroriste des services (DST, DGSE, RG) après l’attentat de la rue des Rosiers. Mais elle sera dévoyée au service des obsessions personnelles du président socialiste. En 1993, Libération révèle que des avocats, journalistes et personnalités étaient écoutées. Parmi les cibles, Edwy Plenel, dont la mise sur écoute fut demandée expressément par François Mitterrand, l’actrice Carole Bouquet, et l'écrivain Jean-Edern Hallier.

Les deux informations judiciaires ouvertes en mars 1993 par le parquet de Paris se heurtent au secret défense. Il faudra attendre le 9 novembre 2005 – soit vingt ans après les faits – pour que sept ex-collaborateurs du président soient condamnés pour atteinte à la vie privée. Le jugement précise à propos de Christian Prouteau, condamné à huit mois avec sursis et 5 000 euros d'amende, que les faits reprochés « ont été commis sur ordre soit du président de la République, soit des ministres de la défense successifs qui ont mis à sa disposition tous les moyens de l'État afin de les exécuter ». Les fautes n’étant pas détachables du service, c’est l’État qui a indemnisé les parties civiles…

1990 - En juillet, le pasteur militant homosexuel Joseph Doucé disparaît, après avoir suivi deux agents en civil se déclarant policiers. Son corps sera retrouvé trois mois plus tard en forêt de Rambouillet. « Fondateur du Centre du Christ libérateur, un lieu consacré aux minorités sexuelles, Joseph Doucé était surveillé par les Renseignements généraux parisiens, dont une cellule – le GER, Groupe des enquêtes réservées, chargée de coups tordus et fumeux – l’avait mis sur écoute, filoché, et peut-être tué, écrit Bakchich. Peu après la disparition, Jean-Marc Dufourg, patron de cette cellule, et trois policiers avaient été entendus, mais leur culpabilité n’a jamais été établie. »

Le ministre de l'intérieur socialiste Pierre Joxe révoquera l’inspecteur de la police en novembre 1990. Mais la mort du pasteur demeure un mystère, qui s’est soldé le 24 octobre 2007 par un non-lieu du juge d’instruction Marc Trévidic. Le 24 février 1998, l'ancien préfet de police de Paris et l'ancien responsable des RG parisiens ont par ailleurs été relaxés pour les écoutes téléphoniques douteuses dans la librairie du pasteur. L’ex-inspecteur Jean-Marc Dufour sera lui condamné pour « faux » à cause de ses rapports mensongers et antidatés sur la surveillance de Joseph Doucé.

Détenus à GuantanamoDétenus à Guantanamo © Reuters

2002 - À trois reprises entre janvier 2002 et janvier 2004, des agents de la DGSE et de la DST se rendent à Guantanamo. Se faisant passer pour des diplomates, ils y interrogent des prisonniers français retenus illégalement dans le camp militaire américain. Censés se dérouler dans le cadre d’une « mission diplomatique humanitaire », ces interrogatoires nourrissent en fait une procédure pénale à Paris contre six des détenus français pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste ». Malgré la révélation par Libération de ces « missions conjointes DST-DGSE », le juge d’instruction en charge du dossier refuse d’entendre les agents de la DST afin d’éviter « l’atteinte au secret de la défense ».

L’un des prévenus, Mourad Benchellali, condamné en décembre 2007 par le tribunal de Paris, est tout de même relaxé deux mois plus tard par la cour d’appel de Paris au motif que la DST avait agi « de manière déloyale dans l’administration de la preuve ». Mais au terme d’une longue bataille judiciaire, la Cour de cassation a confirmé le 3 septembre 2014 sa condamnation à un an de prison, avec quatre autres Français de Guantanamo. En mars 2015, son avocat Me William Bourdon a déposé un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme. L’avocat estime que les auditions clandestines réalisées par la DST à Guantanamo ont violé la convention européenne qui interdit la torture et les traitements inhumains et prévoit un droit au procès équitable.

2005 - Le ministère de la défense dépose plainte contre Pierre Martinet pour violation du secret défense à la suite de la publication de ses mémoires Un agent sort de l’ombre : DGSE, Service action. L’ex-sous-directeur est condamné le 16 juin 2006 à 15 mois avec sursis et 5 000 euros d’amende.

Le magasin général de Tarnac, repris en 2007 par les militants.Le magasin général de Tarnac, repris en 2007 par les militants.

2008 - Le 4 avril, un agent de France Télécom découvre et débranche un dispositif d'écoute des lignes téléphoniques de l'épicerie de Tarnac (Corrèze), reprise quelques mois plus tôt par des militants d'extrême gauche. Plus de huit mois avant les sabotages des lignes TGV pour lesquels onze personnes seront mises en examen pour « association de  malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste ». Au nom de Benjamin Rosoux, cogérant de l’épicerie de Tarnac, Me William Bourdon dépose plainte, en février 2011 à Brive-la-Gaillarde, pour « interception de correspondances » et « atteinte à l'intimité de la vie privée ». L’enquête se heurte au secret défense. Quand la Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN) finit par déclassifier le bordereau de demande d'interception de sécurité, déposé en « urgence absolue » le 20 mars 2008, celui-ci est presque entièrement censuré comme le révèle Le Monde.

Les motifs détaillés et la justification du recours à l'urgence ont été biffés. N’est visible que le motif invoqué par les RG pour cette écoute : « la criminalité et la délinquance organisées ». Drôle de justification pour surveiller des activistes politiques. « Le maintien sous le sceau du secret défense de ces motifs ne permet donc pas à la juridiction d’instruction d’en mesurer la pertinence ni la proportionnalité », proteste dans un courrier Me William Bourdon. Malgré ce, le juge d'instruction prononce un non-lieu le 31 mars 2014. L'enquête aura au moins eu le mérite de montrer combien le contrôle de la CNCIS est parfois lacunaire...

Une autre plainte pour « faux en écritures publiques » portant sur la filature effectuée la nuit du 7 au 8 novembre 2008 s’est également soldée par un non-lieu, confirmé fin mars 2015 par la cour d’appel de Versailles. Entendus anonymement, les policiers de l'ex-DCRI avaient refusé de répondre aux questions de la juge d’instruction, se cachant derrière le secret défense. Alors que plusieurs sources policières ont reconnu en off auprès de journalistes – dont Mediapart – avoir utilisé en toute illégalité une balise lors de cette filature, ils n’ont jamais été inquiétés sur ce point.

2010 - Le ministère de la défense dépose plainte contre un autre ancien espion, trop bavard, Maurice Dufresse. Cette fois pour « révélation d'identité de militaires ou de personnels civils appartenant à la DGSE dont les missions exigent, pour des raisons de sécurité, le respect de l'anonymat ». Le ministère lui reproche d’avoir livré les noms de deux cadres de la DGSE dans son livre, Vingt-Cinq Ans dans les services secrets. Après une garde à vue dans les locaux de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), l’ex-fonctionnaire sera relaxé, les noms de ses collègues ayant déjà été rendus publics dans la presse. Ils figuraient également dans des arrêtés du Journal officiel consultables sur le Web…

2010 - En juillet, sollicité par l’ex-patron de la police Frédéric Péchenard, Bernard Squarcini fait demander par un de ses commissaires les fadettes (factures détaillées) d'un journaliste du Monde qui vient de publier un article sur un volet de l'affaire Bettencourt mettant en cause l'ex-ministre UMP du travail Éric Woerth. Le flic de la DCRI s'adresse directement à Orange, sans passer par le GIC, et sans l’aval de la CNCIS, l'autorité administrative de contrôle, ni celui du premier ministre, prévus par la loi de 1991 sur les écoutes administratives.

Bernard Squarcini en 2008Bernard Squarcini en 2008 © Reuters

La fadette du journaliste permet, au mépris de la loi sur la protection du secret des sources, d’identifier son contact, David Sénat, un conseiller pénal de la ministre de la justice Michèle Alliot-Marie, qui est promptement écarté. Poursuivi pour « collecte de données à caractère personnel par un moyen frauduleux, déloyal ou illicite », Bernard Squarcini est condamné le 8 avril 2014 à une peine de 8 000 euros d'amende. L’affaire permettra de révéler que malgré plusieurs mises en garde du gendarme des écoutes administratives, la DST puis la DCRI avaient pris la fâcheuse habitude de se servir directement chez les opérateurs téléphoniques. En toute impunité.

2010 - Dans sa livraison du 3 novembre, Le Canard enchaîné affirme que Nicolas Sarkozy « supervise l'espionnage des journalistes » qui le dérangent. En octobre, des journalistes de Mediapart, Le Monde et Le Point, enquêtant sur l'affaire Bettencourt, ont été victimes de vols ou de cambriolages. Des sources affirment à Mediapart que notre propre journal fait l’objet d’un espionnage policier depuis plusieurs mois. Cette surveillance porterait sur son actionnariat et sur le travail de ses journalistes. « Fabrice Arfi et Fabrice Lhomme, les deux journalistes de Mediapart spécialisés dans les enquêtes sensibles pour l'Élysée, notamment les affaires Karachi et Bettencourt, auraient eu droit, depuis mars-avril, à des surveillances téléphoniques afin d'établir une cartographie de leurs relations et contacts », écrit Edwy Plenel.

En janvier 2012, le livre L’Espion du président confirme ces informations et révèle l'ampleur du dévoiement de la DCRI par Squarcini. Un agent de la DCRI s’est confié aux trois auteurs : « La boîte a effectivement demandé, en 2010, un travail sur Mediapart et Plenel parce qu’ils énervent le Château, leur affirme-t-il en juillet 2011. La demande venait de l’état-major. Certains ont refusé mais on a su en interne que d’autres l’avaient fait. Peut-être est-ce ce dossier, en l’occurrence un document de sept pages sur le financement du journal en ligne, que Claude Guéant a entre les mains cet été 2010. » Attaqués en diffamation par Squarcini, les auteurs Olivia Recasens et Christophe Labbé, du Point, et Didier Hassoux, du Canard enchaîné, ont été relaxés le 13 janvier 2015. En revanche, la plainte déposée par Mediapart pour espionnage a été classée sans suite par le procureur de Paris en mars 2013

2012 - Six fonctionnaires de la DCRI, proches de Squarcini, déposent plainte contre les trois journalistes auteurs de L’Espion du président. À défaut de pouvoir attaquer sur les faits, les agents les accusent d’avoir révélé leur identité – en fait déjà publique pour quatre d’entre eux. Depuis la loi Loppsi 2 de 2011, il est devenu interdit en France de révéler « toute information qui pourrait conduire, directement ou indirectement, à la découverte de l'usage d'une identité d'emprunt ou d'une fausse qualité, de l'identité réelle d'un agent des services spécialisés de renseignement ». Les trois auteurs ont été relaxés le 18 mars 2014. Le tribunal correctionnel de Paris a estimé que la loi était trop imprécise, ne définissant pas quels étaient les services de renseignement concernés.

Au grand regret du président de la délégation parlementaire au renseignement, le député PS Jean-Jacques Urvoas, qui déplorait fin 2014 qu’« aucune condamnation n’[ait] à ce jour été prononcée (…), notamment pour des révélations réalisées dans le cadre d’une activité journalistique ou éditoriale ». Avant d’inviter le gouvernement « à systématiser les poursuites à l’encontre de ceux qui décident de dévoiler l’identité d’agents des services de renseignement ».

Dans l’affaire de L’Espion du président, le parquet a d’ailleurs fait appel de la relaxe des journalistes. Signe qui ne trompe pas, « le procureur de la section C1, qui s’occupe des atteintes à la sûreté de l’État et de l’antiterrorisme, était présent en personne à l’audience », se souvient Christophe Labbé. L’Espion du président révélait notamment que Squarcini avait chargé d'opérations spéciales de la DCRI un certain Paul-Antoine Tomi, frère du parrain corse Michel Tomi. Ce dernier, condamné à plusieurs reprises en France, règne en Afrique sur plusieurs casinos et était l’ami de feu Richard Casanova, chef supposé du gang de la Brise de mer.

Le deuxième agent identifié dans le livre est également une proche de Squarcini, Annie Battesti. Celle-ci était à l'ex-DCRI l’officier traitant d’un jeune doctorant spécialisé dans les questions de renseignement, ensuite recruté dans l’équipe du député PS Jean-Jacques Urvoas. « Nous n’avons pas mis en danger la vie d’agents qui sont sur le terrain, mais d’agents illustrant les dérives de la DCRI, explique Christophe Labbé. Au nom du secret défense, on se retrouve dans l’impossibilité de raconter que le commissaire Paul-Antoine Tomi est le frère d’un parrain. Et qu’Annie Battesti faisait le poisson-pilote auprès de Floran Vadillo, collaborateur d’Urvoas, lequel a ensuite fait l’intermédiaire pour un dîner avec Squarcini. » 

2014 - La CNCIS, l'autorité administrative chargée du contrôle des écoutes administratives, signale deux infractions potentielles à la justice, démarche à notre connaissance inédite. Selon le parquet de Paris, une enquête préliminaire pour compromission du secret de la défense a été ouverte.

Autre fait inédit, deux associations, la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme (FIDH) et la Ligue des droits de l'homme (LDH), ont déposé plainte contre X le 26 décembre 2014 à Paris pour espionnage illégal. Cette plainte, révélée par Libération, vise les activités de la DGSE, le service de renseignement extérieur français. Les associations s'appuient sur les informations du Monde. En juillet 2013, le quotidien avait affirmé l’existence d’un « Big Brother à la française », « un système permettant aux services secrets français de collecter en masse et de manière systématique des signaux électromagnétiques émis par les téléphones et ordinateurs ». Un système massif de collectes de données dont les autorités françaises ont toujours démenti l'existence, malgré de nouvelles révélations.

BOITE NOIRECette chronologie s'appuie notamment sur le livre de Bertrand Warusfel, Contre-espionnage et protection du secret – Histoire, droit et organisation de la sécurité nationale en France (Éditions Lavauzelle, 2000).

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« Les Républicains » : le coût du caprice sémantique de Sarkozy

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C’est son idée fixe. Celle qu’il mûrit depuis le début. Et dont il ne démord pas. En reprenant les rênes de l’UMP fin novembre 2014, Nicolas Sarkozy ambitionnait de « tout changer de fond en comble » pour « bâtir la formation politique du XXIe siècle » et, surtout, pour se concocter un parti sur mesure capable de le repousser aux portes de l'Élysée. Cinq mois plus tard, « la montagne a accouché d’une souris », s’amuse un membre du bureau politique de l’UMP. L’organisation de la primaire de 2016 est gravée dans le marbre depuis le 2 avril. Les nouveaux statuts du parti – qui doivent être approuvés le 5 mai – n’entraînent aucune mutation profonde. Quant au programme, les candidats à la primaire ont certes commencé à l’élaborer, mais chacun de son côté.

Nicolas Sarkozy et ses proches au conseil national de l'UMP, le 7 février.Nicolas Sarkozy et ses proches au conseil national de l'UMP, le 7 février. © Flickr/UMP

Des gros travaux envisagés par Nicolas Sarkozy, il ne reste donc pas grand-chose, si ce n’est le changement de nom de l'UMP. C’est peut-être la raison pour laquelle le patron de l’opposition s’y accroche et ce, malgré les critiques qui fusent dans son propre camp. Le choix retenu par l’ex-chef de l’État – “Les Républicains” – ne suscite guère d’enthousiasme en dehors du cercle sarkozyste. Quand certains, à l’instar du député juppéiste Édouard Philippe, évoquent « la tonalité très américaine » du nom, d’autres rappellent que « la marque UMP » a tout de même permis la victoire des élections départementales. De son côté, la majorité dénonce « une captation d’héritage », le secrétaire d’État aux relations avec le parlement, Jean-Marie Le Guen, allant même jusqu’à parler d’« abus de pouvoir ».

Mais ce qui semble le plus gêner l’opposition, c’est l’utilité même de la démarche. « Ce changement ne s’imposait pas, confie le député de l'Eure Bruno Le Maire au Monde. Modifier le nom du parti n’est pas la préoccupation majeure des Français. » « C’est une question presque anecdotique », affirme pour sa part François Fillon au Point. Anecdotique, peut-être. Symbolique, plus encore. Car en renommant la formation qu’il préside, Nicolas Sarkozy s’offre l’occasion de devenir à son tour un “père fondateur” et de s’inscrire dans la tradition d’une droite qui a changé cinq fois de nom depuis 1958. D’où la crainte d’Édouard Philippe que cette opération ne se résume à de « la communication politique », au détriment d’une véritable réflexion sur le fond.

D’autant que cette « communication » a un coût. Et qu’on le sait, l’UMP est exsangue. Au mois de mars, la dette du parti s’élevait encore à 69,3 millions d’euros. En devenant trésorier, le député et maire du Touquet, Daniel Fasquelle, a hérité d’un budget 2015 serré, ficelé en amont par le triumvirat d’anciens premiers ministres – Alain Juppé, François Fillon et Jean-Pierre Raffarin – qui avait assumé l’intérim entre la démission de Jean-François Copé et l’élection de Nicolas Sarkozy. « Il fallait financer des actions supplémentaires pour aller chercher des dons et des adhésions », indique-t-il à Mediapart. Pour ce faire, l’élu explique avoir accompli « un travail en profondeur, ligne par ligne ».

En faisant des économies sur chaque poste de dépenses (réduction du parc automobile : - 70 000 euros ; envoi de SMS : - 20 000 euros ; formule d’abonnement au Magazine de l’Union : - 300 000 euros…), le trésorier assure avoir mis de côté un million d’euros en l’espace de deux mois. Du coup, la question du prix que représentera le changement de nom de l’UMP « ne l’empêche pas de dormir ». « Ce sera entre 50 000 et 100 000 euros », précise-t-il. Sur le million économisé, Daniel Fasquelle a réservé 664 000 euros à ce qu’il appelle « l’action politique », entendre le baptême des “Républicains” et l’organisation du congrès fondateur qui se tiendra au parc de La Villette, à Paris, le 30 mai. Une enveloppe de 400 000 euros est déjà prévue pour ce dernier, dont « près de 100 000 euros » pour la location de la salle. Le reste s’organise « en direct avec les prestataires », précise le trésorier.

Ni communicants ni agence d’événementiel. Toujours empêtrée dans le scandale Bygmalion, l’UMP prend soin de communiquer sur le fait qu’elle ne s’acoquine plus avec les spécialistes… de la communication. Bien sûr, le sondeur Pierre Giacometti et le publicitaire Jean-Michel Goudard (le “G” d'Euro-RSCG), qui conseillent Nicolas Sarkozy depuis plusieurs années, ne sont jamais bien loin. Mais « ils interviennent à titre bénévole », assure Daniel Fasquelle. Quant à l’agence de publicité Aubert et Storch Associés Partenaires (ASAP) qui a déposé, mi-mars, la marque “Les Républicains” et trois logos auprès de l’Institut national de la propriété industrielle (INPI), l’élu assure n’avoir signé « aucun contrat avec elle ni qui que ce soit pour le moment ».

Les trois logos « Les Républicains » déposés auprès de l'INPI.Les trois logos « Les Républicains » déposés auprès de l'INPI. © INPI

« Moi, UMP, je ne leur ai pas demandé de réfléchir à un logo », répète-t-il quand nous insistons pour savoir d’où provient la commande. « Plusieurs agences se sont fait connaître. Nous n’avons découragé personne de travailler. Nous rachèterons le logo et la marque déposés s’ils sont retenus. Dans tous les cas, tant que les militants n’auront pas voté, rien ne sera acté. » Outre le rachat du logo et de la marque, le passage de l’UMP aux “Républicains” entraînera toute une série de dépenses non négligeables : le changement des logos sur Internet, l’envoi des nouvelles cartes d’adhésion plastifiées, le remplacement de la grande plaque de verre qui trône à l’entrée du siège du parti, rue de Vaugirard…

« La plaque, ce sera la seule chose un petit peu coûteuse…, reconnaît le trésorier. Mais bon, c’est important, c’est quand même l’entrée de notre parti ! » Les autres vitrines, celles des nombreuses fédérations et permanences que compte l’UMP un peu partout en France, devront également faire peau neuve, tout comme le site internet qui les accompagne. En revanche, ces “ravalements de façade” ne coûteront pas un centime au national. « Les quelques permanences qui ont des enseignes prendront les coûts à leur charge », tranche Fasquelle. Les élus locaux, qui grognent déjà à l’idée de changer le nom de leur parti, seront donc ravis d'apprendre qu'ils vont devoir eux aussi mettre la main à la poche pour satisfaire le caprice sémantique de leur patron.

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L'argent du FN, l'autre lutte entre les Le Pen père et fille

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Marine Le Pen peut-elle vraiment se passer de son père ? Tout autant que son poids politique au sein du parti, l'emprise financière de Jean-Marie Le Pen s'avère cruciale. Depuis quelques années, la bataille entre les Le Pen se livre surtout sur le terrain financier. Le père comme la fille ont mis sur pied leurs propres associations de financement – Cotelec et Jeanne. L'enjeu : garder la haute main sur l'argent du parti et conserver l'influence qu'il confère sur les candidats.

« Jean-Marie Le Pen a encore des moyens d'action médiatiques et financiers. Grâce à Cotelec, il conserve une force de frappe financière au Front », commente un ancien cadre du Front national interrogé par Mediapart. Créée en 1988, l'association de financement Cotelec – acronyme de « cotisation électorale » – se donne pour mission de « promouvoir l’image et l’action de Jean-Marie Le Pen ».

Cette association, dont il a confié la trésorerie à ses hommes de confiance, permet au fondateur du FN de récolter des prêts et dons de sympathisants en dehors du parti. Et de garder une emprise sur le Front national : car Cotelec accorde encore chaque année des prêts importants au FN et lui reverse une partie de ses revenus. Un appui nécessaire, dans un contexte où le Front national peine à obtenir des prêts des banques françaises.

Bien conscient de cet atout, Jean-Marie Le Pen a fait de Cotelec le secret le mieux gardé du Front national. « C'est le domaine réservé, le secret, rapporte cet ancien cadre frontiste. Jean-Marie Le Pen cloisonnait beaucoup, Cotelec et le FN c'était hermétique, du moins dans un sens... » Le fondateur du FN a d'ailleurs toujours refusé de révéler son fichier de donateurs. Les trésoriers successifs du Front national, tout comme Marine Le Pen, n'en ont jamais eu connaissance. « C'est cloisonné, confirme à Mediapart Bernard Monot, « stratégiste » économique de la présidente du FN et député européen. C'est comme les entreprises, elles ont leur secret de fabrication. Jean-Marie Le Pen a un grand carnet d'adresses, c'est le privilège de l'âge. »

Marine Le Pen et Jean-Marie Le Pen le 18 février 2012, à la convention du FN à Lille.Marine Le Pen et Jean-Marie Le Pen le 18 février 2012, à la convention du FN à Lille. © Reuters

Cotelec a renfloué le Front national à plusieurs reprises ces dernières années.

Après la débâcle des législatives de 2007, qui fait passer sa subvention publique de 4,5 à 1,8 million d'euros, puis le conflit avec l'ancien imprimeur du FN, Fernand Le Rachinel, qui réclame ses 7 millions d'euros, le Front national est au bord de la faillite. En 2010, ses dettes atteignent 10 millions d’euros. Le parti survit grâce à l'argent prêté par Cotelec (2,8 millions d’euros), qui devient son deuxième créancier. Jean-Marie Le Pen prend alors une garantie : Cotelec pose une hypothèque sur le "Paquebot", l'ancien siège du parti. En 2011, les 10 millions d'euros de la vente du Paquebot permettent au FN d’éponger ses dettes et de rembourser Cotelec.

« Jean-Marie Le Pen a quand même sauvé le Front lorsqu'il était au bord de la faillite, souligne Bernard Monot. Il était à la manœuvre financière : il mis ses deniers personnels pour payer les salaires des permanents et Cotelec a prêté de l'argent. » Depuis, le micro-parti est resté « une plateforme de financement pour aider nos candidats à se présenter, étant donné les misères que nous fait le système bancaire français », reconnaît le député européen.

En 2012, pour financer sa campagne présidentielle, Marine Le Pen emprunte à la Société générale, mais aussi à Cotelec. En 2012, l'association de financement a prêté près de 3 millions d'euros au FN, et plus de 4 millions d’euros en 2013 (empochant plus de 85 000 euros d'intérêts), comme l'indiquent ses comptes, consultables à la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP).

En 2014, l'emprunt russe de deux millions d’euros décroché par Jean-Marie Le Pen – et révélé par Mediapart –, a permis d’avancer des fonds à des candidats frontistes aux européennes. « Moi-même, je me suis financé auprès de Cotelec pour les européennes, explique Bernard Monot. Jean-Marie Le Pen m'a dit : "J'ai des fonds disponibles, si tu as besoin." C'était disponible à l'instant T, alors que les autres pistes de financement étaient encore en discussion. »

Cotelec verse aussi directement de l'argent au FN, contournant en toute légalité la réglementation sur les financements politiques, qui limite les dons à 7 500 euros par personne, par parti et par an. Le Front national a ainsi reçu près de 280 000 euros du micro-parti depuis que Marine Le Pen en a pris la présidence (105 000 euros en 2013, 77 000 en 2012, 97 244 en 2011). Il faut dire que Cotelec brasse de l’argent. L'association recueille chaque année autour de 200 000 euros de dons (239 464 euros en 2011, 256 200 euros en 2012, 176 026 euros en 2013). Elle a aussi beaucoup emprunté : 1 169 264 euros en 2011, 2 338 971 euros en 2012, 1 891 023 euros en 2013.

Cotelec a aussi rempli ses caisses grâce à une astuce : lors des campagnes de 2007 et 2012, elle a prêté au candidat en facturant des intérêts que le candidat a ensuite déclarés dans son compte de campagne, au titre des dépenses remboursables par l’État. En 2012, le micro-parti perçoit ainsi 319 000 euros d'intérêts pour un prêt de 4,5 millions.

Mais aujourd'hui, à écouter le trésorier du FN, « c'est fini ». « Cotelec n’a pas vocation à prêter au Front national, il l’a fait dans les moments de difficultés financières, on a tout remboursé, donc il n’a plus spécialement de poids dans le parti, explique à Mediapart Wallerand de Saint-Just. Cotelec, comme Jeanne, se sont désormais spécialisés dans les prêts aux candidats du Front. » Le poids de Cotelec est « de moins en moins important » au FN, affirme aussi Bernard Monot qui juge « dérisoires » les versements directs de l'association au parti. Ce proche de Marine Le Pen ne cache pas la « volonté » de sa patronne « de gagner de plus en plus en indépendance et de se diversifier ».

Cette volonté d'émancipation financière de Marine Le Pen a commencé dès 2010 avec la création de son propre micro-parti, qui lui garantit une autonomie par rapport à son père mais aussi par rapport au Front national. En novembre 2010, Jeanne – en référence à Jeanne d’Arc – voit le jour. Si les statuts de l’association ne mentionnent pas explicitement Marine Le Pen, personne au sein du parti ne nie qu'il est à son service. Ce sont d’ailleurs des très proches de la patronne du FN que l’on retrouve aux manettes de l’association, comme l'a détaillé Mediapart« Elle s'est créé son Cotelec », résume un ancien du FN. 

Jeanne n’a pourtant pas tout à fait le même fonctionnement que Cotelec. Elle ne recueille quasiment aucun don (zéro en 2013, 5 500 euros en 2012, 11 500 euros en 2011). Ses ressources proviennent essentiellement de la vente des fameux « kits » de campagne aux candidats frontistes, facturés 16 500 euros pièce, et des intérêts élevés (6,5 %) empochés grâce aux prêts consentis aux candidats.

À chaque campagne, Jeanne a, telle une petite « banque », offert des crédits aux candidats frontistes. Lors de la présidentielle, l'association a prêté 450 000 euros, et empoché près de 19 000 euros d'intérêts au passage. Aux cantonales de 2011 et aux législatives de 2012, elle a prêté au taux particulièrement élevé de 6,5 %. Ce système, qui est au cœur de l’enquête judiciaire sur les financements de campagne du FN, a permis à Jeanne de drainer 9,6 millions d’euros en 2012. Le micro-parti est ainsi devenu la quatrième formation politique en termes de rentrées financières, devant le Front national lui-même.

En septembre 2014, Marine Le Pen décroche pour le Front national un prêt russe de neuf millions d'euros. « On a obtenu ce prêt étranger pour diversifier les prêteurs, ne pas dépendre d'un seul prestataire, raconte Bernard Monot. Quand Jean-Marie Le Pen a appris que ce prêt avait été obtenu, il s'est dit "tiens, j'aurai peut-être un peu moins de poids". »

Mais le fondateur du FN ne jette pas l'éponge. Lorsque sa fille a pris les rênes du Front national, en 2011, il n'a pas lâché Cotelec. En décembre 2010, dans un courrier à ses donateurs, il explique qu’il restera « bien sûr » président de l'association. « Le Pen voulait garder la main sur les finances. Il demandait que les ­appels aux dons soient faits pour Cotelec. Le parti, lui, ne réclamait pas d’argent directement », expliquait à Paris-Match en 2011 l’ancien trésorier du FN, Jean-Pierre Reveau.

Aujourd'hui, « il continue de solliciter les donateurs, de faire des appels financiers, assure l'ancien cadre du FN. S'il avait voulu financer une campagne, par exemple aux régionales en Paca, il le pouvait ». En janvier 2012, Jean-Marie Le Pen avait fait un appel aux prêts sur son blog : « Si vous avez des moyens financiers disponibles, en particulier si vous êtes sur le livret A qui vous donne 2,25 % par mois, prêtez de l’argent pour la campagne électorale à Cotelec, qui vous offre du 3 %, c’est une bonne affaire et c’est une bonne action pour la France ! »

Malgré les efforts de Marine Le Pen pour se passer du micro-parti de son père, l'appui de Cotelec reste important pour le Front national. D'autant que le parti se plaint que « les banques françaises ne prêtent plus ». En décembre, Marine Le Pen a ainsi rendues publiques les réponses de cinq banques pour justifier le recours à un emprunt russe.

« On a un besoin financier de 40 millions pour toutes les campagnes jusqu'aux législatives de 2017. On a un flux de deux millions d'euros par an grâce aux adhésions, des subventions publiques de 5,5 millions d'euros, donc on est obligés d'emprunter », résume Bernard Monot. Le trésorier du FN mise sur l'argent des régionales de décembre : « Elles vont nous coûter 15 millions d’euros, mais nous serons remboursés fin 2016, ce qui permettra de réinjecter cet argent pour 2017. »

Jean-Marie Le Pen peut-il dégainer cette arme financière le 27 avril, lors de son passage devant le bureau exécutif du parti ? Peut-il menacer de ne pas prêter aux candidats frontistes ? « Ça m’étonnerait fort qu’il fasse ça, répond le trésorier du FN. Je ne l’ai jamais vu prendre de décisions mettant en péril les candidats du FN. Cotelec a toujours prêté à tous les candidats, quelle que soit leur tendance. » Et « si ça se passait mal, on pourrait réagir, faire en sorte que l’objet social de Cotelec soit respecté, veut croire Wallerand de Saint-Just. Cotelec n’est qu’une association et Jean-Marie Le Pen n’est pas tout-puissant, il n’est pas seul à décider, il y a un bureau, un trésorier. »

« Il a une âme de patriote, il préférera sauver les patriotes. Et il est magnanime, il a pardonné à beaucoup de gens qui l'ont trahi », estime Bernard Monot. Mais son poids financier demeure important. D'autant plus que « le trésorier de Cotelec n'est pas mis en cause dans l'enquête judiciaire sur les financements du FN, contrairement à celui de Jeanne... », ironise un ancien cadre frontiste.

BOITE NOIRESollicité, Jean-Marie le Pen n'a pas donné suite à notre demande.

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Autoroutes : l'accord avec l'Etat ne créera pas d'emplois

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Quand la courbe du chômage est si mauvaise, et que l’on joue sa réélection dessus, tous les coups sont permis. Quitte à s’arranger avec la réalité, les mots, les chiffres. La semaine dernière, le gouvernement est enfin arrivé à un accord qualifié de « gagnant-gagnant » avec les sociétés concessionnaires des autoroutes françaises, Eiffage, Sanef-Abertis et Vinci. Après plusieurs mois de négociations, les ministères de l’écologie et de l’économie ont effectivement obtenu un lissage de la hausse des tarifs sur huit ans, en échange d’un prolongement de deux à trois ans des contrats de concession mais surtout de 3,2 milliards d’euros pour financer de grands travaux. Des milliards qui vont « contribuer à la relance de l’activité économique et permettre la création d’emplois dans le secteur des travaux publics ». Il s’agirait même de « 10 000 emplois » générés, selon Matignon. Une aubaine. Sauf que c’est faux.

Selon la Fédération nationale des travaux publics (FNTP), directement concernée, il ne s’agit pas de créer des emplois, mais d’en préserver, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. « La conjoncture est difficile, on a perdu 8 000 emplois en 2014. Cet accord va nous permettre d’en sauver 12 à 15 000, assure le responsable de communication de la fédération. Mais dire qu’on va en créer, c’est une erreur, c’est certain. » La vingtaine de chantiers prévus sont répartis un peu partout en France, et devront débuter à la fin de l’année. « Au moins un département sur cinq sera concerné par un chantier d’envergure », assure un autre document de la FNTP, qui espère compenser ainsi la diminution des projets due à la baisse de dotations des collectivités territoriales et du flou qui entoure leurs nouvelles attributions. Par ailleurs, les sociétés concessionnaires elles-mêmes devraient profiter de cette relance, puisque Vinci et Eiffage sont deux acteurs de poids des travaux publics. Une disposition de l’accord devrait cependant réserver 55 % des appels d’offres à des PME.

Carte des travaux autoroutiers à venir, à la suite de l'accord entre les sociétés autoroutières et l'Etat.Carte des travaux autoroutiers à venir, à la suite de l'accord entre les sociétés autoroutières et l'Etat. © DR

Cette annonce en fanfare a donc fait grincer des dents, d’autant plus que le domaine des autoroutes subit, depuis sa privatisation, une érosion continue de ses effectifs, largement passée sous silence. « C’est dilué mais massif », affirme un ancien cadre haut placé, qui a suivi l’évolution du secteur depuis la vente du réseau autoroutier. La branche employait, avant 2006 et la cession de la plus grosse partie des autoroutes au privé, 20 000 personnes. Huit ans plus tard, ils ne sont plus que 13 000. 

Jean-Philippe Catanzaro, coordinateur autoroutes de la fédération des transports de la CFTC, a fait partie de toutes les négociations sur l’emploi depuis la privatisation. Il était lui-même employé jusqu’à récemment par Escota, filiale de Vinci, qui gère 500 km d’autoroutes dans le sud de la France. « Dès le départ, chez Vinci, l’objectif était clair, il fallait dégraisser le mammouth, selon les dirigeants. Et c’est vrai qu’avec les 35 heures, on était clairement en sureffectifs. Syndicalement, on était tous d’accord pour accompagner le processus, avec le meilleur cadre possible pour les salariés. La plupart, agents de cabine depuis 30 ans en trois-huit, étaient souvent bien contents de partir avec un bon chèque. » La division en trois entreprises concessionnaires, abritant plusieurs filiales, pour des emplois éparpillés sur tout le territoire, expliquerait aussi la faible mobilisation face à cette hémorragie.

Les premières années sont donc passées sans cris ni fureur, grâce à cette alliance syndicale et patronale. Le dispositif CATS de cessation d’activité avant d’avoir atteint l’âge de la retraite, aidé en partie par l’État, a permis de se séparer d'une grosse partie de la masse salariale. Les usagers des autoroutes ont pu s’en rendre compte. Dans les cabines des péages gérés par Vinci notamment, il n’y a plus personne et le réseau est désormais largement automatisé. Rien que pour Escota, entre 2007 et 2013, 43 % de l’effectif est parti en fumée.

Puis les directeurs ont changé, les PDG aussi, et tout s’est accéléré. « Aujourd’hui, ceux qui partent n’ont pas le choix. Ils peuvent rester, mais cela ne va pas être agréable de continuer à travailler dans les entreprises... » Jean-Philippe Catanzaro assure que le personnel n’a plus « aucune visibilité sur son avenir », et que les « gens ont peur ». Licenciements et ruptures conventionnelles sont désormais largement privilégiés. Les différentes réorganisations internes ont accentué la polyvalence et la reconversion vers des postes plus qualifiés, mais aussi les risques psychosociaux, comme le montrent plusieurs expertises commandées par les comités d’entreprise : détresse psychologique, dépression, voire burn out, la réduction des postes passe de plus en plus mal, après des années de statu quo.

Si le personnel de péage a été fortement touché par l’automatisation, il s’agit aujourd’hui de couper dans la partie « structure », l’administratif en langage autoroute, et la « viabilité », tous ceux qui s’occupent du nettoyage, des espaces verts mais également de la veille et de la sécurité sur les voies. Dans un rapport comptable interne de Vinci sur l’une de ses filiales, l’objectif est clairement énoncé : en 2014, la rentabilité brute d’exploitation atteint son plus haut niveau historique, un record qui s’explique par une forte diminution des charges de personnel. Le géant du bâtiment, à lui seul, aurait contribué à réduire de moitié les personnels travaillant dans la branche autoroute. « Ce n’est pas le gros plan social qui va faire scandale, ça ne se voit pas, complète notre source, un ancien cadre. D’ailleurs, jusque récemment, ça ne posait pas trop de problème. On ne va pas se mentir, supprimer de l'emploi, ça permet de gagner de l'argent, mais il y a des limites à la recherche de la rentabilité. Là, on touche à l’os. »

Un employé d'une société d'autoroute relevant un arbre de la voieUn employé d'une société d'autoroute relevant un arbre de la voie © reuters

Cette baisse considérable sur le front de l’emploi intervient alors même que les trois groupes se partageant le réseau français accumulent les bénéfices, tirés notamment de la manne autoroutière : en 2014, Vinci a engrangé près de 2 milliards de bénéfices, Sanef-Abertis 655 millions d'euros (6,2 % de plus que l’année précédente) et Eiffage, de son côté, a annoncé un bénéfice net de 275 millions d'euros pour 2014, en hausse de 7 % sur un an.

Par ailleurs, ces sociétés bénéficient aussi du CICE (crédit d’impôt compétitivité et emploi). En mars 2014, le Journal du Net établissait que Vinci faisait bien partie des entreprises tricolores pouvant appliquer cet avantage fiscal, destiné initialement à « alléger le coût du travail » pour favoriser les embauches. Le journal Les Échos, lors de la mise en place de la mesure, avait estimé que les groupes Vinci et Eiffage pouvaient, tous deux, bénéficier d’une enveloppe de plusieurs dizaines de millions d’euros, sans que l'on puisse obtenir davantage de précisions sur les montants exacts. Dans le domaine autoroutier, cet argent aurait été affecté à la recherche, l’investissement sur la transition énergétique ou encore l’amélioration du service client. Effet pervers, la modernisation des gares de péage a ainsi accéléré l’automatisation et donc la baisse du nombre d’agents en poste. Par ailleurs, selon les syndicats, les entreprises n’auraient pas non plus joué le jeu de la revitalisation des bassins d’emploi abandonnés. Alors qu’il s’agit le plus souvent des zones autour des péages, isolées, rurales, donc peu pourvoyeuses en embauches.

Qu’a donc obtenu l’État en compensation de ce tour de passe-passe ? En plus du financement du plan de relance autoroutier à 3,2 milliards, les sociétés autoroutières se sont engagées à abonder à hauteur de 300 millions sur les trois prochaines années à l’Agence de financement des infrastructures de France, chargée de coordonner le financement des grands projets d’infrastructures (à sec depuis l’échec de l’écotaxe). Elles devront également apporter 200 millions d’euros à un fonds d’investissement dans les infrastructures géré par la Caisse des dépôts. En échange de cette manne financière, silence radio concernant la demande répétée de l’intersyndicale sur l’intégration d’un volet social dans les contrats qui seront passés entre l’État et les sociétés concessionnaires. Le cabinet de Ségolène Royal n'aurait même pas accusé réception. « L’État n’a pas vendu assez cher son réseau, car il avait, à l’époque, besoin d’argent frais rapidement. Le vice originel est là, poursuit le cadre interrogé par Mediapart. Car désormais, les deux parties sont dépendantes l’une de l’autre. Au vu des sommes que le gouvernement retire des concessions, il ne peut pas se permettre de mettre à mal les sociétés qui en sont propriétaires. » Quitte à se priver de tout moyen de pression sur l'emploi.

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François Lamy : « Martine Aubry veut peser, pas témoigner »

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Congrès mal gré, pour Martine Aubry et les siens. Une semaine après que la maire de Lille a choisi de rejoindre la motion de Jean-Christophe Cambadélis pour le prochain congrès du PS (lire notre article), l'un de ses plus fidèles, le député François Lamy, a répondu à notre invitation pour expliquer ce choix désarmant. Pour lui, « les choses ne sont pas aussi manichéennes » qu'on voudrait le croire : « Il y a dans la motion B [celle des ailes gauche et des parlementaires critiques] des députés qui ont voté la confiance à Manuel Valls, ce qui n'a pas été mon cas. »

Pour Lamy, le congrès socialiste qui s'ouvre (les votes auront lieu les 21 et 28 mai prochain, avant un rassemblement à Poitiers du 5 au 7 juin) « n'engage pas le PS pour les vingt prochaines années, mais pour les deux ans qui viennent ». Et pour bien finir le quinquennat, Aubry et les siens se sont demandé « où est-ce qu'on pèse le mieux ? », essentiellement en matière de politique économique et sociale, avec notamment l'idée de « réorienter les 15 milliards qui restent du pacte de responsabilité ».

Interrogé sur le caractère attrape-tout du texte de la motion A, également signé par le premier ministre Manuel Valls et la quasi-totalité des ministres de son gouvernement, Lamy réfute toute modification de leur version (pourtant manifeste, ainsi que nous l'avons raconté ici), mais reste vague sur sa valeur. Par exemple, cette formulation refusant « toute nouvelle extension du travail le dimanche », dont on ne parvient toujours pas à savoir si elle signifie l'abandon de cette partie de la loi Macron, qui revient bientôt à l'Assemblée. Interrogé ce vendredi matin, le ministre Christian Eckert est resté flou (voir ici). Pour François Lamy, c'est tout aussi trouble : « Cela veut dire que les députés socialistes seront mieux armés quand la loi va revenir à l'Assemblée. On pouvait éviter le 49-3 et trouver un compromis en première lecture. On va pouvoir en trouver un en deuxième lecture. »

En définitive, tout est affaire de « débat » et de « dialogue » pour parvenir à transformer une motion semblant convenir à tous mais dont on ne sait si elle engage grand monde, et surtout dans l'exécutif. « On veut peser, pas témoigner. On n'a pas fait tout ce qu'on a fait au parti pour échouer en 2017 ! », botte en touche Lamy, pour qui « les dirigeants socialistes ne sont pas hors-sol et voient bien les défaites électorales qui se succèdent et les attentes des électeurs ». Et quand on lui fait remarquer que François Hollande avait déjà un texte, son projet, en 2012, et qu'il lui a tourné le dos sitôt élu, Lamy avoue : « Oui mais qu'est-ce qu'on fait : on s'assied par terre et on attend la mort ?! Le président est suffisamment politique pour voir ce qui se passe et le recul de toute la gauche. Ce qui m'importe, ce sont les mesures qui seront prises. Si ça reste de l'ordre du discours, oui, ça poserait problème. Mais si la réalité du pacte de responsabilité amène à ce qu'on le réoriente, on ne va pas se plaindre. »

Cette possible réorientation doit-elle passer par un remaniement ? François Lamy le croit : « Il est clair que ce gouvernement a un défaut, il ne représente pas toutes les sensibilités du PS et de la gauche de gouvernement. François Hollande le sait. » Un tel remaniement est-il possible avec Manuel Valls à Matignon ? « Ce n'est pas le sujet, évacue-t-il. Ce qui compte, c'est le contenu de la politique menée. Chacun jugera s'il se sent bien à l'intérieur de cette politique. »

Ancien secrétaire d'État à la ville, démis de ses fonctions par Valls après les municipales et ayant refusé de revenir après les départs de Hamon et Montebourg, François Lamy semble en tout cas prêt à reprendre du service, et évoque en fin d'interview le devenir de la loi qu'il a fait voter fin 2013 (dont il regrette l'application « trop souple » en matière d'indépendance des conseils citoyens de quartiers face aux pouvoirs locaux), comme sa vision d'une laïcité qui doit « en rester à l'esprit de 1905 », s'affirmant pour l'abrogation de la circulaire Chatel sur l'accompagnement scolaire (qui « discrimine des femmes voulant s'intégrer ») et contre l'interdiction du voile à l'université (« on a affaire à des adultes »). « La laïcité ne doit pas être la disparition des religions de l'espace public ou le laisser-faire, dit-il. Ce qui ne veut pas dire qu'on abandonne le combat politique sur les droits de la femme et sur ce que représente aux yeux des religions le fait d'obliger des femmes à se voiler. »

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Valls touche à la liberté d’expression pour lutter contre le racisme et l’antisémitisme

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Dans le contexte français post-attentats, Manuel Valls n’allait pas laisser passer l’occasion de présenter lui-même le plan de lutte contre le racisme et l’antisémitisme préparé par le nouveau délégué interministériel Gilles Clavreul, que le premier ministre a placé sous sa tutelle. Entouré d’un aréopage de ministres, il s’est symboliquement rendu à Créteil, dans le Val-de-Marne, où a eu lieu une violente agression antisémite en décembre 2014 – un couple a été séquestré à son domicile, la jeune femme violée et leur appartement cambriolé.

Dans une opération de communication savamment orchestrée, il a « échangé » avec des élèves du lycée Léon-Blum, avant d’aller en préfecture annoncer ses 40 mesures. Rarement la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, élevée au rang de « grande cause nationale » par François Hollande, n’avait attiré autant de lumières sur elle. Le prédécesseur de Gilles Clavreul, le préfet Régis Guyot, n’avait pas eu droit à ces honneurs. Faute de moyens et d’attention, son action était restée dans l’ombre.

Tweet de Manuel Valls lors de son «échange» avec des élèves du lycée Léon-Blum de Créteil.Tweet de Manuel Valls lors de son «échange» avec des élèves du lycée Léon-Blum de Créteil.

« C’est un fait incontestable : le racisme, l’antisémitisme, la haine des musulmans, des étrangers, l’homophobie augmentent de manière insupportable dans notre pays », a lancé Manuel Valls, qui refuse d’utiliser le terme d’islamophobie qu’il considère instrumentalisé par les islamistes et l’extrême gauche. Avant d’expliquer comment « enrayer la mécanique sourde de la haine », le premier ministre a rappelé que « la France, c’est une certaine idée de l’humanité. C’est le refus catégorique d’une hiérarchie entre les êtres, le refus du relativisme, une haute idée de la dignité de chacun ».

Doté de 100 millions d’euros sur trois ans, le nouveau plan clive les associations engagées sur le terrain. L’une des mesures les plus polémiques est celle qui vise à réprimer plus durement les propos antisémites, racistes et homophobes en les faisant basculer du droit de la presse au Code pénal. « Être raciste, antisémite, xénophobe, c’est commettre un délit. C’est inscrit dans notre droit : ceux qui y contreviennent doivent être sanctionnés », a-t-il martelé.

À cet effet, une « unité nationale de lutte contre les contenus illicites » dédiée aux enquêtes de police judiciaire est créée au sein du ministère de l’intérieur. Dans son collimateur : Internet et les réseaux sociaux. « La passivité sur Internet, c’est fini. L’irresponsabilité, c’est fini. La complicité, c’est fini. Je le dis à tous ceux qui participent à la régulation du numérique ! », a grondé Manuel Valls, qui a ajouté vouloir faire du racisme et de l'antisémitisme une « circonstance aggravante » pour tous les crimes et délits.

Sortir les discours haineux de la loi de la presse de 1881, qui constitue le cadre juridique de la liberté d’expression, droit fondamental reconnu à l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, n’est pas sans conséquence. Jusqu’à présent, les manifestations de la pensée bénéficiaient toutes, sans exception, d’un statut spécifique : afin de garantir la liberté d’expression et le pluralisme, les abus ne pouvaient pas être jugés en urgence, par le biais de la comparution immédiate ; les délais de prescription étaient réduits ; et les prévenus ne pouvaient pas être placés en garde à vue. Ce qui ne les empêchaient pas d’être sanctionnés, via un régime de responsabilité en cascade.

En poursuivant ces propos comme n'importe quel délit de droit commun, le risque est de basculer dans une justice expéditive sur des cas parfois difficiles à trancher. Paradoxalement, la mesure phare du plan viendrait ainsi porter atteinte à la liberté d’expression, pour laquelle plus de 4 millions de personnes sont descendues dans la rue le 11 janvier 2015, à la suite des attentats contre Charlie Hebdo et le supermarché casher.

La Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme (Licra) et l'Union des étudiants juifs de France (UEJF) sont favorables à cette réforme. Ces organisations sont isolées. La Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH), dont la présidente Christine Lazerges n'a pas été consultée alors que l'instance qu'elle représente publie chaque année un rapport sur l'état du racisme, de l'antisémitisme et de la xénophobie, a récemment rendu un avis proposant de maintenir les délits d'opinions et les abus de la liberté d'expression dans la loi du 29 juillet 1881, estimant que ce dispositif « définit, de manière subtile et évolutive, l’équilibre à maintenir entre la liberté d’expression, qu’elle protège, et ses limites ».

C’est également la position de la Ligue des droits de l’homme (LDH), du Syndicat de la magistrature (SM) et de la plupart des juristes spécialistes du droit de la presse, selon lesquels la procédure actuelle assure des débats apaisés. « Une société démocratique ne peut condamner pénalement l’usage de la parole sans dresser de solides garde-fous contre la censure », rappelait récemment le SM dans un communiqué. « Si la loi passait et que Charlie était jugé à nouveau pour les caricatures de Mahomet, on pourrait être jugés en comparution immédiate, entre un escroc et un dealer », estimait de son côté Richard Malka, l’avocat de Charlie Hebdo, dans Libération le 4 mars. Défendant les droits et libertés des citoyens sur Internet, la Quadrature du net estime quant à elle que cette « diabolisation trahit de la part de nos représentants élus un inconfort profond vis-à-vis de la liberté d’expression en général ».

À part cette mesure contestée, le plan ne comprend pas de propositions majeures. De manière attendue, Manuel Valls a fait de l’école, après Internet, l’autre lieu de lutte contre le racisme. « Nous ne pouvons rester sans réaction lorsque dans une classe certains sujets ne peuvent pas être évoqués, quand l’enseignement de l’Histoire suscite la confrontation », a-t-il affirmé. Égrenant un triptyque « prévention, éducation, sanction », il a assuré que le signalement des faits jugés problématiques devait être « amélioré ». Tels des pompiers, des « équipes d’intervention d’urgence » pourront être sollicitées lorsque les enseignants rencontrent des difficultés. Plus horizontales, les actions de médiation assurées par « d’autres jeunes » seront multipliées. Les élèves devront aussi aller au musée – ce qu’ils font déjà – pour se souvenir des « grandes épreuves » que la France a connues.

Le dernier axe du plan annoncé vendredi s’adresse à « toute la société » qu’il s’agit de « mobiliser » grâce à une « campagne nationale de sensibilisation » engagée « dès cet été » et « complétée par une campagne offensive et participative à partir de l’automne qui reposera notamment sur les acteurs de l’Internet ». S’ensuit une collection de mesures aux contours si flous qu’elles risquent d’apparaître comme des gadgets : des « ambassadeurs du sport (…) formés à la citoyenneté, la laïcité et la lutte contre les préjugés » intervenant auprès des clubs sportifs ; des volontaires du service civique pour « épauler » les associations ; une semaine dédiée à la lutte contre le racisme « en mars » ; des artistes, des sportifs, des intellectuels et même des « artisans d’excellence » désignés « grands parrains de la lutte contre le racisme et l’antisémitisme ». Sans oublier la création d’un « club de mécènes » pour aider les entreprises à organiser les « nombreuses initiatives privées [qui] voient déjà le jour ».

Au-delà de ce saupoudrage, Manuel Valls n'a pas cité de mesures pour lutter contre les discriminations et garantir l'égalité des droits. «La LDH déplore que ce plan ne comporte aucune mesure pour lutter contre le développement des inégalités, lequel porte une grande responsabilité dans l'exacerbation des frustrations, des colères et des dérives haineuses», indique cette organisation. Dans un éloquent portrait que lui consacre Libération, Gilles Clavreul théorise ce qui n'est pas un oubli. Selon ce préfet de 41 ans, entré au ministère de l'intérieur en 2007, la question du racisme ne doit pas être confondue avec celle des discriminations et des relégations territoriales. Comme le premier ministre, il se refuse à employer le terme d'islamophobie. Les collectifs promouvant ce combat sont, d'après lui, « dans une revendication victimaire destinée à faire reconnaître un groupe en tant que groupe ». Tout aussi critiquables sont, ajoute-t-il, « ces gauchistes qui jouent sans vergogne le jeu du communautarisme ». Cette mise à distance est surprenante de la part du plus haut représentant de l'État chargé de remédier au racisme sous toutes ses formes. Elle l'est d'autant plus que ce vocable, malgré ses imperfections, est aujourd'hui retenu par les sciences sociales à travers le monde et la plupart des organisations internationales. Pour rappel, l'islamophobie ainsi définie n'est pas entendue comme la critique d'une religion, mais comme une idéologie construisant et perpétuant des représentations négatives de l'islam et des musulmans et donnant lieu à des pratiques discriminatoires et d'exclusion. Quant au voile, il semble que le sujet l'agace. Ce qui pose également problème dans la mesure où les femmes portant un foulard sont actuellement parmi les principales victimes des actes anti-musulmans, pour ne pas dire islamophobes.

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Le gouvernement joue la montre face au scandale de l'université des Antilles

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Qui a intérêt à étouffer le scandale des colossaux détournements de fonds à l’université des Antilles ? En mai 2014, Mediapart révélait les contours de cette affaire aux multiples ramifications politiques et dans laquelle près de 9 millions d’euros de subventions européennes accordées à un laboratoire de l'université se sont « évaporés ». Depuis un an, une information judiciaire est ouverte pour « détournement de fonds publics » et « escroquerie aux subventions en bande organisée » concernant les fonds européens perçus par le Ceregmia, laboratoire de l’université des Antilles.

L’affaire a été confiée à la juridiction interrégionale spécialisée qui gère ce type de dossier, « compte tenu du caractère systématique et de la gravité des infractions, compte tenu aussi des complicités et des complaisances importantes », expliquait à l’époque le procureur de Fort-de-France, Éric Corbaux.

Rappel des faits : à partir de 2009, neuf conventions sont passées par ce laboratoire avec le Fonds européen de développement régional (FEDER). Cinq dépassent 1,5 million d’euros. Or, de manière systématique, a commencé à découvrir la Cour des comptes dans un rapport daté de 2013, le laboratoire fournissait des pièces justificatives de dépenses – qui permettent à l’université de se faire rembourser par le FEDER – sans rapport avec l’objet des programmes de recherche. Mediapart, qui a eu accès à de nombreux documents comptables, a en effet pu constater que le laboratoire n’hésitait pas à présenter pour plusieurs milliers d’euros des factures d’« implémentation d’éolienne »« d’accessoires et pièces automobiles » ou de faramineuses factures d’abattage d’arbres… Le tout sans aucun lien avec les projets de recherche annoncés.

Certaines factures étaient même présentées plusieurs fois, comme l’avait déjà relevé la Cour des comptesRésultat, le taux des factures ne pouvant en réalité ouvrir droit à aucun remboursement par l’Europe s’est avéré très élevé, jusqu'à 80 % dans certains cas.

Au total, ce sont près de 9 millions d’euros, selon des sources proche de l'enquête, qui ont été engloutis dans ce qui ressemble à un système bien organisé,  plaçant aujourd’hui l’université dans une situation financière intenable. Au vu de ces montants colossaux, chacun s’interroge sur la destination de ces sommes. D’autant que le rôle joué dans cette affaire par les deux présidents de région, Serge Letchimy (apparenté PS) en Martinique et Victorin Lurel (PS) en Guadeloupe – la Région étant autorité de gestion pour ces subventions européennes – a, dès le départ, donné un tour très politique au dossier. 

L'université des AntillesL'université des Antilles © DR

Malgré les moyens dérisoires des enquêteurs sur place – les demandes du procureur auprès de la garde des Sceaux pour obtenir du renfort sont restées lettre morte –, l’investigation progresse et, selon nos informations, de premières mises en examen pourraient prochainement être prononcées. À Fort-de-France, certains doutent pourtant que l’enquête aboutisse un jour tant les pressions dans cette affaire sont importantes. L’affaire empoisonne l’île depuis des mois. Pneus crevés, amortisseurs sectionnés, plusieurs enseignants rencontrés à Fort-de-France et qui ont, de près ou de loin, participé à dénoncer les errements du Ceregmia nous ont raconté les tentatives d’intimidation qu’ils ont subies ces derniers mois. Tous ont demandé à rester anonymes. La présidente, qui a été la cible d’une très violente campagne – recevant même des menaces de mort –, a été placée sous protection.

C’est d’ailleurs pour échapper à ce climat délétère que la procédure disciplinaire concernant les trois enseignants au cœur de l’affaire, le directeur du laboratoire Fred Célimène, Kinvi Logossah et Éric Carpin, les deux premiers étant suspendus de leurs fonctions, a été dépaysée à Toulouse. Me Olivier Bureth, qui représente l’université dans la procédure, explique avoir déposé trois mémoires de plus d’une centaine de pages chacun et « qui portent tant sur les fautes financières, les fautes administratives et les faits de diffamation » envers plusieurs responsables de l'université.

Près d’un an après nos révélations, et alors que les rapports publics se sont accumulés pour alerter sur les graves dérives, la communauté universitaire et, au-delà, beaucoup de Martiniquais comme de Guadeloupéens ont le sentiment que l’impunité règne dans ce dossier très politique. Le trouble jeu du gouvernement dans cette affaire ne peut, en effet, qu’intriguer.

Il y a quelques jours, les universitaires ont ainsi eu la surprise de constater la promotion au titre de professeur, « par décret du président de la République en date du 30 mars 2015 », de l’ancien président de l’université Pascal Saffache, qui a dirigé celle-ci de 2009 à 2013, années où l’essentiel des détournements ont été commis. Cette promotion au titre des emplois réservés aux anciens présidents d'université n’a pourtant rien d’automatique. Contactée, la présidente Corinne Mencé-Caster confirme à Mediapart que c'est bien le ministère qui lui « a demandé de procéder à la transformation du statut de M. Saffache » pour lequel, compte tenu des procédures en cours, l'université n'avait rien demandé. 

Pourtant, le rapport du Sénat consacré à la gestion de l’université comportait un passage explicite sur les graves manquements de cet ancien président. Les rapporteurs pointaient « l'isolement et le manque d'expérience du président alors en exercice, M. Pascal Saffache, qui l'ont conduit à signer les conventions de recherche du laboratoire sans même que les services de la direction des affaires financières aient procédé aux vérifications nécessaires. M. Saffache s'est régulièrement retrouvé en position de faiblesse face aux agissements de M. Célimène qui avait pour habitude d'inscrire au dernier moment à l'ordre du jour du conseil d'administration des projets de recherche sans que ceux-ci aient pu être instruits préalablement par les services concernés. En outre, M. Saffache a intégré le CEREGMIA en tant qu'enseignant-chercheur en septembre 2008 et y a soutenu, en 2009, son habilitation à diriger des recherches (HDR), ce qui l'a placé dans une situation de lourde ambiguïté. À plusieurs reprises, dans les courriers qu'il a adressés en tant que président de l'UAG à M. Célimène, M. Saffache donne l'impression de s'excuser de mettre en question la gestion du laboratoire ».

Campus de SchoelcherCampus de Schoelcher © DR

Comment expliquer que le ministère, alors qu’une information judiciaire est ouverte, insiste auprès de l’université pour faire accéder ce protagoniste essentiel au titre de professeur ? Interrogé sur ce point, le cabinet de Najat Vallaud-Belkacem nous a répondu que « M. Saffache remplissait toutes les conditions pour être qualifié et nommé par cette voie », rappelant également qu’il ne faisait l’objet « d’aucune procédure disciplinaire ». Entendu au SRPJ de Martinique, dans le cadre de l’enquête pour « escroquerie » et « détournement de fonds en bande organisée », M. Saffache est pourtant bien une personnalité centrale du dossier.

Plus étonnant encore, Mediapart s’est procuré un rapport interne de Bercy et de l’IGAENR (l’Inspection de l’enseignement supérieur) dont les conclusions, pourtant accablantes, n’ont suscité aucune réaction des autorités de tutelle. Fin 2013, Bercy qui disposait déjà d’un rapport sans appel de la Cour des comptes sur les dérives financières de l’université, avait en effet commandé une enquête administrative spécifique sur l’agent comptable de l’établissement, Micheline Hugues, recrutée en septembre 2008. La manière dont cette responsable des services financiers de l’université a travaillé est effectivement cruciale pour l’enquête en cours. C’est durant cette période que les dérives financières, déjà constatées dans le laboratoire, prennent une tout autre échelle.

Pour commencer, les rapporteurs s’étonnent du cumul des fonctions de Mme Hugues, qui était à la fois agent comptable et responsable des services financiers. Ils notent, par ailleurs, « de graves insuffisances en matière de contrôle ». L’absence de « suivi par code analytique (…) pour répondre à l’exigence des règlements sur la gestion des fonds européens d’une comptabilité spécifique par convention » qui, expliquent-ils, « a rendu très problématique le rattachement des dépenses aux différentes conventions ». « L’agent comptable a ainsi procédé, faute d’avoir organisé des procédures comptables adaptées, à la certification de dépenses qui sont en définitives apparues inéligibles », affirment-ils.

« Des facilités particulières furent accordées par Mme Hugues au laboratoire Ceregmia, dont la gestion apparaissait pourtant très contestable du point de vue de la gestion financière. » Facilités parmi lesquelles « la mise à disposition en 2010 d’une base de données des dépenses de l’UAG ». Un élément déterminant puisque, précisément, le laboratoire a fait remonter des factures n’ayant aucun rapport avec les projets de recherche pour lesquels il sollicitait les fonds européens. Très vite, le déficit explose. Or, « le compte financier 2012 n’a été produit qu’en avril 2013 avec une absence d’informations sur l’origine du déficit 2012 de 7 millions d’euros », relèvent les rapporteurs. 

En juin 2013, l’agent comptable se voit signifier son détachement par la nouvelle présidente de l’université, Corinne Mencé-Caster, qui découvre les graves dérives au sein de son service. La comptable commence alors un curieux ménage. « Dans l’optique de son départ, Mme Hugues a procédé délibérément à la destruction et à la soustraction d’informations qu’elle détenait au titre de ses fonctions, par plusieurs moyens », notent les rapporteurs. « Tous les dossiers papier ont été éliminés par elle-même, selon le témoignage de plusieurs agents de son service, au moyen d’un destructeur de documents », poursuivent-ils. La mémoire comptable d’un établissement qui gère plusieurs millions d’euros passe donc méthodiquement à la broyeuse.

Elle restitue aussi son ordinateur professionnel après avoir opéré quelques modifications. Le 25 juillet, un huissier de justice constate que « l’unité centrale de l’ordinateur est manquante ». Le disque dur a disparu. Dans un mail récupéré auprès de ses agents, elle avait indiqué préalablement vouloir opérer un « formatage de bas niveau », ce qui, notent les rapporteurs, « consiste à effectuer un effacement irréversible des données ». L’opération étant apparemment trop complexe, elle a finalement opté pour la récupération du disque dur. La responsable des services financiers s’est « toujours refusée à ce que soient effectuées (des) sauvegardes concernant ses propres documents de travail dématérialisés ou ses correspondances électroniques professionnelles ». Ainsi, il « n’en est resté aucune trace », s’étonnent aussi les rapporteurs.

« En soustrayant notamment de précieuses informations pour l’identification des produits à recevoir sur conventions dont le solde débiteur s’élevait à 6 199 835 euros au 31 décembre 2012 », selon les éléments décrits dans le rapport, la comptable a clairement rendu les subventions européennes impossibles à tracer. Les rapporteurs s’étranglent devant les primes perçues par la comptable de l’université – 11 000 euros en 2009, par exemple, pour une prétendue « participation à des opérations de recherche », puis l’octroi étonnant d’une « prime président ». Ils soulignent aussi que le président Saffache a témoigné de « certaines pressions pour l’obtention de ce régime favorable ». 

Qu’a fait Bercy de ce brûlot ? Contacté à plusieurs reprises, le cabinet de Michel Sapin n’a jamais donné suite à nos demandes. Par un arrêté de juin 2014, Micheline Hugues, qui avait réintégré la direction régionale des finances publiques de la Guadeloupe, a été affectée au centre des finances publiques de Pointe-à-Pitre. Aucune procédure disciplinaire n’a été engagée. 

Passé inaperçu en métropole, le drôle de jeu du gouvernement lors de l’examen du projet de loi portant création de l’université des Antilles, qui n’a depuis la scission du pôle guyanais toujours pas d’existence légale, a dérouté aux Antilles.

Le texte était examiné en séance le 19 février dernier. À la dernière minute, alors qu’il faisait l’objet au Sénat et en commission des affaires culturelles d’un très large consensus, notamment autour du principe du « ticket à trois » – la présidence et les vices-présidents des pôles se présenteraient sur des listes communes pour garantir l’unité de l’institution –, deux amendements sont déposés par le député et président du conseil régional de Guadeloupe Victorin Lurel.

Le premier vise à répartir les moyens entre le pôle Guadeloupe et le pôle Martinique, en fonction de la superficie des établissements. Pour Lurel, rencontré à Paris par Mediapart, il s'agissait, concernant le premier amendement, de poser le principe « d'une répartition du budget équitable. Nous avons plus d'étudiants, plus de surfaces avec un campus pour lequel la Région a investi 40 millions d'euros », rappelle-t-il. 

Le second amendement entendait revenir sur le principe du « ticket à trois », l’élection conjointe du président de l’université et des présidents des deux pôles. Le député de Guadeloupe, qui assure en faire un casus belli, explique que ce principe est « contraire à l'idée d'autonomie des pôles ». Beaucoup trop défavorables à la Martinique, et risquant d'entraîner la scission de l’établissement, ces amendements sont sèchement écartés en commission réunie en urgence le 18 au matin. Dans la nuit, le gouvernement les réintroduit, allant donc à l’encontre de ce qu’avait pourtant défendu le rapporteur socialiste Christophe Premat, ce qui jette un certain malaise côté socialiste.

Patrick Bloche lors de l'examen du projet de loi portant création de l'université des AntillesPatrick Bloche lors de l'examen du projet de loi portant création de l'université des Antilles © LD

La ministre de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur, Najat Vallaud-Belkacem, justifiera son amendement retirant le ticket à trois en évoquant un « accord politique », ce qui pour ceux qui en doutaient vient confirmer qu’on est visiblement bien loin des intérêts universitaires… Interrogé sur ce point, son cabinet nous a répondu que la ministre faisait référence « à l'ordonnance du 17 juillet 2014 qui acte une grande autonomie des pôles » mais que le ministère est bien « attaché à l'unité de la future université »

Ce qui est sûr, c'est que des consignes dans les rangs socialistes ont été données, et le second amendement est adopté à une très courte majorité, Patrick Bloche, président de la commission des affaires culturelles, utilisant son temps de parole par d’infinies circonlocutions pendant que l’on bat le rappel dans les rangs socialistes encore trop clairsemés (voir à partir de 2 h 25). L’épisode frise le ridicule. Comme le texte finalement voté n’est pas conforme à celui adopté par le Sénat, une commission mixte paritaire est réunie le 11 mars dernier.

Le rapporteur du texte à l’Assemblée, Christophe Premat (PS), qui ne veut pas se déjuger, sera finalement écarté et remplacé in extremis par un parlementaire plus conciliant, Yves Durand. Christophe Premat, qui ne souhaite pas trop s'étendre sur ces événements, confirme avoir très tôt senti « les pressions politiques dans ce dossier, et ce dès l'examen du texte en commission ». Malgré ces petits arrangements, aucun accord ne sera trouvé en commission mixte paritaire, ce qui fait qu’à ce jour l’université des Antilles n’a toujours pas d’existence légale, et que son fonctionnement au quotidien en est entravé.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que la communauté universitaire antillaise, depuis les révélations sur les détournements de fonds du Ceregmia, se sent assez peu soutenue par le gouvernement. L’implication dans cette affaire du président de région proche du PS, Serge Letchimy (c’est lui qui a notamment insisté pour que les dossiers du Ceregmia soient reprogrammés, malgré les multiples mises en garde sur les dérives financières du laboratoire – lire notre enquête), y est peut-être pour quelque chose. Serge Letchimy continue de s’afficher aux côtés de l’ex-directeur du Ceregmia, qu’il qualifiait encore récemment en séance plénière du conseil régional « d’ami (qu'il) respecte », regrettant la « chasse à l’homme » dont celui-ci ferait l’objet.

La presse locale n’a pas manqué de relever la présence de Fred Célimène au congrès du PPM (parti progressiste martiniquais) d’octobre dernier. Certains élus du parti, comme Camille Chauvet, qui se présentait récemment dans un entretien à France Antilles, comme le « soldat de Letchimy »participent activement à la campagne de dénigrement contre la présidente de l’université. Ce dernier a récemment posté sur son compte Facebook un photomontage la représentant en bouledogue aux côtés de François Hollande, avant de le retirer à la demande de Serge Letchimy. 

Alors que beaucoup d'universitaires se demandent si cette fragilisation de l'université, voire son éclatement, n'est pas le meilleur moyen d'étouffer l'affaire du Ceregmia, Victorin Lurel dénonce lui un « amalgame dépréciatif et insultant. L'affaire est devant les tribunaux », souligne-t-il. Si la région Guadeloupe a bien reprogrammé en 2011 trois dossiers émanant du Ceregmia (pour un montant de 4,7 millions d’euros), et ce malgré les doutes sur les remontées de factures, il l'avait fait, nous avait-il expliqué l'an dernier dans un courrier, « sous (la) lourde insistance » de Serge Letchimy. Contacté à plusieurs reprises, Serge Letchimy n'a pas donné suite à nos demandes d'entretien. 

En cette année électorale (les élections pour la collectivité territoriale unique de Martinique se tiendront en décembre), le gouvernement estime-t-il que tout ce qui pourrait gêner ce proche du parti socialiste est malvenu ? Les voix de ces deux territoires ultramarins pourraient bien être cruciales pour la présidentielle de 2017. De quoi passer, peut-être, quelques « accords politiques » comme l’expliquait Najat Vallaud-Belkacem. François Hollande effectuera son premier voyage aux Antilles en tant que chef de l’État les 9 et 10 mai prochains.

BOITE NOIREMM. Célimène et Logossah ont attaqué Mediapart en diffamation pour l'article intitulé « Université Antilles-Guyane : des subventions siphonnées à grande échelle ». Ils ont été déboutés. Les responsables du Ceregmia ont néanmoins fait appel. 

Micheline Hugues n'a pas donné suite à notre mail.

Serge Letchimy, contacté par mails et SMS, n'a pas donné suite.

Patrick Bloche, contacté à plusieurs reprises, n'a pas répondu à nos appels ni à nos SMS.

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Comptes en Suisse: la liste des parlementaires s'allonge

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Le grand œuvre de Dominique Tian, à l'Assemblée nationale, c'est un rapport au Karcher contre les fraudeurs aux prestations sociales, ceux qui grugent le RSA ou les allocations familiales, parfois pour 100 euros de plus par mois. Mais pendant qu'il réclamait, sabre au clair, plus de sanctions pénales contre ces tricheurs de seconde zone, le député UMP dissimulait un compte en Suisse, non déclaré au fisc, farci d'environ 1,5 million d'euros, si l'on en croit les chiffres fournis à Mediapart par l'intéressé lui-même. Aujourd'hui, Dominique Tian pourrait bien être rattrapé par la justice.

Vendredi 17 avril, la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) a saisi le parquet de Paris, estimant que l'élu avait rempli des déclarations de patrimoine potentiellement mensongères, « en raison notamment de l'omission d'avoirs détenus à l'étranger ». Le procureur devrait, en toute logique, ouvrir dans la foulée une enquête préliminaire.

Depuis les lois sur la transparence, toute « omission » peut valoir jusqu'à trois ans de prison et 45 000 euros d'amende aux délinquants en cravate, possiblement privés de leurs droits civiques et d'exercer toute fonction publique. Après Degauchy (UMP), Sido (UMP), Brochand (UMP), Dassault (UMP) et de Montesquiou (UDI), c'est la sixième fois que la HATVP (créée fin 2013 pour contrôler l'enrichissement des élus) transmet à la justice des déclarations de patrimoine de parlementaires.

D'après nos informations, les griefs retenus à l'encontre de Dominique Tian, chef d'entreprise dans le privé, portent non seulement sur un ancien compte outre-Léman, mais aussi sur un hôtel en Belgique, non signalé à la HATVP.

C'est en fait une « vieille » déclaration de patrimoine datant de 2012 qui est visée, qui ne mentionnait pas les fonds suisses. L'ex-commission pour la transparence financière de la vie politique, chargée à l'époque d'éplucher les déclarations, était alors dépourvue de moyens de contrôle effectifs et facilement flouée. Après l'affaire Cahuzac, le député a profité de la cellule de régularisation mise en place en 2013 par le ministère du budget pour rapatrier son argent. « J'ai réactualisé ma déclaration de patrimoine en 2014, ainsi que ma déclaration d'ISF (impôt sur la fortune –ndlr) », affirme Dominique Tian à Mediapart.

Du coup, cet ancien évadé fiscal ne comprend pas qu'on vienne aujourd'hui lui chercher des noises. « Je suis passé par la cellule de régularisation comme 35 000 Français, dit-il. J'ai tout déclaré. Et aujourd'hui, ce sont les élus transparents, comme moi, qui se retrouvent poursuivis par la HATVP ?! Un esprit mal intentionné dirait qu'il valait mieux ne pas régulariser ! » Mais en matière pénale, un délit n'est prescrit qu'au bout de trois années.

« Ce compte en Suisse a été ouvert par mon père, veut relativiser le député, usant du même argument que son collègue Lucien Degauchy ou que le sénateur Bruno Sido (voir leurs déclarations à Mediapart en novembre dernier). C'est un héritage. On l'a appris tardivement. C'était compliqué à gérer, comme dans toutes les familles… » À quelle date exactement son père est-il décédé ? « Il y a environ dix ans. » Pourquoi ne pas avoir rapatrié plus tôt ? « La procédure Cazeneuve est faite pour ça », répond tranquillement Dominique Tian.

L'élu rappelle d'ailleurs que sur le plan fiscal, il s'acquittera des pénalités. « J'attends de savoir de combien elles seront. Je n'ai pas de nouvelles de Bercy mais je crois que dans ces cas-là, c'est entre 10 % et 40 % du montant. » Et de quel montant parle-t-on précisément ? « Entre 1,5 et 1,8 million d'euros. » Quand on s'étonne du flou, le Marseillais répond : « Comme ils sont bien placés, ça rapporte. »

Par ailleurs, ce gérant de société (qui avait empoché plus de 600 000 euros de revenus ou dividendes en 2013) s'occupe d'un hôtel en Belgique, « acheté pour 7 ou 8 millions d'euros » dans les années 2000, qu'il a choisi de ne pas signaler dans sa déclaration de patrimoine. « J'estime que c'est un outil professionnel qui n'a pas à figurer, tandis que la HATVP dit que c'est un bien personnel, explique Dominique Tian. Mais c'est un hôtel acheté par mes sociétés, pas par moi. » La justice devra trancher ce débat.

En attendant, le député UMP, qui rappelle avoir voté contre les projets de loi sur la transparence, critique une Haute autorité « soi-disant indépendante ». Il ne le dit pas, mais ces derniers temps, dans les couloirs de l'Assemblée, plusieurs de ses collègues s'en chargent, sous couvert d'anonymat : « Les parlementaires épinglés sont tous de droite ! » Formulé ainsi, ça n'est pas inexact. Mais outre quelques explications sociologiques, il faut rappeler que la HATVP a bien accroché plusieurs ministres de François Hollande, à commencer par l'ancienne secrétaire d'État Yamina Benguigui, renvoyée en décembre devant le tribunal correctionnel son procès a été reporté pour des raisons personnelles mais devrait se dérouler cet été.

Le secrétaire d'État chargé des relations avec le Parlement, Jean-Marie Le Guen, a également été épinglé en juin dernier pour avoir minoré son patrimoine immobilier d'environ 700 000 euros. Les discussions ayant abouti à une réévaluation de ses avoirs de 30 % « seulement », la Haute autorité n'a pas jugé opportun de saisir la justice. Mais ce proche de Manuel Valls devait écoper d'un redressement sur son ISF d'environ 50 000 euros, rien que pour l'année 2013, d'après les informations recueillies par Mediapart. A-t-il bien eu lieu ? Pou r quel montant ? Toujours en place, Jean-Marie Le Guen refuse invariablement de répondre à Mediapart sur ce point. 

Il faut enfin évoquer Thomas Thévenoud, éphémère secrétaire d'État qui ne déclarait pas régulièrement ses impôts. La vérifiation fiscale lancée par la HATVP au lendemain de sa nomination a débouché, après des jours de tergiversations, sur son éviction du gouvernement début septembre. S'il est retourné siéger à l'Assemblée nationale, on ne l'entend plus dénoncer, comme auparavant, les ravages de la fraude fiscale. Dominique Tian va-t-il lui aussi renoncer à ses diatribes contre les fraudeurs au RSA ou les étrangers qui, à ses yeux, abusent de l'aide médicale d'État ?

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Franck Brinsolaro, le baroudeur qui protégeait Charb

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Son boulot était de se fondre dans le paysage, sa nature d’être réservé et taiseux. « Jusqu’à l’extrême », décrivent ceux que Franck Brinsolaro a protégés avant qu’il ne soit tué aux côtés de Charb, le 7 janvier 2015. À ce jeu de la discrétion, l’officier de sécurité était si doué que c’est seulement après sa mort que certains de ses proches ont découvert, de la bouche du président de la République François Hollande, ses principaux faits d’armes. L’évacuation en 1996 de 46 ressortissants français pris sous le feu des talibans à Kaboul ; la sécurisation, en juillet 1997, de l’ambassade de France au Cambodge, visée par des tirs d’obus lors du coup d’État de Hun Sen, et l’évacuation de 35 écoliers français lors d’affrontements armés au Congo en 2005.

Au printemps 2008, à Toulon. Au printemps 2008, à Toulon. © DR

Franck Brinsolaro, matricule 341980, compartimentait. Entre son travail de policier au sein de la sous-direction des personnes protégées du service de la protection (SDLP) et sa vie privée. Entre ses missions de sécurisation d’ambassades françaises à l’étranger et celle de protection rapprochée des juges antiterroristes de la galerie Saint-Éloi à Paris. Entre le Sud-Est où vivent toujours ses parents et son frère jumeau, et l’Eure, son port d’attache auprès de sa seconde épouse, Ingrid, rédactrice en chef de l’hebdomadaire local L’Éveil normand. Le brigadier l’avait rencontrée trois ans plus tôt et épousée quelques jours avant un nouveau départ pour l’Afghanistan.

« Ce n'était pas un grand baraqué, mon mari, a décrit Ingrid Brinsolaro dans Ouest-France. Mais un gars bien taillé, de 1,76 mètre, fin, discret, jamais un mot plus haut que l'autre. Un homme courageux qui adorait son métier. Protéger les gens, il avait ça dans le sang. » Ce sportif, qui entretenait sa fine silhouette à coups de tractions et de course à pied, était père d’une petite May de 14 mois et d’un grand garçon, Kevin, 25 ans, issu d’une première union. Le fiston travaille chez Peugeot au nord de Paris, mais envisage de prendre la relève du père dans la police.

« Franck avait toujours un petit sourire au coin des lèvres qui voulait dire “Je vous aime, mais j’aime aussi ma liberté” », se souvient un vieil ami de la famille, lors de la cérémonie d’hommage organisée le 23 janvier à La Major à Marseille. Qui salue : « Ce ne sont pas des gens qui ont été abattus, ce sont des archétypes, le symbole du policier qui protège l’autre dans l’anonymat. » La cathédrale est bondée de flics, toute la famille police marseillaise est là pour saluer la mémoire de l’enfant du pays, dont les obsèques ont eu lieu huit jours plus tôt à Bernay (Eure).

Officier depuis 1989 à Marseille où il dirige les 65 policiers en tenue du Groupe de sécurité de proximité (GSP), son frère jumeau, Philippe Brinsolaro, parle d’un « monde à part ». Celui des « anges gardiens » du SDLP, comme les ont surnommés les médias depuis les attentats de Paris. En plus de leurs missions protocolaires, ces policiers à l’oreillette protègent en permanence quelque 115 personnes que l'Unité de coordination de la lutte antiterrorisme (UCLAT) estime menacées. « Quand nous nous voyions, nous restions très discrets sur notre travail, dit Philippe Brinsolaro. Nous, nous assurons la tranquillité du citoyen, lui…, il était habilité secret-défense, je ne voulais pas le mettre en porte-à-faux. Nous étions toujours dans l’inquiétude, mais ça aurait été pire s’il nous avait donné des infos. On préférait rigoler, parler de la famille, aller à la plage. »

Au premier plan, le 11 janvier 2015, les officiers chargés d'assurer la sécurité des chefs d'État présents.Au premier plan, le 11 janvier 2015, les officiers chargés d'assurer la sécurité des chefs d'État présents. © Reuters/Yves Herman

Dimanche 11 janvier, alors que près de 4 millions de personnes défilaient dans les rues de France, Franck Brinsolaro aurait eu 49 ans. Il devait repartir en Afghanistan en mars 2015. « Il avait demandé, il avait la foi, dit Philippe. C’était un baroudeur, dans l’esprit du grand-père. » Le grand-père paternel, décrit comme un « Indiana Jones », « pilotait son petit avion au-dessus de l’Afrique et y fabriquait des hors-bord pour remonter les fleuves ». À la fin des années 1960, la famille, d’origine italienne et aveyronnaise, rejoint les grands-parents paternels qui tiennent un restaurant au Cameroun. À leur retour à Toulon, les deux frères retrouvent leur autre grand-père, « Julou », ancienne gloire française du cyclisme des années 1930, qui tient un magasin de vélos, à Toulon, juste à côté du commissariat. Le dimanche, à la tête du club AS police, il martyrise les mollets des flics toulonnais à l’ascension du mont Faron. « Julou » est fauché par un motard en 1978.

Les parents reprennent le magasin. Les amitiés policières perdurent. L’un de ces visiteurs du soir conseille à Franck, qui a pris la tangente quelques semaines avant le baccalauréat pour faire son service militaire dans la gendarmerie à Nice, de passer le concours de gardien de la paix. « Il a voulu tout de suite s’affranchir du milieu familial, il voulait se réaliser seul », dit le capitaine Philippe Brinsolaro, qui est lui sagement rentré à la fac, avant de sortir major de sa promotion d’officiers de paix à Nice. Baroudeur, grand lecteur, dessinateur du dimanche – « il avait croqué le chien dans l’atelier du magasin de vélos quand on avait 13 ans » –, mais pas irrévérencieux pour un sou, le Franck. À vingt ans, le voilà flic en Seine-Saint-Denis, où il intègre la brigade de surveillance du territoire (BST), puis la brigade anti-criminalité (BAC). « Franck voyait plus haut, il ne choisissait que les postes les plus difficiles, les pays en guerre », dit son frère. Ce sera le service de protection des ambassades, puis celui des hautes personnalités.

Son CV dessine la carte des conflits de ces vingt dernières années : Slovaquie et Bosnie-Herzégovine en plein massacres de 1995, Kaboul, partiellement assiégée par les talibans en 1996, puis Phnom Penh (Cambodge) – « pays en crise, coup d’État juillet 1997, prise d’otages, brigandage », où il avait trouvé le temps de se marier une première fois –, Brazzaville (Congo) en 2005 et Beyrouth en plein conflit israélo-libanais de 2006. Comme un pied-de-nez à la mort, une page entière est consacrée à ses habilitations : conduite rapide, filature et contre-filature, interventions en milieu clos, chiffre, mise en place réseau satellite, techniques d’attentat, fusil d’assaut HK33, manipulation coffre et armoire blindée, etc. Le brigadier était l’un des officiers reconnus du service. Il avait formé des fonctionnaires partant au Liban. « Il devait être dur dans son boulot, il fallait que tout le monde soit au top », dit Philippe Brinsolaro.

« Au niveau professionnel, il ne laissait rien au hasard : s’il fallait en mettre un, c'était lui », se souvient son ami, Cyril, 35 ans, qui a travaillé avec lui pendant quatre ans. Chef de mission depuis 2006, Franck Brinsolaro l’avait coopté alors que le jeune policier, fraîchement arrivé au SPHP (devenu le SDLP), tournait encore comme conducteur au « pool volant ». « Certains marchent sur les autres pour monter, lui était du genre à vous porter, à vous faire monter, dit Cyril. Il était généreux et faisait confiance aux gens. Franck ne m’a jamais laissé payer un café, car lui, qui avait bien gagné sa vie avec ses missions à l'étranger, connaissait les salaires qu’on a à Paris en commençant. »

À la Commando School, près de Kaboul, où  la force internationale (ISAF) formait les forces afghanes.À la Commando School, près de Kaboul, où la force internationale (ISAF) formait les forces afghanes. © DR

Le 15 juin 2011, les deux hommes échappent de peu à la mort. Ce matin-là, leur convoi escorte Bernard Bajolet, l'ex-ambassadeur de France à Kaboul, dans la province de Kapissa, au nord-est de Kaboul, en direction d'une ville proche de la base américaine de Bagram où le diplomate a rendez-vous avec le gouverneur et des élus de la province. Contrôlé à un checkpoint situé sur leur route, un kamikaze se fait sauter : deux policiers afghans et un civil sont tués, quatre autres personnes blessées.

« Il y avait un conducteur et, à l’arrière, un homme, caché sous une burka, porteur d'un système explosif, raconte  Cyril. L'explosion a eu lieu à une dizaine de kilomètres de notre position. » « À cause du bruit des 4X4 sur la piste et la distance », le convoi n’entend pas la détonation. « Ce sont les forces spéciales françaises qui assuraient notre protection sur le “dernier cercle” qui nous ont prévenus, dit Cyril. Nous avons fait demi-tour. Franck était chef du dispo, avec l’ambassadeur dans sa voiture. À sa voix, il gérait totalement le truc. » L’attentat-suicide, qui visait l’ambassadeur français, sera revendiqué par l’un des porte-parole des talibans.

Dans le petit monde de la machine antiterroriste parisienne, la nouvelle de sa mort a fusé, glaçante, juste après celle de l’attentat à Charlie. « J’ai été averti par l’un de mes officiers de protection, qui a reçu un appel de son service : “On a un mec au tapis à Charlie Hebdo. C’est Franck” », raconte le juge d’instruction antiterroriste Marc Trévidic, que le policier avait protégé par intermittence de 2006 à 2011.

Dans l’intervalle de ses missions à l’étranger, Franck Brinsolaro avait joué l’« épaule » pour une bonne partie des juges d’instruction de la galerie Saint-Éloi du palais de justice de Paris. D’abord, Jean-Louis Bruguière, alors chargé de l’instruction de l’un des huit attentats à la bombe qui ébranlèrent la capitale en 1995. Puis Laurence Levert, qui suivait les dossiers basques et qui, comme Charb, avait fait l’objet de menaces classées niveau 2 par l’UCLAT – « VIP ciblé, logé et menacé ». En 2005, il passe au bureau d’à côté, celui de Thierry Fragnoli, qui enquête à l’époque sur des dossiers kurdes et islamistes, avant d’hériter de l'affaire de Tarnac. À partir de mai 2010, c’est dans son bureau et celui de sa collègue, Nathalie Poux, que défileront Amedy Coulibaly et Chérif Kouachi, soupçonnés d’avoir fomenté la tentative d’évasion de Belkacem, l’artificier des attentats parisiens de 1995. Fragnoli interrogera à plusieurs reprises Chérif Kouachi avant de devoir le relâcher puis prononcer un non-lieu en juillet 2013, faute de charges suffisantes.

Marc Trévidic garde du policier l’image d’un « homme très sain, avec une finesse d’esprit », qui l'attendait souvent un livre à la main. « On s’entendait très bien, mais on mettait des limites, dit le juge d’instruction. C’est délicat, la position de garde du corps. À l’étranger, vous partagez petit déjeuner, déjeuner, dîner. On peut déconner ensemble, boire des coups, mais il savait où mettre le curseur, ni trop loin, ni trop proche. » À l’époque, les dossiers emblématiques du magistrat l’emmènent bien au-delà des frontières françaises : attentat de Karachi, assassinat des moines de Tibhirine, assassinat du président rwandais Juvénal Habyarimana, qui marqua, en avril 1994, le début du génocide au Rwanda. Franck Brinsolaro est de tous les voyages dangereux, au Rwanda, au Burundi, au Liban… « C’était quelqu’un de rassurant, notamment au Liban, dit Marc Trévidic. Juste après la guerre de 2006, la situation était chaude, avec quelques snipers, et il fallait faire partir une voiture vide avant nous. La protection, si elle est bien faite, est dissuasive. »

Présente avec Marc Trévidic à son enterrement à Bernay, l’ex-juge d’instruction Marie-Antoinette Houyvet y a retrouvé les trois autres policiers qui faisaient partie de sa première équipe de protection à son arrivée au pôle antiterroriste, en 2003. « Se dire qu’ils sont capables de donner leur vie pour vous, ça crée des liens définitifs », dit la magistrate, aujourd’hui conseillère à la Cour d’appel de Caen. Elle décrit un officier de sécurité « discret, totalement attentif à l’autre ». « Dans les années 2003, avant qu’il aient un local, ils passaient des heures et des heures à attendre dans les couloirs du palais de justice, sans relâcher la vigilance, raconte-t-elle. »

Sauf menace accrue, les officiers sont au moins quatre à se relayer, par binôme, autour de leur magistrat. Les semaines de service, leur vie est mise entre parenthèses pour coller aux basques de leur « VIP » qu’ils viennent cueillir avec la voiture de service le matin puis accompagnent au travail, au restaurant, chez ses amis, à plage. « Si vous avez un amant, des enfants, un droit de garde, votre officier est forcément au courant », souligne un ancien. « La semaine où on travaille, on ne peut pas avoir de vie sociale, être invité, prévoir un truc, car tout peut changer au dernier moment », explique de son côté Cyril. Loin des fantasmes d’action, le quotidien est bassement logistique. « Notre boulot, c’est d’anticiper et que l’effet de surprise ne soit pas là, poursuit cet officier. Si quelqu’un a un rendez-vous quelque part, il faut repérer l’itinéraire, effectuer une visite de sécurité le matin ou l’après-midi même, trouver les codes de porte et où stationner la voiture. »

En France, Franck Brinsolaro se méfiait surtout de la routine. Marc Trévidic se souvient que « le ronron de la sécurité à Paris l’énervait beaucoup ». « Le SDLP est une très grosse machine administrative où les aspects budgétaires dominent, explique le célèbre juge d’instruction, récemment muté à Lille. Hypocritement, on va diminuer le danger en classant certains pays comme dangereux et d’autres non. Il y a certains pays où on partait avec des gardes du corps, et plus maintenant. Franck ronchonnait quand il estimait que la sécurité était sous-estimée. » « Quand on protège un chef d’État étranger en visite ou à l'étranger, on sait que le risque est maximum en permanence et on met les moyens, dit Jean-Pierre Diot, ancien du groupe d’appui des hautes personnalités (GAHP) du SPHP. Mais protéger une personnalité sur une mission longue, c’est l’une des missions les plus délicates car on ne sait pas d’où peut venir le danger. » Le 7 avril, rue de Miromesnil, au siège du SDLP, une salle a été baptisée a--u nom du premier mort en service dans l’histoire du service.

Entre décembre 2013 et juillet 2014, à son retour d’un énième voyage à Kaboul, Franck Brinsolaro avait rejoint sa région d’origine, aux côtés de l’ex-juge d’instruction marseillais Charles Duchaine. Menacé dans l’un de ses dossiers JIRS, le juge, chargé de l’affaire Guérini et de dossiers de grand banditisme, a bénéficié de la protection de quatre officiers pendant 21 mois. Tous les matins, ils accompagnaient le juge, privé de moto, au palais de justice, puis avaient quartier libre. Un emploi du temps plutôt classique et simple. À la fin de la semaine, Franck rendait sa voiture de service, puis rentrait en Normandie soigner ses Harley Davidson ou retaper sa fermette du XVIIIe siècle où il comptait passer ses vieux jours avec sa femme. « Ce n’était pas un grand bavard », se souvient Charles Duchaine, qui ignorait jusqu’à l’existence de son frère policier à Marseille.

En octobre 2014, Franck Brinsolaro devient l’épaule du dessinateur Charb, rédacteur en chef de Charlie Hebdo. Là encore, il cloisonne. « Seul Charb le connaissait bien, dit le journaliste Laurent Léger. Les gars du SDLP sont entraînés pour ne pas prendre part aux discussions, pour s’effacer derrière leurs fonctions. » D’ailleurs, nul besoin d’être politiquement proche du VIP protégé : on demande rarement leur avis aux policiers du SDLP.

En février 2006, Charlie Hebdo reproduit des caricatures du prophète parues dans le journal danois Jyllands-PostenEn février 2006, Charlie Hebdo reproduit des caricatures du prophète parues dans le journal danois Jyllands-Posten

Depuis la publication des caricatures de Mahomet, en février 2006, plusieurs figures du journal satirique, dont son ex-directeur Philippe Val, bénéficiaient donc d’officiers de sécurité. « Du temps de Val, on avait impression qu’on était dignitaire du journal si on avait une protection, se souvient Patrick Pelloux, médecin urgentiste et chroniqueur à Charlie Hebdo. Cabu et Wolinsky avaient refusé la leur, puis certains l’avaient gardée, par prétention. » Après l’incendie de la rédaction, en novembre 2011, Charb se verra lui aussi attribuer une équipe à géométrie variable, renforcée après la publication au printemps 2013 de sa tête parmi celles de 11 personnalités à abattre pour « crime contre l’islam » dans Inspire, le magazine en anglais d’Al-Qaïda.

« Après l’attentat de 2011, sous protection, la vie de Charb a basculé », raconte son ami Patrick Pelloux, qui n’est lui-même pas très à l’aise avec les officiers de sécurité qui le suivent partout depuis trois mois. « J’ai un respect sans bornes pour le SDLP, ce sont d’énormes professionnels, mais vous sentez le danger en permanence, poursuit-il. Ça me fait peur de me dire que des gens sont prêts à mourir pour moi. »

En juin 2013, Charb s'était confié à la revue Charles. « C’était un peu compliqué au début, reconnaissait-il. Tu vois les flics arriver en costard pour te dire : “Monsieur, où allons-nous ce matin ?” Et toi de répondre : “Ben, au boulot, comme tous les jours”, et comme ça tous les matins. » Le dessinateur finissait par une pique : « Des fois, je finis par me demander si ce n’est pas moi qui bosse dans la police, et eux qui vont à Charlie Hebdo. » Les flics ont fini par tomber le costume et l'oreillette. Franck, si rigoureux et respectueux du protocole, et Charb, l’antiflic, sont devenus « potes ». « Ils ont fini par être avec nous, dit Patrick Pelloux. Ils faisaient partie du décor, ils mangeaient avec nous dans des troquets. Ils sont devenus dans l’esprit de Charlie. Charb plaisantait : “Ils arrivent, ils sont de droite, ils repartent, ils sont communistes !” »

Parfois, le dessinateur, qui trouvait sa protection pesante, leur faussait compagnie. « Je disais aux policiers : “Je vais vous remplacer ce soir !” » s’amuse Patrick Pelloux. Ils n’étaient pas contents, mais Charb avait besoin de ses moments de liberté, notamment pour aller voir son amoureuse ou pour découvrir les choses, faire son travail de journaliste-dessinateur. » Le médecin urgentiste le sait bien : « Il ne faut pas être fusionnel avec ses gardes, c’est comme finir par coucher avec son psy ou faire des bisous à son médecin, ça ne se fait pas. »

À la rédaction, qui avait déménagé début juillet 2014 dans le XIe arrondissement, rue Appert, la menace semblait avoir baissé. En accord avec les journalistes, la garde statique du site avait été levée et remplacée par des patrouilles régulières. « Le danger s’était un peu calmé, dit Patrick Pelloux. Après l’affaire des caricatures, on dessinait régulièrement Mahomet et tout le monde s’en foutait. On avait fini par croire que le monde musulman s’était fait à l’idée que c’était une religion comme une autre et qu’on pouvait la caricaturer. » Au bout du téléphone, un silence. « On s’est trompé, en fait, ils nous pourchassaient », reprend le médecin.  

La famille de Franck aussi était rassurée de le savoir à Paris, aux côtés d’un journaliste. Ses proches redoutaient sa mort, mais à l’étranger. « Les explosifs, les gens armés, on savait très bien que ça pouvait arriver, dit son ami, Cyril. C’est pour ça qu’on change régulièrement les itinéraires. À Kaboul, il n’y a pas une seule fois où nous soyons sortis de l’ambassade sans y penser. » Pendant les deux mois passés avec Franck Brinsolaro en Afghanistan, les deux hommes ont assisté à une dizaine de levées de corps de soldats français. « Quand il est revenu à Paris, on s’est dit “Au moins on peut souffler” », dit son frère, Philippe. On le sentait plus en sécurité à Charlie qu’avec Duchaine. Ça ne m’aurait pas traversé l’esprit qu’on puisse tuer quelqu’un pour une caricature ! » Le capitaine avait acheté Charlie Hebdo une fois, « pour voir » où travaillait son frère. Il n’avait pas accroché – « trop acide ». Franck, que son collègue avait croisé fin 2014 lors de séances de tirs, n’était « pas inquiet, ce n’était pas son genre », assure Cyril.

Le 7 janvier, le policier était en repos chez lui devant BFM TV. « Nous savions tous quel était le dispositif à Charlie Hebdo, quand j’ai vu son binôme debout à la télé, j’ai compris », dit Cyril. Depuis, il a quitté le SDLP et rejoint à sa demande sa région d’origine dans le sud-ouest. Philippe Brinsolaro déjeunait, lui, à la cantine du SGAP de Marseille. « On venait de s’asseoir, on entendait les infos, et j’ai reçu un coup de fil de ma hiérarchie me demandant des nouvelles de mon frère : des Brinsolaro il n’y en a que deux dans la police, j’ai percuté. » Vers 12 h 30, il envoie un texto à son frère : « As-tu été impliqué dans l’attentat à Paris ? » Il  grimpe dans une voiture, rejoint la division nord à la demande de sa hiérarchie : « Ma directrice adjointe et mon chef de service m’attendaient, mais ils n’avaient plus rien à m’apprendre. »

Après les attentats, la manifestation du 11 janvier 2015 a réuni près de 4 millions de personnes en France.Après les attentats, la manifestation du 11 janvier 2015 a réuni près de 4 millions de personnes en France. © Reuters

« Pop pop. » Comme l’a écrit Le Monde dès le 13 janvier, les deux premières balles des frères Kouachi touchent Simon Fieschi, le webmaster de 31 ans – toujours à l’hôpital, dont le bureau est le plus proche de la porte d’entrée. Dans la salle de rédaction, Franck Brinsolaro venait de prendre un café et d’échanger quelques mots par téléphone avec sa femme, qui entrait elle aussi en conférence de rédaction, à 175 kilomètres de là. Le garde du corps ne devait pas travailler ce jour-là, il remplaçait un de ses collègues. Franck Brinsolaro aurait tout juste eu le temps de se lever de sa table, logée dans un recoin, pour se diriger vers la porte, son 9 mm pas loin de la main.

« Sa main semblait chercher quelque chose sur sa hanche, peut-être son arme. Il a dit : “Ne bougez pas de façon anarchique.” Il a semblé hésiter près de la porte », a raconté au Monde Sigolène Vinson, l’une des survivantes. Selon un témoin, arrivé sur place peu de temps après, le policier est mort son Glock à la main. « Franck Brinsolaro, dans un ultime réflexe, a tenté de riposter pour défendre ceux qui l’entouraient et qui étaient devenus ses amis », a assuré François Hollande le 18 mars, face à la dernière promotion de Cannes-Écluse. Elle a été baptisée Brinsolaro-Merabet, du nom des deux policiers tués ce 7 janvier.

Philippe Brinsolaro ne veut pas en savoir plus sur les circonstances de l’attentat et la mort de son frère, qui ont fait l’objet d'interrogations quand RTL a révélé « l'absence de son binôme (…) allé faire une course ». « Vu ses blessures à l’IMC, il n’a pas dû souffrir. Ça m’intéresse pas de savoir comment ça s’est passé, je préfère m’interroger sur le sens de sa vie, ce pour quoi il s’est battu », dit-il. C’est donc Christophe Crépin, porte-parole du syndicat UNSA Police, qui raconte. Cet ancien des Voyages officiels (l’ancêtre du SDLP) est arrivé rue Appert juste après les faits. « Franck et son binôme ont déposé la personnalité, Franck est descendu avec, dit Christophe Crépin. Pour ne pas attirer l'attention, car nos voitures sont assez reconnaissables, le chauffeur a fait un grand tour et s'est garé dans une rue à l'angle de la rédac, puis il a été chercher un truc pour Charb. Il a accouru en s'apercevant que ça tirait. »

La mini-polémique sur l’absence du binôme met hors de lui Patrick Pelloux, devenu, par la force des choses, familier de la protection rapprochée. À ses yeux, « à aucun moment, ses gardes n’ont mis en danger leur mission ou la personne protégée ». « Quand la personnalité est dans une enceinte fermée, un garde reste à proximité, l’autre est chargé de faire des vérifications inhérentes au site, à l’ascenseur ou au véhicule, dit-il. Ils ne restent pas tous les deux au même endroit, c’est logique. »

Le médecin urgentiste soupire : « Le seul reproche qu’on peut adresser aux pouvoirs publics est de ne pas avoir prévu que deux nazis attaqueraient un journal avec des armes de guerre. On ne pouvait pas prévoir… On a cru que la paix était éternelle, qu’il ne nous arriverait plus jamais rien. On a rêvé et on se réveille avec un cauchemar : ils attaquent des synagogues, des mosquées, des musées. Le monde a changé. »

BOITE NOIRELe magazine GQ a publié mi-mars un portrait de Franck Brinsolaro, qui revient en détail sur les trois épisodes évoqués par François Hollande. Deux autres articles lui ont été consacrés dans Ouest-France et Normandie-Actu. J'ai rencontré Philippe Brinsolaro le 24 février, les autres entretiens ont eu lieu après.

Contacté, Frédéric Auréal, le chef du SDLP, n'a pas souhaité répondre à nos questions.

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Un attentat aux libertés

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Un attentat à nos libertés fondamentales est en cours. Ses auteurs sont ceux qui nous gouvernent, tous embarqués aux côtés de l’auteur principal, le premier ministre, jusqu’à celle qui devrait protéger nos droits et nos libertés, la garde des Sceaux, dont le profond silence vaut approbation. Leurs complices sont ceux qui nous représentent, droite et gauche confondues, empressés, à quelques rares et courageuses exceptions, d’approuver ce crime officiel, au point de l’aggraver par leur zèle législatif.

Des amendements cosmétiques n’y changeront rien : cette loi instaure une société de surveillance généralisée. Profitant des potentialités techniques de la révolution numérique et des opportunités politiques de l’émotion sécuritaire, elle autorise l’État profond, cette part d’ombre du pouvoir exécutif qui, à l’abri du secret-défense, n’a pas de visage et ne rend jamais de compte, à espionner tout un chacun, n’importe qui, n’importe quand, n’importe où.

L’avènement de cette loi signifiera qu’en France, désormais, de façon légale, l’État de police l’emportera sur l’État de droit. Que le pouvoir en place pourra faire surveiller des citoyens et leurs entourages sans restrictions solides, sans contrôles indépendants, sans autorisations judiciaires. Que le soupçon remplacera la preuve. Que des opinions deviendront des délits. Que des fréquentations s’avéreront coupables. Que des curiosités se révéleront dangereuses. Que des différences ou des dissidences à l’égard des pensées dominantes ou des politiques officielles seront potentiellement criminelles.

Il suffit de lire l’avis circonstancié que vient de rendre à l’unanimité la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) pour en être convaincu (il est ici sur Mediapart). De ne pas se laisser rebuter par sa longueur ni par son juridisme pour entendre l’alarme inquiète qui l’habite derrière son langage précautionneux. Ce texte fait litière radicale de la vulgate gouvernementale selon lequel ce projet de loi, d’une part, donnerait enfin un cadre légal respectable aux activités occultes des services de renseignement et, d’autre part, instaurerait un contrôle efficace de ces mêmes activités.

D’emblée, la CNCDH souligne au contraire que la façon dont ce projet de loi a surgi en dément totalement les intentions vertueuses proclamées. Elle souligne que ce texte est passé en conseil des ministres « à peine deux mois » après les crimes terroristes de janvier et « quelques jours seulement avant la tenue d’élections cantonales dont la campagne a été marquée par une forte présence du populisme et de l’extrémisme ». Qu’il a, de plus, été élaboré quelques mois après l’entrée en vigueur d’une énième loi antiterroriste, « consécutive à l’affaire Nemmouche », elle-même faisant suite à deux autres lois antiterroristes récentes, « consécutives, elles, à l’affaire Merah ».

Tandis que chômage, précarité, insécurités sociales et injustices économiques, mal-vivre et mal-être sont relégués en fond de décor de la notre vie publique, sans urgences ni priorités de nos gouvernants, plus de vingt-cinq lois relatives à la sécurité intérieure ont été adoptées ces quinze dernières années, entre 1999 et 2014. Déplorant « cette prolifération de textes législatifs relevant davantage de l’opportunité politique que du travail législatif réfléchi », la CNCDH « rappelle l’importance d’une politique pénale et de sécurité pensée, cohérente, stable et lisible, dont la qualité ne se mesure pas à son degré de réactivité aux faits divers et aux circonstances du moment »

Traduite par la procédure accélérée imposée par le gouvernement, la « plus grande précipitation » a été voulue pour ce projet de loi, selon les mots de la CNCDH qui rappelle sa « ferme opposition » à cette procédure. Aucune urgence effective ne la justifie. C’est en fait une arme de pouvoir, un moyen de faire taire les oppositions, de prendre de court les protestations, d’entraver le fonctionnement normal du Parlement, de restreindre « considérablement le temps de réflexion et de maturation nécessaire au débat démocratique ».

Cette procédure arbitraire dévoile l’intention de ses promoteurs : jouer sur l’émotion pour imposer la régression. Le pouvoir exécutif réclame un chèque en blanc pour l’État profond, de surveillance et de police, sans expertise ni bilan, sans critique ni autocritique. Aucun débat préalable, aucune enquête parlementaire, aucune audition contradictoire pour évaluer les récents fiascos sécuritaires des services chargés de la lutte antiterroriste, alors même que les itinéraires de Merah, de Koulibali et des frères Kouachi le justifieraient amplement, révélant des failles de surveillance et des manques de vigilance. 

Pis, la CNCDH relève « la pauvreté » de l’étude d’impact qui accompagne le projet de loi, son caractère succinct, ses formulations vagues, sa façon de procéder « par simple affirmation en s’exonérant de toute référence documentaire ». Car cette loi n’est pas seulement un mauvais coup, elle est aussi de mauvaise qualité, mal rédigée, imprécise ou incomplète. Voulu, ce flou cache évidemment mille loups : c’est un moyen d’échapper à l’exigence d’extrême précision pour toute disposition permettant de porter atteinte au droit au secret privé et familial, une ruse pour ne pas se plier à l’encadrement rigoureux d’un pouvoir de surveillance qui, toujours, s’accompagne du risque de l’arbitraire.

Appelant en conclusion à des « amendements du Gouvernement et Parlement [qui] permettent de renforcer la garantie des libertés publiques et des droits fondamentaux », la CNCDH ne va pas jusqu’au terme logique de son réquisitoire : le retrait ou la suspension de cette loi attentatoire à nos droits fondamentaux, au respect de nos vies privées et familiales, à nos libertés d’opinion, d’expression et d’information, à notre droit de savoir et de communiquer.

Car c’est bien « une surveillance de masse », écrit-elle, qu’autorise ce projet, par la collecte généralisée et la conservation durable de données collectées sur nos ordinateurs, nos téléphones, nos tablettes, tous les instruments électroniques qui, désormais, sont le quotidien de nos vies. À plusieurs reprises, son avis affirme que le dispositif de la loi contient « une violation flagrante de l’article 8 » de la Convention européenne des droits de l’homme énonçant le « droit au respect de la vie privée et familiale ».

« Le risque d’un “État panoptique” est à prendre au sérieux », ajoute-t-elle, autrement dit d’un État ayant à sa libre disposition des instruments technologiques qui lui donnent accès à une transparence totalitaire sur la vie privée des individus, leurs pensées secrètes, leurs personnalités intimes. Pis, en étendant le recours aux techniques de renseignement aux intérêts de la politique étrangère comme aux intérêts économiques et industriels, sans compter la surveillance préventive des violences collectives, le projet de loi offre un champ « potentiellement illimité » aux curiosités intrusives des services de renseignement. 

Quant à la « Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement » que la loi entend instaurer, son indépendance, son impartialité, sa technicité et sa compétence sont radicalement mises en doute par la CNCDH pour qui elles « ne sont pas garanties ». Son contrôle, conclut-elle, « risque fortement de ne pas être effectif ». Ultime reproche, et non des moindres, de cette commission qui réunit l’ensemble des acteurs français de la promotion et de la défense des droits humains : en faisant basculer dans le champ de la police administrative des mesures répressives qui devraient bénéficier de garanties judiciaires, ce projet de loi « porte atteinte au principe de la séparation des pouvoirs ».

Autrement dit, il est anticonstitutionnel, violant notre loi fondamentale, celle dont le président de la République est normalement le gardien. « Toute Société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution », énonce l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Comment François Hollande ou Christiane Taubira, qui ni l’un ni l’autre ne sont juristes, peuvent-ils rester inertes face à ce réquisitoire aussi rigoureux qu’implacable d’une commission éminemment représentative de la société dans sa diversité, dont l’efficace présidente, Christine Lazerges, est de ces professeurs de droit qui se font fort de « raisonner la raison d’État » ?

Si, d’une manière ou d’une autre, ils ne se mettent pas en travers de ce coup d’État à froid contre nos droits fondamentaux, leurs noms resteront définitivement associés à la pire régression de nos libertés individuelles et collectives depuis l’État d’exception de l’aveuglement colonial, ces pouvoirs spéciaux imposés à leur majorité par, déjà, des gouvernants de gauche. L’auraient-ils oublié ? Une République en est morte, gangrénée par des factieux et des tortionnaires, des hommes qui se voulaient gardiens sans contrôle d’une sécurité devenue un absolu au mépris de la liberté, promue fin en soi quels qu’en soient les moyens.

Voulu par le premier ministre Manuel Valls, qui s’en est fait symboliquement le rapporteur devant l’Assemblée, porté par le député socialiste Jean-Jacques Urvoas, qui se comporte en représentant des services bien plus qu’en élu de la Nation, ce projet de loi est bien un Patriot Act français tant ses intentions et la méthode pour les imposer sont similaires à celles des néoconservateurs américains en 2001, après le 11-Septembre. Il s’agit bien d’autoriser une surveillance étatique de la société sans limites sérieuses ou solides en jouant sur l’affolement provoqué par les attaques terroristes.

Avec ses mots feutrés, la CNCDH souligne ce chantage dont la représentation nationale et l’opinion publique sont actuellement l’objet : « Tout se passe comme si la simple invocation d’une plus grande efficacité pouvait justifier l’adoption, sans aucune discussion, des mesures les plus attentatoires aux libertés. » C’est pourquoi elle prend la peine de « réaffirmer avec force que les États ne sauraient prendre, au nom d’intérêts considérées à juste titre comme primordiaux, n’importe quelle mesure ». « La plus grande victoire des ennemis des droits de l’homme (terroristes ou autres), ajoute-t-elle, serait de mettre en péril l’État de droit par l’émergence et la consolidation d’un État prétendu de sécurité qui se légitimerait par l’adoption de mesures de plus en plus sévères et de plus en plus attentatoires aux droits et libertés fondamentaux. »

Nous y sommes, et c’est pourquoi, d’ici le 5 mai, toutes les bonnes volontés doivent converger pour faire échouer ce projet de loi. Et, s’il est néanmoins adopté, continuer sans relâche à se mobiliser pour qu’il échoue sur d’autres obstacles, le Conseil constitutionnel, la Cour européenne des droits de l’homme ou, tout simplement, la société elle-même, soulevée par ce « droit de résistance à l’oppression » que lui reconnaît, depuis 1789, l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme.

Car, outre l’abandon par la gauche de gouvernement du terrain des libertés, de leur élargissement et de leur conquête, le plus stupéfiant dans cette régression démocratique est le spectacle d’un pouvoir qui prétend défendre la société contre elle-même. Il n’y a en effet aucune voix discordante parmi tous les acteurs sociaux : des avocats aux magistrats, des journalistes aux blogueurs, des Autorités administratives indépendantes au Défenseur des droits, des associations de défense des droits de l’homme aux organisations syndicales, des acteurs du numérique aux réseaux sociaux, etc., tous ont fait part unanimement de leur refus d’une loi liberticide (lire ici).

Mais, pour les sachants qui prétendent nous gouverner, leurs cabinets et leurs communicants, cette expertise citoyenne ne compte pas, y compris quand elle s’exprime jusqu’à l’Assemblée nationale, au sein d’une commission sur le droit et les libertés à l’âge du numérique composée de parlementaires et de représentants de la société civile (lire là son avis). Pour eux, la société qui proteste a forcément tort. Elle est mal informée, mal éduquée, mal intentionnée. Il y a là une pédagogie antidémocratique au possible, où les représentants ignorent superbement ceux qu’ils sont supposés représentés, où le pouvoir exécutif s’affirme comme le tuteur autoritaire d’une société ignorante ou menaçante, dans tous les cas mise à distance et sous contrôle.

« La France a connu à plusieurs reprises, au cours de ce siècle, ces paniques provoquées par certains attentats, savamment exploitées par la réaction et qui ont toujours fait payer à la liberté les frais d’une sécurité menteuse. » Ainsi commence, en 1899, l’article du fondateur de la Ligue des droits de l’homme, Francis de Pressensé, contre les lois d’exception votées en 1893 et 1894 sous le choc des attentats anarchistes qui ensanglantaient la Troisième République.

Il s’intitulait « Notre loi des suspects », et s’en prenait à ceux qui, en l’ayant adoptée, abaissaient la République, son idéal et ses principes : « Un Président-parvenu qui joue au souverain, un premier ministre sournoisement brutal qui essaye d’adapter à sa lourde main la poignée du glaive de la raison d’État, un Parlement où tout est représenté, sauf la conscience et l’âme de la France. » Forgés par la haute bataille du dreyfusisme qui les occupait alors, Francis de Pressensé et ses pareils, dont Jean Jaurès, en concluaient qu’il revenait à la société, aux citoyens qui la composent, bref au peuple souverain, de relever cette conscience et cette âme, abandonnées et meurtries par la politique professionnelle.

Nous avons tous rendez-vous aujourd’hui avec la même exigence : le devoir de nous dresser contre ce crime légal, officiel, gouvernemental et, peut-être, parlementaire, puis présidentiel si la loi est adoptée puis promulguée. Un devoir qu’au temps des combats fondateurs de la République, à la fin du XIXe siècle, avait rejoint un jeune conseiller d’État qui, à la suite de Francis de Pressensé, dressait un réquisitoire contre les lois de 1893-1894 aussi informé que celui de la CNCDH contre le projet de loi qui nous occupe. Par obligation de réserve, il signait anonymement « Un Juriste ». Mais l’on sait, depuis, qu’il s’agissait de Léon Blum, le futur leader du socialisme français, l’homme du Front populaire, dont c’était le premier acte politique.

« Telle est l’histoire des lois scélérates, concluait-il avec des mots que nous n’hésitons pas à reprendre aujourd’hui : il faut bien leur donner ce nom, c’est celui qu’elles garderont dans l’histoire. Elles sont vraiment les lois scélérates de la République. J’ai voulu montrer non seulement qu’elles étaient atroces, ce que tout le monde sait, mais ce que l’on sait moins, avec quelle précipitation inouïe, ou quelle incohérence absurde, ou quelle passivité honteuse, elles avaient été votées. » 

Mesdames et Messieurs les députés, d’ici le 5 mai, vous avez le choix entre la honte ou l’honneur. La honte d’être complices d’un attentat aux libertés. L’honneur d’être fidèles à la République véritable.

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Un député UMP pourfendeur de la fraude sociale dissimulait un compte en Suisse

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Le grand œuvre de Dominique Tian, à l'Assemblée nationale, c'est un rapport au Karcher contre les fraudeurs aux prestations sociales, ceux qui grugent le RSA ou les allocations familiales, parfois pour 100 euros de plus par mois. Mais pendant qu'il réclamait, sabre au clair, plus de sanctions pénales contre ces tricheurs de seconde zone, le député UMP dissimulait un compte en Suisse, non déclaré au fisc, farci d'environ 1,5 million d'euros, si l'on en croit les chiffres fournis à Mediapart par l'intéressé lui-même. Aujourd'hui, Dominique Tian pourrait bien être rattrapé par la justice.

Vendredi 17 avril, la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), créée après l'affaire Cahuzac pour contrôler les déclarations de patrimoine des élus, a en effet saisi le parquet de Paris, estimant que Dominique Tian avait rempli un formulaire potentiellement mensonger, « en raison notamment de l'omission d'avoirs détenus à l'étranger ». Le procureur devrait, en toute logique, ouvrir dans la foulée une enquête préliminaire.

Depuis les lois sur la transparence de fin 2013, toute « omission » peut valoir jusqu'à trois ans de prison et 45 000 euros d'amende aux délinquants en cravate, possiblement privés de leurs droits civiques et de l'exercice de toute fonction publique. Après Degauchy (UMP), Sido (UMP), Brochand (UMP), Dassault (UMP) et de Montesquiou (UDI), c'est la sixième fois que la HATVP transmet à la justice des déclarations de patrimoine de parlementaires.

D'après nos informations, les griefs retenus à l'encontre de Dominique Tian, chef d'entreprise dans le privé, portent non seulement sur un ancien compte outre-Léman, mais aussi sur un hôtel en Belgique, non signalé à la Haute autorité.

La saisine semble viser une « vieille » déclaration de patrimoine datant de 2012, muette sur les fonds cachés en Suisse. À l'époque, les déclarations étaient épluchées par la Commission pour la transparence financière de la vie politique (l'ancêtre de la HATVP), dépourvue de moyens de contrôle effectifs et facilement flouée. C'est seulement au lendemain de l'affaire Cahuzac que le député a rapatrié son argent en France, en profitant de la cellule de régularisation mise en place en 2013 par le ministère du budget. « En 2014, j'ai réactualisé ma déclaration de patrimoine, ainsi que ma déclaration d'ISF (impôt sur la fortune –ndlr) », affirme Dominique Tian à Mediapart.

Du coup, cet ancien évadé fiscal ne comprend pas qu'on vienne aujourd'hui lui chercher des noises. « Je suis passé par la cellule de régularisation, comme 35 000 Français, dit-il. J'ai tout déclaré. Et aujourd'hui, ce sont les élus honnêtes, comme moi, qui se retrouvent poursuivis par la HATVP ?! Un esprit mal intentionné dirait qu'il valait mieux ne pas régulariser ! » Pour une infraction potentiellement commise en 2012 dans sa déclaration de patrimoine, le délai de prescription court toutefois jusqu'en 2015…

« Ce compte en Suisse a été ouvert par mon père, veut relativiser le député, usant du même argument que son collègue Lucien Degauchy ou que le sénateur Bruno Sido (voir leurs déclarations à Mediapart en novembre dernier). C'est un héritage. On l'a appris tardivement. C'était compliqué à gérer, comme dans toutes les familles… » À quelle date exactement son père est-il décédé ? « Il y a environ dix ans. » Pourquoi ne pas avoir rapatrié plus tôt ? « La procédure Cazeneuve est faite pour ça », répond tranquillement Dominique Tian.

L'élu rappelle d'ailleurs que sur le plan fiscal, il s'acquittera des pénalités. « J'attends de savoir de combien elles seront. Je n'ai pas de nouvelles de Bercy mais je crois que dans ces cas-là, c'est entre 10 % et 40 % du montant. » Et de quel montant parle-t-on précisément ? « Entre 1,5 et 1,8 million d'euros. » Quand on s'étonne du flou, le Marseillais répond : « Comme ils sont bien placés, ça rapporte. »

Par ailleurs, ce gérant de société (qui avait empoché plus de 600 000 euros de revenus ou dividendes en 2013) s'occupe d'un hôtel en Belgique, « acheté pour 7 ou 8 millions d'euros » dans les années 2000, qu'il a choisi de ne pas signaler dans sa déclaration de patrimoine. « J'estime que c'est un outil professionnel qui n'a pas à figurer, tandis que la HATVP dit que c'est un bien personnel, explique Dominique Tian. Mais c'est un hôtel acheté par mes sociétés, pas par moi. » La justice devra trancher ce débat.

En attendant, le député UMP, qui rappelle avoir voté contre les projets de loi sur la transparence, critique une Haute autorité « soi-disant indépendante ». Il ne le dit pas, mais ces derniers temps, dans les couloirs de l'Assemblée, plusieurs de ses collègues, sous couvert d'anonymat, s'en chargent : « Les parlementaires épinglés sont tous de droite ! » Formulé ainsi, ça n'est pas inexact. Mais outre quelques explications sociologiques, il faut rappeler que la HATVP a bien accroché plusieurs ministres de François Hollande, à commencer par l'ancienne secrétaire d'État Yamina Benguigui, renvoyée en décembre devant le tribunal correctionnel son procès a été reporté pour des raisons personnelles mais devrait se dérouler cet été.

Le secrétaire d'État chargé des relations avec le Parlement, Jean-Marie Le Guen, a également été épinglé en juin dernier pour avoir minoré son patrimoine immobilier d'environ 700 000 euros. Les discussions ayant abouti à une réévaluation de ses avoirs de 30 % « seulement », la Haute autorité n'a pas jugé opportun de saisir la justice. Mais ce proche de Manuel Valls devait écoper d'un redressement sur son ISF d'environ 50 000 euros, rien que pour l'année 2013, d'après les informations recueillies à l'époque par Mediapart. A-t-il bien eu lieu ? Pour quel montant ? Toujours en place, Jean-Marie Le Guen refuse invariablement de répondre à Mediapart sur ce point. 

Il faut enfin évoquer Thomas Thévenoud, éphémère secrétaire d'État, qui ne déclarait pas régulièrement ses impôts. La vérifiation fiscale lancée par la HATVP au lendemain de sa nomination a débouché, début septembre, après des jours de tergiversations, sur son éviction du gouvernement. S'il est retourné siéger à l'Assemblée nationale, on ne l'entend plus dénoncer, comme auparavant, les ravages de la fraude fiscale. Dominique Tian va-t-il lui aussi renoncer à ses diatribes contre les fraudeurs au RSA ou les étrangers qui, à ses yeux, abusent de l'aide médicale d'État ?

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Loi sur le renseignement: un attentat aux libertés

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Un attentat à nos libertés fondamentales est en cours. Ses auteurs sont ceux qui nous gouvernent, tous embarqués aux côtés de l’auteur principal, le premier ministre, jusqu’à celle qui devrait protéger nos droits et nos libertés, la garde des Sceaux, dont le profond silence vaut approbation. Leurs complices sont ceux qui nous représentent, droite et gauche confondues, empressés, à quelques rares et courageuses exceptions, d’approuver ce crime officiel, au point de l’aggraver par leur zèle législatif.

Des amendements cosmétiques n’y changeront rien : cette loi instaure une société de surveillance généralisée. Profitant des potentialités techniques de la révolution numérique et des opportunités politiques de l’émotion sécuritaire, elle autorise l’État profond, cette part d’ombre du pouvoir exécutif qui, à l’abri du secret-défense, n’a pas de visage et ne rend jamais de compte, à espionner tout un chacun, n’importe qui, n’importe quand, n’importe où.

L’avènement de cette loi signifiera qu’en France, désormais, de façon légale, l’État de police l’emportera sur l’État de droit. Que le pouvoir en place pourra faire surveiller des citoyens et leurs entourages sans restrictions solides, sans contrôles indépendants, sans autorisations judiciaires. Que le soupçon remplacera la preuve. Que des opinions deviendront des délits. Que des fréquentations s’avéreront coupables. Que des curiosités se révéleront dangereuses. Que des différences ou des dissidences à l’égard des pensées dominantes ou des politiques officielles seront potentiellement criminelles.

Il suffit de lire l’avis circonstancié que vient de rendre à l’unanimité la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) pour en être convaincu (il est ici sur Mediapart). De ne pas se laisser rebuter par sa longueur ni par son juridisme pour entendre l’alarme inquiète qui l’habite derrière son langage précautionneux. Ce texte fait litière radicale de la vulgate gouvernementale selon lequel ce projet de loi, d’une part, donnerait enfin un cadre légal respectable aux activités occultes des services de renseignement et, d’autre part, instaurerait un contrôle efficace de ces mêmes activités.

D’emblée, la CNCDH souligne au contraire que la façon dont ce projet de loi a surgi en dément totalement les intentions vertueuses proclamées. Elle souligne que ce texte est passé en conseil des ministres « à peine deux mois » après les crimes terroristes de janvier et « quelques jours seulement avant la tenue d’élections cantonales dont la campagne a été marquée par une forte présence du populisme et de l’extrémisme ». Qu’il a, de plus, été élaboré quelques mois après l’entrée en vigueur d’une énième loi antiterroriste, « consécutive à l’affaire Nemmouche », elle-même faisant suite à deux autres lois antiterroristes récentes, « consécutives, elles, à l’affaire Merah ».

Tandis que chômage, précarité, insécurités sociales et injustices économiques, mal-vivre et mal-être sont relégués en fond de décor de notre vie publique, sans urgences ni priorités de nos gouvernants, plus de vingt-cinq lois relatives à la sécurité intérieure ont été adoptées ces quinze dernières années, entre 1999 et 2014. Déplorant « cette prolifération de textes législatifs relevant davantage de l’opportunité politique que du travail législatif réfléchi », la CNCDH « rappelle l’importance d’une politique pénale et de sécurité pensée, cohérente, stable et lisible, dont la qualité ne se mesure pas à son degré de réactivité aux faits divers et aux circonstances du moment »

Traduite par la procédure accélérée imposée par le gouvernement, la « plus grande précipitation » a été voulue pour ce projet de loi, selon les mots de la CNCDH qui rappelle sa « ferme opposition » à cette procédure. Aucune urgence effective ne la justifie. C’est en fait une arme de pouvoir, un moyen de faire taire les oppositions, de prendre de court les protestations, d’entraver le fonctionnement normal du Parlement, de restreindre « considérablement le temps de réflexion et de maturation nécessaire au débat démocratique ».

Cette procédure arbitraire dévoile l’intention de ses promoteurs : jouer sur l’émotion pour imposer la régression. Le pouvoir exécutif réclame un chèque en blanc pour l’État profond, de surveillance et de police, sans expertise ni bilan, sans critique ni autocritique. Aucun débat préalable, aucune enquête parlementaire, aucune audition contradictoire pour évaluer les récents fiascos sécuritaires des services chargés de la lutte antiterroriste, alors même que les itinéraires de Merah, de Koulibali et des frères Kouachi le justifieraient amplement, révélant des failles de surveillance et des manques de vigilance. 

Pis, la CNCDH relève « la pauvreté » de l’étude d’impact qui accompagne le projet de loi, son caractère succinct, ses formulations vagues, sa façon de procéder « par simple affirmation en s’exonérant de toute référence documentaire ». Car cette loi n’est pas seulement un mauvais coup, elle est aussi de mauvaise qualité, mal rédigée, imprécise ou incomplète. Voulu, ce flou cache évidemment mille loups : c’est un moyen d’échapper à l’exigence d’extrême précision pour toute disposition permettant de porter atteinte au droit au secret privé et familial, une ruse pour ne pas se plier à l’encadrement rigoureux d’un pouvoir de surveillance qui, toujours, s’accompagne du risque de l’arbitraire.

Appelant en conclusion à des « amendements du Gouvernement et du Parlement [qui] permettent de renforcer la garantie des libertés publiques et des droits fondamentaux », la CNCDH ne va pas jusqu’au terme logique de son réquisitoire : le retrait ou la suspension de cette loi attentatoire à nos droits fondamentaux, au respect de nos vies privées et familiales, à nos libertés d’opinion, d’expression et d’information, à notre droit de savoir et de communiquer.

Car c’est bien « une surveillance de masse », écrit-elle, qu’autorise ce projet, par la collecte généralisée et la conservation durable de données collectées sur nos ordinateurs, nos téléphones, nos tablettes, tous les instruments électroniques qui, désormais, sont le quotidien de nos vies. À plusieurs reprises, son avis affirme que le dispositif de la loi contient « une violation flagrante de l’article 8 » de la Convention européenne des droits de l’homme énonçant le « droit au respect de la vie privée et familiale ».

« Le risque d’un “État panoptique” est à prendre au sérieux », ajoute-t-elle, autrement dit d’un État ayant à sa libre disposition des instruments technologiques qui lui donnent accès à une transparence totalitaire sur la vie privée des individus, leurs pensées secrètes, leurs personnalités intimes. Pis, en étendant le recours aux techniques de renseignement jusqu’aux intérêts de la politique étrangère comme aux intérêts économiques et industriels, sans compter la surveillance préventive des violences collectives, le projet de loi offre un champ « potentiellement illimité » aux curiosités intrusives des services de renseignement.

Quant à la « Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement » que la loi entend instaurer, son indépendance, son impartialité, sa technicité et sa compétence sont radicalement mises en doute par la CNCDH pour qui elles « ne sont pas garanties ». Son contrôle, conclut-elle, « risque fortement de ne pas être effectif ». Ultime reproche, et non des moindres, de cette commission qui réunit l’ensemble des acteurs français de la promotion et de la défense des droits humains : en faisant basculer dans le champ de la police administrative des mesures répressives qui devraient bénéficier de garanties judiciaires, ce projet de loi « porte atteinte au principe de la séparation des pouvoirs ».

Autrement dit, ce projet de loi est anticonstitutionnel, violant notre loi fondamentale, celle dont le président de la République est normalement le gardien. « Toute Société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution », énonce l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Comment François Hollande ou Christiane Taubira, qui ni l’un ni l’autre ne sont juristes, peuvent-ils rester inertes face à ce réquisitoire aussi rigoureux qu’implacable de la CNCDH, commission éminemment représentative de la société dans sa diversité dont l’efficace présidente, Christine Lazerges, est de ces professeurs de droit qui se font fort de « raisonner la raison d’État » ?

Si, d’une manière ou d’une autre, ils ne se mettent pas en travers de ce coup d’État à froid contre nos droits fondamentaux, leurs noms resteront définitivement associés à la pire régression de nos libertés individuelles et collectives depuis l’État d’exception de l’aveuglement colonial, ces pouvoirs spéciaux imposés à leur majorité par, déjà, des gouvernants de gauche. L’auraient-ils oublié ? Une République en est morte, gangrénée par des factieux et des tortionnaires, des hommes qui se voulaient gardiens sans contrôle d’une sécurité devenue un absolu au mépris de la liberté, promue fin en soi quels qu’en soient les moyens.

Voulu par le premier ministre Manuel Valls, qui s’en est fait symboliquement le rapporteur devant l’Assemblée, porté par le député socialiste Jean-Jacques Urvoas, qui se comporte en représentant des services bien plus qu’en élu de la Nation, ce projet de loi est bien un Patriot Act français tant ses intentions et la méthode pour les imposer sont similaires à celles des néoconservateurs américains en 2001, après le 11-Septembre. Il s’agit bien d’autoriser une surveillance étatique de la société sans limites sérieuses ou solides en jouant sur l’affolement provoqué par les attaques terroristes.

Avec ses mots feutrés, la CNCDH souligne ce chantage dont la représentation nationale et l’opinion publique sont actuellement l’objet : « Tout se passe comme si la simple invocation d’une plus grande efficacité pouvait justifier l’adoption, sans aucune discussion, des mesures les plus attentatoires aux libertés. » C’est pourquoi elle prend la peine de « réaffirmer avec force que les États ne sauraient prendre, au nom d’intérêts considérées à juste titre comme primordiaux, n’importe quelle mesure ». « La plus grande victoire des ennemis des droits de l’homme (terroristes ou autres), ajoute-t-elle, serait de mettre en péril l’État de droit par l’émergence et la consolidation d’un État prétendu de sécurité qui se légitimerait par l’adoption de mesures de plus en plus sévères et de plus en plus attentatoires aux droits et libertés fondamentaux. »

Nous y sommes, et c’est pourquoi, d’ici le 5 mai, toutes les bonnes volontés doivent converger pour faire échouer ce projet de loi. Et, s’il est néanmoins adopté, continuer sans relâche à se mobiliser pour qu’il échoue sur d’autres obstacles, le Conseil constitutionnel, la Cour européenne des droits de l’homme ou, tout simplement, la société elle-même, soulevée par ce « droit de résistance à l’oppression » que lui reconnaît, depuis 1789, l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme.

Car, outre l’abandon par la gauche de gouvernement du terrain des libertés, de leur élargissement et de leur conquête, le plus stupéfiant dans cette régression démocratique est le spectacle d’un pouvoir qui prétend défendre la société contre elle-même. Il n’y a en effet aucune voix discordante parmi tous les acteurs sociaux : des avocats aux magistrats, des journalistes aux blogueurs, des Autorités administratives indépendantes au Défenseur des droits, des associations de défense des droits de l’homme aux organisations syndicales, des acteurs du numérique aux réseaux sociaux, etc., tous ont fait part unanimement de leur refus d’une loi liberticide (lire ici).

Mais, pour les sachants qui prétendent nous gouverner, leurs cabinets et leurs communicants, cette expertise citoyenne ne compte pas, y compris quand elle s’exprime jusqu’à l’Assemblée nationale, au sein d’une commission sur le droit et les libertés à l’âge du numérique composée de parlementaires et de représentants de la société civile (lire là son avis). Pour eux, la société qui proteste a forcément tort. Elle est mal informée, mal éduquée, mal intentionnée. Il y a là une pédagogie antidémocratique au possible, où les représentants ignorent superbement ceux qu’ils sont supposés représenter, où le pouvoir exécutif s’affirme comme le tuteur autoritaire d’une société ignorante ou menaçante, dans tous les cas mise à distance et sous contrôle.

« La France a connu à plusieurs reprises, au cours de ce siècle, ces paniques provoquées par certains attentats, savamment exploitées par la réaction et qui ont toujours fait payer à la liberté les frais d’une sécurité menteuse. » Ainsi commence, en 1899, l’article du fondateur de la Ligue des droits de l’homme, Francis de Pressensé, contre les lois d’exception votées en 1893 et 1894 sous le choc des attentats anarchistes qui ensanglantaient alors la Troisième République.

Il s’intitulait « Notre loi des suspects », et s’en prenait à ceux qui, en l’ayant adoptée, abaissaient la République, son idéal et ses principes : « Un Président-parvenu qui joue au souverain, un premier ministre sournoisement brutal qui essaye d’adapter à sa lourde main la poignée du glaive de la raison d’État, un Parlement où tout est représenté, sauf la conscience et l’âme de la France. » Forgés par la haute bataille du dreyfusisme qui les occupait alors, Francis de Pressensé et ses pareils, dont Jean Jaurès, en concluaient qu’il revenait à la société, aux citoyens qui la composent, bref au peuple souverain, de relever cette conscience et cette âme, abandonnées et meurtries par la politique professionnelle.

Nous avons tous rendez-vous aujourd’hui avec la même exigence : le devoir de nous dresser contre ce crime légal, officiel, gouvernemental et, peut-être, parlementaire, puis présidentiel si la loi est adoptée puis promulguée. Un devoir qu’au temps des combats fondateurs de la République, à la fin du XIXe siècle, avait rejoint un jeune conseiller d’État qui, à la suite de Francis de Pressensé, dressait un réquisitoire contre les lois de 1893-1894 aussi informé que celui de la CNCDH contre le projet de loi qui nous occupe. Par obligation de réserve, il signait anonymement « Un Juriste ». Mais l’on sait, depuis, qu’il s’agissait de Léon Blum, le futur leader du socialisme français, l’homme du Front populaire, dont c’était le premier acte politique.

« Telle est l’histoire des lois scélérates, concluait-il avec des mots que nous n’hésitons pas à reprendre aujourd’hui : il faut bien leur donner ce nom, c’est celui qu’elles garderont dans l’histoire. Elles sont vraiment les lois scélérates de la République. J’ai voulu montrer non seulement qu’elles étaient atroces, ce que tout le monde sait, mais ce que l’on sait moins, avec quelle précipitation inouïe, ou quelle incohérence absurde, ou quelle passivité honteuse, elles avaient été votées. » 

Mesdames et Messieurs les députés, d’ici le 5 mai, vous avez le choix entre la honte ou l’honneur. La honte d’être complices d’un attentat aux libertés. L’honneur d’être fidèles à la République véritable.


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Ayrault et Montebourg constatent le désastre politique de l'affaire Florange

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Comment le Front National a-t-il pris pied dans l'un des plus anciens bastions du syndicalisme ouvrier, le pays de l'acier lorrain ? Aux élections départementales, Fabien Engelmann, maire FN de Hayange, n'a pas réussi à gagner le canton mais il frôle tout de même les 40 %. En mars 2014, il avait arraché la mairie de Hayange au parti socialiste avec 34 % des voix. Diffusé lundi 20 avril à 21 heures sur Canal Plus, le documentaire Danse avec le FN (lire la Boîte noire de cet article), donne la parole à ces syndicalistes et ouvriers d'ArcelorMittal qui ont basculé. Le moment pivot : l'abandon du projet de nationalisation par le gouvernement Hollande.

Au départ, il y a ces quelques photos. Dans les images prises en 2012 et 2013 lors du mouvement des sidérurgistes d'ArcelorMittal, on voit une femme blonde, face aux CRS, un gilet rouge sur le dos, le poing levé. D'abord combative puis désespérée, les traits tirés sur fond de fumée noire. Quelques semaines plus tard, autre photo, cette même femme pose sur les affiches électorales du Front national pour les municipales. Elle était deuxième de la liste d'Hayange, aux côtés du futur maire, Fabien Engelmann. Figée, le visage durci et déterminé… Marie da Silva.

Marie da Silva, au deuxième plan, derrière le leader CFDT Édouard Martin lors d'une manifestation pour Florange.Marie da Silva, au deuxième plan, derrière le leader CFDT Édouard Martin lors d'une manifestation pour Florange. © (dr)

La même Marie da Silva, devenue candidate FN.La même Marie da Silva, devenue candidate FN.

Lionel Buriello, le jeune leader de la CGT, en est alors dépité. « On la connaissait bien, elle venait là, au local syndical, pendant la grève, se souvient-il. Elle a participé à tout le mouvement pour les hauts fourneaux. Elle travaillait à l'extérieur mais son mari était ouvrier sous-traitant à ArcelorMittal. C'étaient des militants syndicaux, des gens de gauche. Quand on m'a montré sa photo sur les tracts du FN, j'ai eu un mouvement de recul : c'est pas possible, c'est pas elle ! Mais ouais, c'était bien elle. »

Lionel Buriello a vu d'autres camarades basculer vers le Front national. Il le découvrait toujours par hasard. Stupéfait : « L'autre choc, ce fut Pascal Olivarez ! Je travaillais dans la même équipe que lui, on gardait les hauts-fourneaux éteints. C'est vrai que c'était usant. Il n'y avait rien à faire. On nourrissait les chats. Pendant deux ans. Deux ans… Un jour, lors d'une visite de Hollande, en 2013, Pascal avait traversé tout le dispositif de sécurité, c'était blindé de flics et il fallait un super badge pour approcher Hollande. Il était là et il parlait aux journalistes. Il leur racontait qu'il en avait marre des hauts-fourneaux éteints, que Hollande n'avait pas tenu sa promesse et qu'il allait voter FN. Il était à la CFDT, Pascal, personne n'a rien compris… »

Qu'est ce qui s'était passé ? Il faut revenir à 2012 pour comprendre le passage décisif au vote d'extrême droite de certains ouvriers de la sidérurgie. Le mouvement est massif dans le pays puisqu'il concerne quasiment un ouvrier sur deux. Mais dans la Lorraine de l'acier, le vote FN ouvrier a ceci de particulier qu'il découle directement des choix politiques du gouvernement socialiste, des dédits, des renoncements, des promesses non tenues. Pour Arnaud Montebourg, ancien ministre du redressement productif, cela ne fait aucun doute : « En politique, la lâcheté a un prix… », dit-il.

Cette histoire, on peut la raconter à travers Marie, Alain et Pascal. Leurs trois trajectoires sont celles de militants et syndicalistes venus de la gauche, confrontés aux choix d'un gouvernement socialiste dans lequel ils avaient investi leurs espoirs. En 2011, Marie da Silva s'engage dans le mouvement ArcelorMittal pour venir en aide à son mari, sous-traitant, dont le job était en danger. « J'ai toujours été syndicaliste, j'ai toujours aidé les autres. Et là, je me suis sentie plus que concernée puisque mon mari ne pouvait pas se permettre de faire grève. C'était ça les sous-traitants. Je me suis dit, si moi, je peux faire quelque chose par ma présence, bah, j'y vais », dit-elle.

Dans les années 1970, le patronat de l'acier a divisé les sidérurgistes en deux catégories. D'un côté, les salariés internes ArcelorMittal, protégés, syndiqués. De l'autre, les précaires, intérimaires et sous-traitants, disponibles à tout moment. Ils sont très nombreux auprès des hauts-fourneaux, exposés aux tâches les plus dures. Premier sentiment d'injustice et d'isolement social. « On fait le plus dur, raconte Alain da Silva. On est exposés à l'amiante et la silice. Arcelor donne ça à des sous-traitants parce que si vous tombez malade, Arcelor, ça dégage sa responsabilité. C'était à votre patron de prendre des mesures. On est les invisibles. Sans nous, la sidérurgie ne peut pas tourner. On est aussi nombreux que les ouvriers qui sont intégrés à ArcelorMittal mais on ne parle jamais de nous. »

En 2012, les ouvriers et les sous-traitants d'ArcelorMittal vont se battre unis pour sauver leurs hauts-fourneaux. Leur patron, l'Indien Lakshmi Mittal, estime qu'ils ne sont plus rentables. Il ne veut garder que la filière froide. Pendant deux ans, il va plonger les hauts-fourneaux de Florange en sommeil. Malgré son virage vers le Front national, Alain da Silva se souvient du combat avec émotion : « On était solidaires, comme au boulot quand il faut se donner un coup de main. Édouard Martin, de la CFDT, il a été formidable. Je sais qu'il y en a qui le critiquent parce qu'il est devenu eurodéputé, mais moi, j'oublie pas. Il s'est battu pour tous les ouvriers, quel que soit leur statut. »

Pascal Olivarez.Pascal Olivarez. © Premières Lignes

Pascal Olivarez, fils de sidérurgistes, était à Gandrange au moment de la fermeture. Puis, il a gardé les hauts-fourneaux éteints. Il habite une petite maison ouvrière sur les coteaux de Moyeuvre. Il fume des cigarettes à la chaîne et ne porte que des tee-shirts avec des têtes de mort. Il voit l'avenir d'un œil sombre. « J'étais à Gandrange, Sarkozy a laissé fermer Gandrange. Je suis venu à Florange, Hollande a laissé fermer les hauts-fourneaux, dit-il. Je ne sais pas où je serai dans trois ans. Je ne comprends pas qu'on laisse mourir l'acier comme ça. Pour moi, c'est une force, on a construit la tour Eiffel avec ! Si l'acier meure, le pays est mort. »

Pascal, Alain et Marie avaient mis tous leurs espoirs dans l'élection de François Hollande. Le candidat était venu le 24 février 2012, il était monté sur une camionnette et il s'était engagé. Y compris pour les sous-traitants et les intérimaires. « On s'est dit, s'il passe ce gars-là, on est sauvés », se souvient Marie da Silva. Ils vont tous voter Hollande. « Moi j'avais voté Sarkozy en 2007, je croyais qu'il sauverait Gandrange, explique Pascal Olivarez. Là, j'ai voté Hollande. »

Élu président de la République, François Hollande confie le dossier ArcelorMittal à Arnaud Montebourg, son ministre du redressement productif. Pour forcer Mittal à rallumer les hauts-fourneaux, Montebourg a un plan. Et il l'exprime à l'automne 2012 : la nationalisation temporaire. Chez les sidérurgistes, une lumière s'allume. Marie da Silva : « La nationalisation, oui, ça aurait pu nous sauver. » Pascal Olivarez : « À partir du moment où le mot nationalisation avait été prononcé, je vivais l'œil sur les journaux et j'étais pas le seul. Tous, on était pendus à ce que nous disait Montebourg. C'était symbolique, ça voulait dire que l'État allait enfin protéger les ouvriers… »

Montebourg semblait déterminé et tout puissant. Il était ministre après tout… Comment imaginer qu'il n'ait pas les moyens d'accomplir ce qu'il s'engageait à réaliser ? Le 30 novembre 2012, c'est le choc. À la télévision, le premier ministre Jean-Marc Ayrault annonce qu'il ne nationalisera pas Florange. Ayrault l'ignore mais, en quelques mots, il vient de déclencher la mécanique qui va mener Marie, Alain et Pascal à voter Front national. Pascal Olivarez : « Ça m'a serré le cœur, j'ai pensé, merde, on s'est encore fait avoir. » Marie da Silva : « On s'est sentis abandonnés. J'ai senti un feu bouillonnant qui me disait : pourquoi t'y as cru ? Pourquoi tu t'es laissée avoir comme ça. Y'a donc plus personne d'honnête en politique, personne qui tient sa parole. » Alain : « Je savais à ce moment-là que des tas de gars de ma boîte allaient se retrouver sur le carreau et c'est exactement ce qui s'est passé. »

Marie da Silva ne le cache pas, c'est à ce moment-là qu'elle s'est plongée dans la profession de foi du Front national qu'elle avait gardée dans un tiroir depuis les dernières élections. Dans la tête de Pascal Olivarez s'est installé un doute sur lequel prospère le Front national, l'idée que le pouvoir politique est ligoté. Que les ministres obéissent à des logiques plus fortes qu'eux. « Je me suis dit : en fait, président de la République, c'est devenu un titre honorifique. La décision de tuer la nationalisation et de fermer les hauts-fourneaux avait dû être prise ailleurs. Dans les grands centres financiers internationaux. Le FMI, la Banque centrale européenne. Et peut-être même qu'au-dessus, il y avait les grands trusts capitalistes étrangers. »

L'imagination galope d'autant plus que personne n'est venu expliquer aux ouvriers ce qui s'était passé dans la coulisse. « Je n'en sais rien moi, lâche Pascal... Même Edouard Martin, il le sait pas, sinon il nous l'aurait dit. Pourquoi il nous l'aurait pas dit ? » Aujourd'hui, l'ancien ministre Montebourg évoque cette période avec un fond de colère et une parole affranchie de la solidarité gouvernementale. Il sait à quel point le basculement de certains ouvriers de l'acier est lié à ce moment.

« À un moment, il faut faire des choix, nous déclare-t-il. Soit vous choisissez d’avoir des éloges dans le Financial Times, soit vous choisissez les ouvriers qui vous ont élu. Bon, moi, j’avais fait mon choix. Le premier ministre et le président de la République ont fait un choix inverse. Pour moi, c'est une humiliation personnelle et une défaite politique. C’était un abandon en rase campagne. Et le prix payé, c’est la chute de la mairie d’Hayange dans les mains du Front national. C’est une énorme faute politique, qui a eu pour conséquence de désespérer le monde ouvrier. Ils attendaient que l’État soit un protecteur quand le système financier devient fou, ce qui est le cas de l’entreprise Mittal. »

D'après Arnaud Montebourg, « rien ne s'opposait à la nationalisation, ni Bruxelles, ni personne. Deux personnes ont brisé le consensus républicain, le premier ministre et le président de la République. La veille, ils m'ont enlevé le dossier ».
Voir dans la vidéo ci-dessous les entretiens avec Jean-Marc Ayrault et Arnaud Montebourg :

Pour Jean-Marc Ayrault, alors premier ministre, la nationalisation était un risque économique qu'il ne pouvait pas courir. « Moi j'ai pris le dossier en cours et j'ai été tout de suite convaincu que l'option nationalisation n'était pas viable, dit-il. Bien sûr, on aurait pu sauver les hauts-fourneaux artificiellement pendant quelques mois. Et après, on aurait fait quoi ? On aurait reculé pour mieux sauter ?… Il fallait investir un milliard d'euros. Mais on n'était pas certain que cet acier serait vendu. Il n'y a jamais eu de promesse du candidat François Hollande pour nationaliser ce site, ou un autre, d'ailleurs. »

Aujourd'hui, Jean-Marc Ayrault déplore l'impact politique dramatique d'une erreur de communication. « On a laissé se créer une illusion et c'est pas bien, ce n'est pas une manière de traiter les gens », assure-t-il. Arnaud Montebourg va plus loin et laisse entendre qu'il a été trahi par le conseiller économique de François Hollande, Emmanuel Macron. « Je me souviens de cette formule d'Emmanuel Macron, insiste-t-il. Il m'a dit : on saute avec toi. J'ai sauté, je n'avais pas de parachute et je me suis fracassé, avec tout les ouvriers d'Arcelor. Voilà ce qui s'est passé. »

Aujourd'hui, la totalité des ouvriers staffés ArcelorMittal ont été recasés dans la filière froide. Mais depuis la fermeture des hauts-fourneaux, les précaires et les sous-traitants se sont retrouvés au chômage par centaines. Combien exactement ? Au gouvernement, personne ne le sait. Ce n'est pas un secret. C'est juste que personne ne les a comptés. Dans l'entreprise où travaille Alain da Silva, c'est l'hécatombe : « Ma boîte est passée de 60 personnes à 16 et elle est en redressement judiciaire. »

Lionel Buriello, de la CGT, évalue à un millier le nombre de sous-traitants sur le carreau. D'après lui, c'est chez eux que le vote FN a été le plus fort. « Ils le savent qu'ils sont les oubliés, dit-il. Alors ils se disent : si on parle jamais de moi, toi président de la République, toi premier ministre, toi gouvernement, toi syndicaliste… eh bien, je vais voter Front national… Peut-être que, eux, ils parleront de moi. Mais c'est vraiment un vote de rage, parce que franchement, dans l'usine, les militants du FN, on ne les voit jamais. »

Marie et Alain da Silva.Marie et Alain da Silva. © Premières Lignes

Depuis, Alain et Marie da Silva ont quitté le Front national. Après un engagement auprès du maire FN d'Hayange et un contact rapproché avec l'appareil du parti, ils ont fait marche arrière. Choqués par l'autoritarisme et l'islamophobie qu'ils ont rencontrés. En décembre 2014, le maire Fabien Engelmann a été condamné à un an d'inéligibilité dans l'affaire de ses comptes de campagne truqués et a aussitôt fait appel (lire ici). « Nous, on est allés au FN parce qu'on pensait que leur programme économique pourrait aider la sidérurgie, explique Alain da Silva. Ils étaient pour la nationalisation d'ArcelorMittal, aussi pour la remise en cause de la directive européenne sur les travailleurs détachés qui détruisent beaucoup de boulots chez les sous-traitants locaux. Mais ce qu'on a vu à l'intérieur du FN ne nous a pas plu. Pas du tout. On est venus pour un programme économique et on tombe sur des gens qui veulent nous faire peur avec des histoires d'islamistes qui nous coincent dans les rues. Ici, ça n'existe pas. La destruction de l'emploi, ça n'a rien à voir avec les musulmans. »

BOITE NOIREPaul Moreira est journaliste. Plusieurs fois remarqué et primé pour ses enquêtes, il est le fondateur de Premières Lignes, agence de presse et société de production audiovisuelle qui travaille avec plusieurs magazines d'enquête des chaînes de télévision. Il collabore à Mediapart.

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