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À Béziers, Robert Ménard s'en prend violemment à la presse

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Depuis son arrivée à la mairie de Béziers (Hérault) en mars 2014 avec le soutien du Front national, Robert Ménard n'a de cesse de s'en prendre aux médias, et notamment au journal local Midi-Libre. Celui qui a défendu avec RSF la liberté de la presse pendant 25 ans multiplie attaques et droits de réponse envers Midi-Libre, et a déposé une plainte pour diffamation

Tout récemment, Robert Ménard et son équipe sont allés jusqu'à publier le nom et la photo d'un journaliste dont les écrits ne lui plaisaient pas. Le rédacteur en chef de Midi-Libre à Béziers, Arnaud Gauthier, a réagi ce vendredi dans un billet intitulé « Jusqu'où ? ».

« Il faudrait alors que la plume des journalistes vante chacune de ses actions. Quand la ville co-organise une rencontre sur le handicap, ce n'est pas la cause qu'il faut mettre en lumière mais le maire », écrit-il. « Si ce n'est pas le cas, on se paie (merci aux contribuables) de pleines pages dans le bulletin municipal pour écrire "son" histoire. Soit. Mais l'équipe installée aux commandes de l'hôtel de ville de Béziers ne s'arrête pas là et dépasse depuis plusieurs jours la ligne du respect minimal. »

La réponse du rédacteur en chef de Midi-Libre.La réponse du rédacteur en chef de Midi-Libre.

Et Midi-Libre de détailler : « Sur Facebook, comme dans son bulletin de propagande, Robert Ménard règle ses comptes. De quelle manière ? En assénant des contre-vérités pour décrier les articles ou encore en jetant en pâture nom et photo d'un journaliste à la compétence affirmée mais dont les écrits ne plaisent pas au premier magistrat. » « On attend demain la publication des adresses, histoire de monter d'un cran dans la persécution. Les réactions de l'extrême droite, la méthode Ménard, c'est aussi cela, dénonce Arnaud Gauthier. Celle qui rappelle des heures sombres, des heures passées. Passé dont le maire est, semble-t-il, nostalgique. Nous, non. »

En juillet déjà, le premier magistrat avait réglé ses comptes avec le quotidien dans son journal municipal, en dénonçant sur deux pages « l’erreur, l’inexactitude, l’à-peu-près » qui « semblent être devenus la règle » depuis son élection. 

Dans l'opposition, de nombreux élus y ont vu la patte d'André-Yves Beck, le directeur de cabinet du maire issu de l'ultra-droite. Ancien idéologue du maire d'extrême droite Jacques Bompard, passé par plusieurs groupuscules d'extrême droite radicaux, Beck est à l'origine de la nouvelle ligne du journal municipal, arme de communication forte (le maire y a mis les moyens, malgré de nombreuses coupes budgétaires dans d'autres secteurs) :

L'article attaquant Midi-Libre dans le journal municipal, en juillet 2014.L'article attaquant Midi-Libre dans le journal municipal, en juillet 2014.

Jeudi, Robert Ménard a de nouveau utilisé les moyens municipaux pour s'en prendre au journal. Dans un article sur fond rouge et noir du dernier journal municipal, le quotidien est à nouveau accusé de « mentir » et d'être « militant » :

Dans le journal municipal de Béziers daté du 1er avril 2015.Dans le journal municipal de Béziers daté du 1er avril 2015.

La campagne pour les départementales – où Robert Ménard présentait dans les cantons biterrois des candidats en binôme avec le FN – a visiblement mis à cran la municipalité. Ces deux dernières semaines, le compte Facebook officiel de la ville a posté quatre publications s'en prenant à Midi-Libre :

Sur le compte Facebook de la ville de Béziers.Sur le compte Facebook de la ville de Béziers.

L'une ciblait clairement un journaliste en particulier, dont la photo a été diffusée :

Sur le compte Facebook de la ville de Béziers.Sur le compte Facebook de la ville de Béziers.

« C'est un journal comme vous, c’est-à-dire bourré de certitudes, d’a priori, de peu d’intérêt pour les gens et de beaucoup d’intérêt pour le monde politique. Que nos rapports soient tendus, c’est normal », avait justifié Robert Ménard, interrogé en janvier par Mediapart« Désolé, Midi-Libre n'est pas le bulletin municipal. Il ne lui ressemblera jamais. Notre mission d'information est autre. Et nous continuerons à la mener », a rappelé vendredi le rédacteur en chef de Midi-Libre.

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Renseignement: la commission des lois a encore durci le texte

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Lors de sa présentation en conseil des ministres, le jeudi 19 mars, le projet de loi renseignement avait suscité une levée de boucliers sans précédent. Les associations de défense des libertés, mais également de magistrats et de policiers, les professionnels du Net, le Conseil national du numérique et même le président de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) avaient pointé les nombreuses menaces que ce texte fait peser sur les libertés individuelles.

Lors de son examen par la commission des lois de l’Assemblée nationale, chargée d’amender le texte avant son vote par les députés, le nouveau dispositif de surveillance voulu par le gouvernement, loin d’être adouci, a encore été renforcé. Sous la houlette du très actif député PS Jean-Jacques Urvoas, rapporteur et véritable maître d’œuvre du projet, les parlementaires ont adopté une série d’amendements élargissant fortement les nouveaux pouvoirs accordés aux services de renseignement.

Préparée de longue date, mais présentée en urgence après les attaques de Paris du 7 janvier dernier, la loi renseignement est censée prolonger et compléter la loi de programmation militaire (LPM) de décembre 2013, qui accroissait déjà considérablement les moyens des services spéciaux. La philosophie de ces deux textes est identique : « légaliser » des pratiques déjà existantes au sein des services, en échange d’un encadrement de celles-ci, et leurs offrir de nouveaux outils leur permettant de mieux surveiller Internet, présenté comme le lieu de recrutement et d’organisation des terroristes.

Avant sa présentation en conseil des ministres, le projet de loi renseignement avait été transmis au conseil d’État qui avait demandé une série de modifications. À l’occasion du passage du texte par la commission des lois, Jean-Jacques Urvoas a déposé pas moins de 161 amendements, quasiment tous adoptés, visant pour une bonne part, selon ses propres termes, à passer outre l’avis du conseil d’État et à rétablir son texte dans sa version antérieure.

Bernard Cazeneuve et Manuel VallsBernard Cazeneuve et Manuel Valls © Reuters

Une grande partie de ces amendements visent l’article premier du projet de loi, modifiant « les principes et les finalités de la politique de renseignement », un article central car fixant le cadre du renseignement, à savoir qui a le droit de recourir aux nouveaux « outils » offerts aux espions et dans quels cas.

La liste des « intérêts publics » pouvant justifier « le recueil de renseignements » sera fixée par l’article L. 811-3. Jusqu’à présent, ceux-ci étaient au nombre de cinq, établis par l’article L241-2 du code de la sécurité intérieure : « la sécurité nationale, la sauvegarde des éléments essentiels du potentiel scientifique et économique de la France, ou la prévention du terrorisme, de la criminalité et de la délinquance organisées et de la reconstitution ou du maintien de groupements dissous en application de l'article L. 212-1 ». La version initiale du texte transformait le « potentiel scientifique et économique » en « intérêts économiques et essentiels de la France », mais surtout ajoutait deux nouvelles finalités : « les intérêts essentiels de la politique étrangère et l’exécution des engagements européens et internationaux de la France » et surtout « la prévention des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique ».

Cette dernière formulation laisse craindre l’utilisation de ce dernier alinéa pour placer sous surveillance certains mouvement sociaux ou groupes jugés trop radicaux ou encore de catégories entières de la population, par exemple dans les banlieues. Le ministère de l’intérieur n’écarte d’ailleurs même pas ces hypothèses, évoquant les situations d’émeutes urbaines. Lors de son audition par la commission des lois, mardi dernier, le ministre lui-même, Bernard Cazeneuve a confirmé que le texte viserait les « mouvances identitaires ». « Que les choses soient claires, ces mouvements, en raison des actions qu’ils déclenchent, peuvent se trouver à l’origine de violences portant atteinte aux fondamentaux de la République », a-t-il déclaré. « Lorsque ces mouvances se proposent d’aller à la sortie des lieux de culte pour procéder à des agressions, devons-nous prévenir ces actes ou les laisser se déployer ? », a ajouté Bernard Cazeneuve, une déclaration pouvant faire penser aux violences ayant éclaté près de la synagogue de la rue de la Roquette, en marge d’une manifestation de soutien à Gaza à Paris au mois de juillet dernier.

Un des amendements de Jean-Jacques Urvoas vise l’alinéa d’introduction de l’article L. 811-3. Celui-ci stipulait, dans la version initiale, que les renseignements collectés doivent être « relatifs aux intérêts publics suivants : », avant d’énumérer les sept « finalités » précitées. L’amendement du député modifie cette phrase afin que le recueil concerne désormais les informations relatives « à la défense et à la promotion des intérêts publics suivants ». L’introduction de ces quelques mots change en fait totalement la philosophie du renseignement en ouvrant la voie, par le terme « promotion », à un renseignement « offensif ». Dans l’exposé de son amendement, Jean-Jacques Urvoas fait d’ailleurs directement référence à l’espionnage, pourtant unanimement dénoncé, pratiqué par des pays tels que les États-Unis sur leurs concurrents dans le cadre de l’espionnage économique. « Il paraît indispensable d’assurer une démarche de collecte de renseignements au profit de certains secteurs vitaux pour notre pays, notamment dans le domaine économique, à l’instar de ce que pratiquent tous les services de renseignement de nos partenaires (souvent à notre détriment) », explique-t-il.

Une autre très légère modification, aux implications non négligeables, a été apportée par un autre amendement du rapporteur au même article L. 811-3, à l’alinéa citant, comme finalité du renseignement, « les intérêts essentiels de la politique étrangère ». Le mot « essentiel » a été remplacé par « majeur ». Cette substitution, loin d’être anodine d’un point de vue juridique, était demandée par le ministère de la défense, notamment pour ses opérations « extérieures ». La notion d'« essentiel », explique Jean-Jacques Urvoas dans l’exposé de son amendement, paraissait « trop restrictive et n’offrant un cadre suffisant à l’action de nos services extérieurs (notamment la Direction générale de la sécurité extérieure qui constitue un outil déterminant dans la conduite de la politique extérieure de la France) ».

De même, toujours concernant le renseignement économique, Jean-Jacques Urvoas a fait introduire la protection des intérêts « majeurs » « économiques », « scientifiques », mais également désormais « industriels » de la France.

Plusieurs amendements, déposés par des opposants ou des partisans du texte, ont par la suite encore modifié cette liste des finalités du renseignement. Après le remplacement par « la prévention de la prolifération des armes de destruction massive » du cas critiqué de « prévention des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique », ce dernier a été finalement réintroduit, sous une forme légèrement atténuée. Ces violences doivent désormais menacer « la forme républicaine des institutions » ou « la sécurité nationale ». Dans le texte sur lequel les députés auront à se prononcer, la liste de l’article L. 811-3 sera ainsi la suivante :

1- L’indépendance nationale, l’intégrité du territoire et la défense nationale

2- Les intérêts majeurs de la politique étrangère et la prévention de toute forme d’ingérence étrangère

3- Les intérêts économiques, industriels et scientifiques essentiels de la France

4- La prévention du terrorisme

5- La prévention des atteintes à la forme républicaine des institutions, des violences collectives de nature à porter atteinte à la sécurité nationale, de la reconstitution ou d’actions tendant au maintien de groupements dissous en application de l’article L. 212-1

6- La prévention de la criminalité et de la délinquance organisées

7- La prévention de la prolifération des armes de destruction massive

Un autre amendement modifie le régime dérogatoire « d’urgence » introduit par le texte. Le projet de loi permet aux services de renseignement de recourir, en plus des interceptions de communications classiques, à toute une série de gadgets jusqu’à présent utilisés en dehors de tout cadre légal. Il s’agit par exemple des balises de géolocalisation, des dispositifs de sonorisation de lieux privés, les IMSI Catcher, des appareils permettant d’aspirer toutes les données de téléphones ou d’ordinateurs situés à proximité ou encore le « recueil immédiat, sur les réseaux des opérateurs », des données de connexion d’internautes. En contrepartie à cette « légalisation », le texte prévoit une série de garde-fous et de contrôles, et notamment la création d’une nouvelle autorité administrative indépendante, la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), qui remplacera à terme l’actuelle Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS). L’article 821-1 prévoit en outre que « la mise en œuvre sur le territoire national des techniques de recueil du renseignement » est soumise « à autorisation préalable du premier ministre », « après avis » de la CNCTR.

Mais le texte prévoit également un moyen de contourner ce dispositif de contrôle « en cas d’urgence », en distinguant deux cas. L’article 821-5, sur les procédures d’autorisation, stipulait à l'origine que, « en cas d’urgence absolue », « le premier ministre peut autoriser le service à mettre en œuvre la technique concernée sans avis préalable de la commission ». Dans ce cas, « il en informe immédiatement et par tout moyen » la CNCTR. L’article L. 851-6, traitant plus particulièrement des dispositifs de « localisation en temps réel d’une personne, d’un véhicule ou d’un objet », évoquait de son côté une « urgence liée à une menace imminente ou à un risque très élevé de ne pas pouvoir effectuer l’opération ultérieurement » et permettait d’effectuer la surveillance sans aucune autorisation, à la condition d’en informer « sans délai » le premier ministre et la CNCTR.

Au prétexte « d’instituer un régime unique et plus efficient encadrant la mise en œuvre d’une technique de renseignement en cas d’urgence », un amendement de Jean-Jacques Urvoas copie, en partie, le dispositif prévu pour les géolocalisations afin de l’appliquer à l’ensemble des techniques de renseignement. Le terme « urgence absolue » a ainsi été transformé en « urgence liée à une menace imminente ou à un risque élevé de ne pouvoir effectuer l’opération ultérieurement ». De plus, désormais, ce n’est plus le premier ministre qui délivre l’autorisation, mais directement le service concerné. Celui-ci a l’obligation d’informer « sans délai » son ministre de tutelle, le premier ministre ainsi que la CNCTR. Seule limite, le texte prévoit que « le présent article n’est pas applicable lorsque l’introduction (…) concerne un lieu privé d’habitation ou que la mise en œuvre d’une technique de renseignement porte » sur un journaliste ou un avocat.

Les quelques amendements tentant d’adoucir le projet de loi ont, eux, été majoritairement écartés. Ainsi, la commission des lois a rejeté un amendement demandant que soit obligatoirement réunie la CNCTR « lorsque la demande concerne les avocats, les journalistes et les parlementaires ». Malgré les demandes de plusieurs ONG et associations, aucune profession ne fait pour l’instant l’objet d’une quelconque protection particulière, hormis dans le cadre de la procédure « d’urgence ».

© Reuters

Parmi les modifications retenues, on peut toutefois souligner le droit à un « accès permanent » aux données collectées par les services accordé à la CNCTR. Le texte initial ne prévoyait qu’un « droit d’accès », un recul par rapport à la situation actuelle qu’avait dénoncé le président de la CNCIS Jean-Marie Delarue. Celui-ci s’inquiétait en effet du fait que les informations soient gérées par chacun des services, obligeant les agents de la CNCTR à demander à chacun d’entre eux l’autorisation avant de pouvoir consulter directement les fichiers.

Un autre amendement déposé par le socialiste Pascal Popelin propose lui que « la politique publique de renseignement » « relève de la compétence exclusive de l’État ». Derrière cet amendement se dissimule en fait l’un des autres enjeux de ce texte : à qui seront confiées les opérations de surveillance, notamment sur Internet.

Le projet offre en effet de nouveaux pouvoirs particulièrement importants pour collecter, potentiellement en masse, les données de connexion, ou métadonnées, de suspects. Outre le « recueil immédiat, sur les réseaux des opérateurs », il prévoit la possibilité d’installer, directement chez les opérateurs ou fournisseurs de services, des algorithmes prédictifs censés être capables d’analyser une masse de données pour « prévoir » des passages à l’acte terroristes. Or beaucoup craignent que cette tâche ne soit sous-traitée à des entreprises privées employant des technologies particulièrement intrusives, comme par exemple le « deep packet inspection », une technologie proposée par exemple par la société française Qosmos.

Ces craintes sont loin d’être sans fondement. Comme l’ont déjà rapporté plusieurs journaux, dont Mediapart, une société comme Qomos est déjà liée au gouvernement par plusieurs contrats classés « secret défense » et dont l’objet est, à ce jour, inconnu. De plus, lors d'auditions préparatoires de la commission des lois, Jean-Jacques Urvoas avait invité des représentants de Blue Coat, une société américaine spécialisée dans la surveillance du Net grâce au DPI très défavorablement connue des associations de défense des droits de l’homme, notamment pour avoir vendu ses services aux régimes birman et syrien. L’audition de Blue Coat a finalement été annulée à la dernière minute, et sans explication.

Cette troisième loi sécuritaire du mandat de François Hollande, après la LPM de 2013 et la loi antiterroriste votée à la fin de l’année dernière, a déclenché tout comme les précédentes une vague de critiques émanant d’organisations de défense des droits de l’homme, comme Reporters sans frontières, La Quadrature du Net, Amnesty International, Ligue des droits de l’homme, mais également d’organisations professionnelles comme le Syndicat de la magistrature, l'Union syndicale des magistrats, le Syndicat des avocats de France ou encore la CGT-Police. Elle a également essuyé les critiques d’organismes officiels comme la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil), le Conseil national du numérique (Cnnum), du président de la CNCIS Jean-Marie Delarue ainsi que du défenseur des droits, Jacques Toubon.

Au niveau politique, jusqu’à présent, seul le groupe EELV a annoncé, dans un communiqué publié jeudi 2 avril, qu’il s’opposerait à « une loi dangereuse pour la démocratie et la citoyenneté ». « En amputant nos concitoyens de plusieurs droits fondamentaux, on offre aux terroristes ce que les armes n’ont pu obtenir : ces nouveaux pouvoirs de surveillance et donc de suspicion généralisée touchent aux valeurs et aux droits fondamentaux qui font qu’une démocratie peut se revendiquer comme telle », écrivent les élus écologistes. « EELV encourage les députés et sénateurs français à rejeter ce blanc-seing qu’ils s’apprêtent à offrir à l’État au prétexte de répondre. »

La commission de réflexion et de propositions sur le droit et les libertés à l’âge du numérique, composée de députés et de personnalités (dont Edwy Plenel, cofondateur de Mediapart), a de son côté publié une série de recommandations. « La légalisation de pratiques de surveillance jusqu’alors peu encadrées ne doit pas être l’occasion d’étendre à l’excès le périmètre de cette surveillance », affirme la commission. Celle-ci demande notamment à ce que « la protection des données à caractère personnel » collectées sur les citoyens soit reconnue comme « un droit fondamental à part entière », protégé comme le sont les correspondances et les domiciles privés.

La commission s’inquiète également de la mise en place des algorithmes prédictifs ouvrant « la possibilité, à des fins de prévention du terrorisme, d’une collecte massive et d’un traitement généralisé des données ». Elle se dit ainsi « fortement préoccupée par l’usage préventif de sondes et algorithmes paramétrés pour recueillir largement et de façon automatisée des données anonymes afin de détecter une menace anonyme ».

Et pourtant, comme lors des deux précédents votes, le projet de loi renseignement devrait, sans surprise, bénéficier de l’unité nationale régnant au parlement sur ces questions. Le texte porté par l’omniprésent Jean-Jacques Urvoas a été présenté en conseil des ministres par Manuel Valls lui-même. Et lors des auditions devant la commission, les ministres de l’intérieur, de la défense et de la justice ont apporté leur soutien sans faille au projet de loi. Au mois de novembre dernier, la loi antiterroriste avait été votée par la quasi-totalité du parlement, à l’exception des écologistes et des communistes. Moins de trois mois après les attaques terroristes de Paris, « l’esprit du 11 janvier » devrait assurer au nouveau tour de vis sécuritaire du gouvernement l’assurance d’une confortable majorité.

BOITE NOIREMise à jour du vendredi 3 avril 16 h 00. Un paragraphe sur l'amendement offrant à la CNCTR le droit à "un accès permanent" aux données stockées a été ajouté en page 2 de cet article, cette mesure nous ayant échappé lors de la première publication.

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Qatar-Veolia: Henri Proglio perquisitionné

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La justice s'intéresse à Henri Proglio. Selon des informations recueillies par Mediapart, le domicile de l'ancien patron de Veolia et d'EDF, qui doit être investi le mois prochain président non exécutif de Thales(1), a été perquisitionné à la mi-mars par les policiers de l'Office central anticorruption de Nanterre (OCLCIFF), dans le cadre de l'affaire Qatar-Veolia. Les enquêteurs ont également mené une perquisition visant l'homme d'affaires Yazid Sabed, ami de Proglio. Ils ont enfin visité dans la foulée le siège parisien de Veolia Environnement.

Les policiers ont agi dans le cadre de l'enquête préliminaire pour « corruption privée » ouverte en octobre 2014 par le parquet de Paris, puis transférée au parquet national financier (PNF), à la suite d'un dossier paru dans Libération. Le quotidien avait révélé qu'en marge de son entrée au capital de Veolia en juin 2010, le fonds souverain Qatari Diar avait versé de gigantesques commissions occultes pour un total de 182 millions d'euros.

L’argent du Qatar a atterri dans trois sociétés-écrans à Chypre (37 millions d’euros), en Malaisie (100 millions) et à Singapour (45 millions). Ce versement singapourien constitue très probablement une rétrocommission, puisque la société appartient à un salarié de Ghanim bin Saad al-Saad, qui était à l’époque directeur général de Qatari Diar. Les propriétaires des coquilles malaisienne et chypriote sont pour leur part dissimulés derrière des prête-noms.

Henri Proglio a été le patron de Veolia puis d'EDF. Il doit être investi président non exécutif de Thales le 13 mai. Henri Proglio a été le patron de Veolia puis d'EDF. Il doit être investi président non exécutif de Thales le 13 mai.

La justice cherche à identifier les bénéficiaires des fonds, et dans le même temps à faire la lumière sur ce que savaient les acteurs du dossier. Une enquête délicate, car le montage offshore mis en place par les Qataris a servi à la fois à effectuer l'opération légale (acheter 5 % de Veolia) et à verser les commissions. Dans ces conditions, il est difficile de savoir qui était au courant du volet occulte.

Aucune charge n'est retenue à ce stade contre Henri Proglio. À l'époque des faits, il était à la fois président du conseil d'administration de Veolia et PDG d'EDF. Il avait négocié l'entrée de Qatari Diar au capital de Veolia, en octroyant un administrateur au fonds souverain de l'émirat gazier, et en concluant avec lui un partenariat industriel. Mais il dit n'avoir jamais été informé du versement de commissions. « Henri Proglio est parfaitement serein. Il est prêt à s’expliquer à tout moment, mais il n'a rien à dire à ce sujet parce qu'il ne sait rien », précisait vendredi matin l'un de ses proches à Mediapart. Proglio a poursuivi Libération en diffamation (voir notre Boîte noire).

Les enquêteurs s'interrogent également sur les liens éventuels entre Proglio et l'homme d'affaires Maxime Laurent. Ce financier, qui a déjà été perquisitionné en décembre, était au cœur du montage de 2010 qui a permis de verser les commissions – dont il affirme n'avoir rien su. Or, Maxime Laurent a financé, deux ans plus tard, un spectacle de l'humoriste Rachida Khalil, l'épouse de Henri Proglio, à hauteur de 55 000 euros. Les deux hommes indiquent qu'il ne se connaissent pas, et qu'il n'y a aucun lien entre l'opération Qatar-Veolia et la subvention accordée à Mme Proglio. 

« Aucun renvoi d’ascenseur n’est en cause. Nous n’avons pas d’activités avec EDF et Veolia », a précisé Maxime Laurent. Une enquête préliminaire distincte, menée par le parquet de Paris, est en cours au sujet du financement de Rachida Khalil par EDF et certains de ses prestataires (voir ici et ).

Quant à Yazid Sabeg, lui aussi visé par une perquisition, il est le patron et l'actionnaire de référence de C&S, une société informatique active notamment dans le domaine de la défense. Il est à la fois très proche de Proglio et des Qataris. C'est d'ailleurs lui qui a introduit, en 2009, les représentants de Qatari Diar auprès du président de Veolia en vue de leur entrée au capital. « De façon amicale, sans objectif particulier, mandat ou autre contrat », a-t-il précisé. Contacté par Mediapart au sujet de la perquisition, Sabeg n'a pas donné suite. Tandis que la direction de Veolia, dont le siège parisien a été visité par les policiers, s'est refusée à tout commentaire. Antoine Frérot, actuel patron de Veolia (il était le directeur général de Proglio à l'époque de l'entrée au capital du Qatar), a lui aussi indiqué n'avoir eu aucune connaissance des commissions occultes.

(1) À l'époque de l'entrée du Qatar au capital de Veolia, Proglio cumulait la présidence du géant de l'eau et des déchets (jusqu’en décembre 2010) et le poste de PDG d’EDF. François Hollande l’a éjecté d’EDF le 15 octobre dernier, pour le remplacer par le patron du groupe d'électronique de défense Thales, Jean-Bernard Lévy. Grâce à son ami Serge Dassault, actionnaire de référence de Thales aux côtés de l’État, Henri Proglio a obtenu dans la foulée la présidence non exécutive de l'électronicien. Sa nomination doit être confirmée par l'assemblée générale de Thales le 13 mai prochain. 

BOITE NOIREJ'ai révélé l'affaire Qatar-Veolia lorsque je travaillais à Libération. Henri Proglio m'a poursuivi en diffamation, ainsi que Libération, pour cet article, estimant qu'il s'agissait d'une « boule puante » destinée à torpiller sa reconduction à la tête d'EDF. L'affaire n'a pas encore été jugée.

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La Sarkozie devant les juges: les numéros 23, 24 et 25 sont mis en examen

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Dans l’interminable liste des proches de Nicolas Sarkozy mis en examen par la justice anticorruption, ils sont les n°s 23, 24 et 25. Il y a un avocat, un député et un préfet. Trois responsables de la campagne présidentielle de 2012 de l’ancien chef de l’État ont été mis en examen, vendredi 3 avril, dans le cadre de l’affaire Bygmalion. Ce dossier, parmi l’un des plus embarrassants pour l’ancien président de la République, porte sur un système de fausses factures qui a permis de masquer plus de 17 millions d’euros de dépassement de frais de campagne électorale et, ainsi, de tromper les autorités de contrôle de l’État.

Après une première vague de mises en examen à l’automne dernier, les juges Serge Tournaire, Renaud Van Ruymbeke et Roger Le Loire ont donc procédé à une nouvelle salve. Directeur de campagne de Nicolas Sarkozy en 2012, Guillaume Lambert a été mis en examen pour « usage de faux », « escroquerie », « recel d'abus de confiance » et « complicité de financement illégal de campagne électorale ». Préfet de Lozère depuis juin 2013, il a été démis de ses fonctions par le ministère de l’intérieur sitôt sa mise en examen annoncée.

Nicolas Sarkozy au Trocadéro, le 1er mai 2012.Nicolas Sarkozy au Trocadéro, le 1er mai 2012. © Reuters

Le député UMP Philippe Briand (président de l'association de financement) et l’avocat Me Philippe Blanchetier (trésorier de cette structure) ont également été mis en examen pour les mêmes faits. Ils ont été placés sous contrôle judiciaire, avec interdiction d'entrer en contact. Tous, à des postes divers, sont suspectés d’avoir joué un rôle dans la dissimulation des coûts réels de la campagne Sarkozy, dont une partie de l’organisation avait été dévolue à la société d’événementiel Bygmalion. 

D’après un décompte de Mediapart, vingt-cinq proches de Nicolas Sarkozy sont aujourd’hui dans les filets de la justice pour des soupçons de délits financiers qui décrivent, au fil des dossiers d’instruction, un système politico-financier d’une rare ampleur sous la Ve République.

Outre les trois mises en examen du jour, voici la liste complète : le député et maire Patrick Balkany, sa femme et adjointe Isabelle Balkany, l’avocat Me Arnaud Claude (associé de Nicolas Sarkozy), l’avocat Me Thierry Herzog (avocat personnel de Nicolas Sarkozy), le magistrat Gilbert Azibert, l’ancien conseiller ministériel Thierry Gaubert, l’ancien directeur de cabinet Nicolas Bazire, l’intermédiaire Ziad Takieddine, l’ancien secrétaire général adjoint de l’Élysée François Pérol, l’ancien chef des services secrets intérieurs Bernard Squarcini (qui a été condamné dans l’affaire des fadettes), l’ancien n° 2 de la présidence de la République Claude Guéant, le businessman Bernard Tapie, l’ancien ministre Éric Woerth, l’ancienne ministre et actuelle présidente du FMI Christine Lagarde, le sénateur et industriel Serge Dassault, l’ancien conseiller élyséen Jean-François Étienne des Rosaies, l’homme d’affaires Stéphane Courbit, l’ancien président de l’UMP Jean-François Copé, l'ancien directeur général du parti Éric Césari, l'ancienne comptable du parti Fabienne Liadzé, l’ex-trésorière du parti Catherine Vautrin, l'ex-directeur de la communication du parti Pierre Chassat

Il faut également ajouter à cette liste les noms du conseiller Patrick Buisson, mis en cause dans l’affaire des sondages de l’Élysée mais pas mis en examen pour le moment, et l’ancien conseiller diplomatique Boris Boillon, qui avait été arrêté avec plus de 350 000 euros en liquide gare du Nord.

Un peu à la manière des toiles d’Arcimboldo, tous ces noms en dessinent un autre, celui de Nicolas Sarkozy. Mais hormis une mise en examen pour « corruption » et « trafic d’influence » qui le menace directement dans l’affaire Bismuth/Azibert, l’ancien président de la République réussit avec une certaine maestria à se sortir du bourbier judiciaire, affaire après affaire.

À ce stade de l'instruction, dans le dossier Bygmalion, le double système de fausses factures ne fait plus aucun doute. Pour éviter au candidat d’exploser le plafond des dépenses légales, environ 17 millions d’euros de frais de meeting dus à Bygmalion ont été dissimulés par son équipe et pris en charge illégalement par l’UMP, sous couvert de conventions fictives.

Ne lui en déplaise, on voit de plus en plus mal comment Nicolas Sarkozy va pouvoir s’extraire de cette nasse. Les juges n’ont pas fini, il est vrai, de reconstituer le circuit qu’empruntaient les informations d’ordre financier : jusqu’où remontaient-elles ? Qui savait à l’Élysée ? Les lieutenants de Nicolas Sarkozy ont-ils pu organiser un sas étanche pour protéger le « patron » ? « Avec Nicolas Sarkozy, (…) on ne connaissait pas la société Pygmalion », aime à répéter, sans rire, son ami Brice Hortefeux, faisant mine de se tromper d’une lettre.

Mais aux yeux de la loi, quoi qu’il arrive, un candidat est toujours responsable à titre personnel de la régularité de ses dépenses – de même qu’il emprunte des millions d’euros à titre personnel, qu’il encaisse une avance de l’État à titre personnel, etc.

Ainsi, quand l’équipe a remis le compte de campagne aux autorités de contrôle en juillet 2012, c’est Nicolas Sarkozy en personne qui a signé le document, en compagnie de Philippe Briand, en apposant ces quelques mots : « Vu et certifié exact le compte et ses annexes. »

Que son implication soit démontrée ou non dans le système de sous-facturation de ses meetings, il y a donc une infraction « mineure » à laquelle Nicolas Sarkozy aura du mal à échapper : celle de « financement illégal de campagne électorale », prévue par l’article 113-1 du code électoral. Rarement actionné par la justice pénale, ce « petit » article punit d’un an de prison et de 3 750 euros d’amende tout candidat ayant « dépassé le plafond des dépenses électorales » ou déclaré des « éléments comptables sciemment minorés ».

Traditionnellement, les magistrats n’en abusent pas. Parce qu’un candidat qui voit son compte retoqué par le juge administratif (à l’issue de législatives, de cantonales, etc.) est déjà plombé par le non-remboursement de ses frais de campagne, voire par l’annulation de l’élection qui en découle. Mais tout poussiéreux qu’il soit, cet article existe bel et bien. Et il apparaît bel et bien dans les chefs de mise en examen retenus vendredi par les juges à l’encontre du trésorier et du directeur de campagne, soupçonnés de « complicité de financement illégal ». S’il y a un complice, c’est qu’il y a un auteur principal. Et ça n’est pas Carla Bruni.

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Faute de cap, les écologistes dérivent à vue

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Ça ne va pas mieux, pour la boussole à trois flèches d'Europe Écologie-Les Verts. Les lendemains du second tour des départementales n'ont rien arrangé à la crise interne que traverse le mouvement écolo depuis la sortie du gouvernement des ministres Cécile Duflot et Pascal Canfin. Et les débats qui animaient l'université d'été de Bordeaux en août dernier sont peu ou prou les mêmes (lire notre article de l'époque). Seule différence notoire, le fossé s'est creusé entre les points de vue divergents, et la secrétaire nationale semble avoir plus clairement choisi son côté de l'abîme.

Après que l'hypothèse d'un remaniement post-départementales s'est évaporée, les rumeurs de débauchage individuel ou l'hypothèse d'une consultation en urgence et par voie électronique des conseillers fédéraux (le parlement du parti écolo) ont laissé place au flou politique le plus absolu, voire le plus incompréhensible. Et la possible scission évoquée avant le scrutin (lire notre article) s'est transformée en sourde fracture entre l'élite du parti et ses bases. Et les initiatives tous azimuts qui en découlent interrogent sur la viabilité de l'entreprise politique écologique dans les prochaines semaines.

À notre demande, un dirigeant bien informé essaie de résumer le plus objectivement possible la situation interne : « Il y a ceux qui pensent qu'on est dans les années 1930 et se lamentent de voir socialistes et communistes se taper dessus alors que le péril fasciste est aux portes du pouvoir. Ceux-là sont donc prêts à transformer EELV en PRG de l'écologie : on est bien servi en postes et en élus et on fait plus chier. Puis il y a ceux qui se disent fidèles à la ligne historique des Verts depuis la fin du “ni gauche ni droite” de la fin des années 1980. Ceux-là estiment que l'écologie est de gauche et que Valls n'est pas de gauche. Et puis il y a ceux qui n'ont aucune envie de participer au gouvernement, mais qui pensent que Hollande peut encore changer quelque chose dans cette affaire. Ceux-là ont bien conscience que le quinquennat est budgétairement terminé, mais qu'il y a moyen de négocier sur le nucléaire et la proportionnelle, en échange d'une non-candidature en 2017. »

Résultat, les écologistes participent à la fois à un « processus de dialogue » avec le PS, comme l'initiative « Chantiers d'espoir » avec l'autre gauche. Et si un texte intitulé « Aller de l'avant », défendant une ligne autonome du gouvernement, a d'ores et déjà été signé par une majorité des 150 conseillers fédéraux, les chefs de file du courant "réaliste" maintiennent l'organisation d'un colloque à l'Assemblée ce samedi, aux côtés d'"écolos pro-Hollande", de Jean-Luc Bennahmias à Corinne Lepage en passant par France Gamerre (responsable de Génération écologie), Géraud Guibert (un ancien du "pôle écologiste" du PS) ou Bruno Rebelle (ancien conseiller de Ségolène Royal en 2007), ainsi que d'anciennes figures démissionnaires des Verts des années 1990 (Yves Pietrasanta ou Antoine Waechter).

L'affiche du colloque "Quelles responsabilités aujourd'hui pour les écologistes ?"L'affiche du colloque "Quelles responsabilités aujourd'hui pour les écologistes ?"

Ce courant, « Repères écologistes », dont les principales têtes d'affiche parlementaires d'EELV, les présidents de groupe parlementaire (Jean-Vincent Placé, François de Rugy et Barbara Pompilli) et le vice-président de l'Assemblée nationale, Denis Baupin, profitent de leur omniprésence médiatique pour tirer à boulets rouges sur la stratégie à leurs yeux « illisible » de leur formation, qu'il juge « vendue au Front de gauche », et plaident sans relâche pour une entrée au gouvernement, quitte à se satisfaire de deux secrétariats d’État, ainsi que l'indique à Francetvinfo le député François-Michel Lambert. « On voudrait créer une plateforme à laquelle pourrait adhérer EELV, mais on se heurte à un mur identitaire et sectaire. Ça fait 17 ans que je suis chez les Verts, je n'ai jamais vu autant de haine », explique Christophe Rossignol, l'un des artisans de ce rassemblement, qui espère de son côté que « la situation va se décanter si les aubrystes se rangent derrière Cambadélis au congrès du PS et entrent au gouvernement ».

Mais ce prosélytisme pro-gouvernemental agace dans les rangs militants, très majoritairement en faveur de l'autonomie d'EELV, notamment en vue des prochaines régionales. Plus encore, certains évoquent à voix de moins en moins basse leur incompréhension devant l'attitude d'Emmanuelle Cosse. La secrétaire nationale du parti a tenu meeting commun avec Manuel Valls durant les départementales, et s'est félicitée de la reprise des discussions avec le PS, sur le perron de Solférino, acceptant de servir de caution à un Jean-Christophe Cambadélis tout heureux de sa mise en scène unitaire à quelques semaines de son congrès.

La grande famille des écologistes au sortir de leur réunion avec leurs homologues du PS, lundi 30 marsLa grande famille des écologistes au sortir de leur réunion avec leurs homologues du PS, lundi 30 mars © Yannick Sanchez

Même type de « service rendu » le lendemain, pendant les questions au gouvernement du mardi après-midi. S'adressant au premier ministre, la coprésidente du groupe EELV à l'Assemblée, Barbara Pompilli, y est allée de sa question "impertinente" : « Sur ces bancs, chacun sait que l'unité n'est pas la garantie de la réussite, mais que la désunion porte la certitude de l'échec. Quelle place entendez-vous donner concrètement à l'écologie dans votre feuille de route gouvernementale et dans les choix économiques ? » « La place des écologistes est dans la majorité, elle est pleinement au gouvernement », lui a répondu Manuel Valls. Une proximité des élites écologistes avec les socialistes, qui font renâcler les périphéries d'EELV. 

« Il y a un problème de pilotage de plus en plus évident », glisse un membre du bureau exécutif. Un autre cadre d'EELV, comptant pourtant parmi les soutiens d'Emmanuelle Cosse, s'interroge aussi : « L'emmerdant, c'est qu'Emma donne l'impression d'avoir choisi un camp au lieu de tenir les deux bouts, comme une cheffe de parti. Elle doit créer le vent, pas se contenter de le suivre… » Dans un entretien à l'Obs, la secrétaire nationale réfute tout parti pris, et dit ne pas « croire » ni « souhaiter » une scission : « Je ne minimise pas les tensions de part et d'autre. Mais je m'efforce d'éviter toute déchirure et de remettre systématiquement le parti politique et sa direction au cœur des débats. Qu'il y ait des confrontations, c'est nécessaire, il n'y a que dans les partis totalitaires où ce n'est pas le cas. » Et elle se juge à sa place dans un débat avec les soutiens écologistes du gouvernement : « Il est essentiel que je discute avec tout le monde, y compris les écologistes non encartés, les ONG… J'en ai assez qu'on instrumentalise chaque réunion politique. J'irai porter le même message dans tout autre type de réunion. »

Pour David Cormand, responsable des élections à EELV, « le clivage pro-Hollande versus pro-Mélenchon est complètement factice. La vraie distinction se fait entre écologie d'accompagnement et écologie de transformation ». À ses yeux, le PS souhaite que « le rassemblement précède une inflexion de la politique globale quand nous disons qu'un changement de ligne est le préalable pour qu’il y ait un rassemblement. L’accord, on l’a déjà fait, c’était en 2011, on a vu ce que ça a donné. Le quinquennat est en réalité quasiment fini. Le dernier budget de la mandature de 2016 sera bouclé à l’été, l'essentiel est déjà décidé. Donc, s'il n'y a pas une inflexion très forte, on n’arrivera pas à faire beaucoup plus ».

Même moue dubitative chez Sandrine Rousseau, porte-parole d'EELV : « Hollande veut la crème, la crémière et la crèmerie. Il souhaiterait tous les avantages d'un ralliement sans les inconvénients d'un accord programmatique. Avoir des ministres, c'est une chose, mais si c'est pour perdre tous les arbitrages… » Pour elle aussi, « personne ne dit sur le terrain qu'il faut faire à tout prix alliance avec le Front de gauche, mais beaucoup ne veulent plus s'allier avec le PS. Il n'existe que des réflexions sur une construction politique ». Son binôme porte-parole, Julien Bayou, opine : « Notre responsabilité, c'est que l'écologie survive aux ambitions pour 2017 et existe après. Si on se rallie à un Hollande qui nous aura piétinés durant tout le quinquennat, on est morts. »

En ligne de mire pour EELV, les élections régionales de décembre, qui auront lieu en même temps que la conférence de Paris sur le réchauffement climatique. Ce scrutin, toujours très important pour ce parti fédéraliste structuré régionalement, a souvent vu les Verts puis EELV se compter au premier tour, en réalisant des scores à deux chiffres, avant de négocier un accord d'entre-deux-tours avec les socialistes. Et si les socialistes rêvent de listes communes dès le premier tour, notamment face au risque FN dans les régions Nord-Pas-de-Calais-Picardie ou Provence-Alpes-Côte d'Azur, pour l'heure, la tendance serait davantage à l'autonomie.

Toujours influente au sein de son parti, Cécile Duflot se démène de son côté pour coller aux aspirations militantes du parti dont elle fut la "patronne" six ans durant. Après avoir battu la campagne électorale et pris le pouls des adhérents, elle a d'ailleurs réajusté son discours dans un entretien au Monde, toujours en critiquant sévèrement Manuel Valls et son « logiciel périmé », mais en prenant aussi soin de marquer une distance avec Jean-Luc Mélenchon, « qui se trompe sur le fait de considérer comme prioritaire la bagarre entre deux gauches ». Et elle ne ferme aucune porte à de futurs rapprochements électoraux.

« Sur le fond, les militants ont apprécié faire campagne avec ceux du Front de gauche, mais Mélenchon est un repoussoir pour beaucoup », assure-t-on dans l'entourage de l'ancienne ministre. « En vrai, il n'y a pas de problème de ligne et le parti n'est pas du tout divisé en deux comme cela avait pu être le cas lors du référendum européen de 2005, explique l'une de ses proches. Il y a juste un niveau maximal d'énervement contre quelques-uns qui dégomment les scores obtenus aux départementales, alors qu'ils ne sont pas mauvais, et ne se vendent même plus mais se donnent carrément à Valls. »

L'expression de ce mécontentement a déjà trouvé une traduction dans le groupe écologiste à l'Assemblée, où des députés proches de l'aile gauche ou de Duflot ont demandé que les postes de direction soient « rééquilibrés ». Une « tentative de putsch organisationnel », a estimé le député du Gard Christophe Cavard, proche d'Emmanuelle Cosse, qui estime que ce désaccord « doit être tranché ». Problème : selon plusieurs sources, ils seraient neuf à soutenir le duo Rugy-Pompilli, contre neuf à vouloir le voir modifier. Autre remise en cause possible, celle de Denis Baupin comme vice-président de l'Assemblée, alors qu'une rotation de poste (avec le député Sergio Coronado) avait été imaginée en début de mandature. L'ambiance « Game of Thrones », décrite avec talent et une autodérision certaine par un militant dans un montage vidéo assez hilarant, n'est pas proche de s'apaiser…

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Noir et musulman en France, la double peine

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À CV équivalent, un candidat perçu comme musulman a entre deux et trois fois moins de chances d’être convoqué à un entretien d’embauche qu’un candidat supposé chrétien. Cette discrimination s’explique par les préjugés négatifs des employeurs à l’égard de cette population, ainsi que par l’attitude de repli plus fréquente de personnes qui ont tendance à intérioriser la discrimination et anticiper un refus. Tels sont en substance les résultats d’une série d’enquêtes uniques en France tant les données scientifiques en la matière sont rares dans ce pays. Et pour cause. Les statistiques publiques y sont aveugles aux discriminations en raison des origines ethniques et/ou religieuses. Conformément à la Constitution qui bannit toute « distinction de race, de religion ou de croyance » entre les citoyens, la loi relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés de 1978 interdit la collecte et le traitement de « données à caractère personnel qui font apparaître, directement ou indirectement, les origines raciales ou ethniques, les opinions politiques, philosophiques ou religieuses ».

La loi prévoit toutefois des dérogations. Autorité administrative indépendante chargée de garantir le respect de la vie privée, des libertés individuelles et des libertés publiques lors de traitement de données à caractère personnel, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) étudie au cas par cas les demandes des chercheurs et des sondeurs, en fonction de leur finalité, du consentement des personnes interrogées et de l’anonymat des données.

Marie-Anne Valfort est membre associée à PSE-Ecole d’économie de Paris.Marie-Anne Valfort est membre associée à PSE-Ecole d’économie de Paris.

C’est dans ce cadre que s’inscrivent les travaux de Marie-Anne Valfort, membre associée à PSE-École d’économie de Paris et maître de conférences à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, Claire Adida, professeure assistante en sciences politiques à l’université de San Diego en Californie, et David Laitin, professeur en sciences politiques à l’université Stanford, également en Californie. Leur projet de recherche, qui s’étale sur plusieurs années, est financé par la National Science Foundation, basée aux États-Unis, où la collecte et l’analyse de statistiques ethnico-religieuses ne posent pas de problème. Pour Mediapart, Marie-Anne Valfort a accepté de détailler les résultats de ces enquêtes et d’évoquer les pistes de réformes gouvernementales qu’elle juge prioritaires.

Vous avez mené deux enquêtes : l’une pour mesurer les discriminations dont sont victimes les musulmans. L’autre pour comprendre les raisons de ce rejet. Comment avez-vous constitué vos bases de données, étant donné qu’en France, les statistiques publiques ne permettent pas de distinguer les personnes en fonction de leur religion ?

Avec mes coauteurs, nous avons mesuré la discrimination à l’embauche à l’égard des musulmans à l’aide d’un testing sur CV réalisé au printemps 2009. Nous avons répondu à 271 offres d’emploi réelles, publiées sur le site de Pôle emploi, pour des postes d’assistantes comptables, de comptables et de secrétaires comptables, situés en France métropolitaine. Ce testing sur CV a été le premier à étudier l’existence d’une discrimination à raison de la religion. Plus précisément, afin de pouvoir attribuer d’éventuelles différences de taux de réponse entre les candidats fictifs de notre testing à leurs seules différences d’affiliation religieuse, nous avons assigné à ces candidats le même pays d’origine, le Sénégal. Notre testing sur CV a donc consisté à comparer les taux de réponse obtenus par deux Françaises d’origine sénégalaise dont l’une est musulmane et l’autre est catholique. La musulmane, « Khadija Diouf », a travaillé au « Secours islamique » et fait du bénévolat aux « Scouts musulmans de France ». La catholique, « Marie Diouf », a travaillé au « Secours catholique » et fait du bénévolat aux « Scouts et Guides de France ». La loi sur l’égalité des chances du 18 janvier 2006 a permis de légaliser « la pratique des vérifications à l’improviste aussi appelée testing comme moyen de preuve d’éventuelles discriminations ». Cette légalisation figure depuis le 3 avril 2006 dans l’article 225-3-1 du code pénal. En d’autres termes, l’utilisation de testings pour mesurer une éventuelle discrimination à l’égard de l’un des 20 critères définis par la loi (article 225-1 du code pénal) est autorisée. Or, la religion fait partie de ces 20 critères. Notre testing sur CV a donc été mené en toute légalité.

Il montre que l’appartenance supposée à la religion musulmane plutôt qu’à la religion catholique est un facteur important de discrimination sur le marché du travail français. Ainsi, à CV équivalent, Khadija Diouf a entre deux et trois fois moins de chances d’être convoquée à un entretien d’embauche que Marie Diouf. Pour comprendre les raisons de cette discrimination, nous avons conduit, également au printemps 2009, une enquête réalisée par téléphone via l’institut de sondage CSA auprès de 511 ménages d’origine sénégalaise vivant en France (questions fermées), dotés des mêmes caractéristiques à leur arrivée en France, à l’exception de leur religion (une partie de ces ménages est chrétienne, l’autre est musulmane). Nous avons aussi organisé des « jeux expérimentaux » durant lesquels 80 personnes, des « Français sans passé migratoire récent », ont interagi avec des immigrés d’origine sénégalaise chrétiens et musulmans. Pour cela, il nous a fallu collecter des informations considérées en France comme « sensibles » concernant la religion des participants. Mais cette collecte est possible dès lors qu’elle est validée par la Cnil sur la base de deux critères principaux : la problématique de l’enquête justifie cette collecte – c’est particulièrement le cas lorsque l’enquête concerne l’étude des discriminations – ; les données sensibles recueillies font l’objet d’un processus d’anonymisation. Ainsi, la collecte d’informations individuelles sensibles n’est pas impossible en France. 

Vous observez que les candidats présumés musulmans ont deux à trois fois moins de chances de décrocher un entretien d’embauche. Comment s’expliquent ces discriminations massives ?

Nos résultats montrent que la société d’accueil française et les immigrés musulmans sont enfermés dans un cercle vicieux, qui peut se décrire comme suit. Tout d’abord, les musulmans diffèrent par rapport à leurs homologues chrétiens (et a fortiori par rapport aux Français sans passé migratoire récent) en fonction de leurs normes religieuses et de leurs normes de genre : ils attachent plus d’importance à la religion et ont une vision plus traditionnelle des rôles qui incombent aux hommes et aux femmes. Ensuite, ces différences culturelles constituent une source de discrimination de la part des employeurs, qui craignent, en recrutant un candidat musulman, d’être confrontés à plus de revendications à caractère religieux mais aussi à plus de conflits entre salariés de sexes différents. Mais ces différences culturelles alimentent également une discrimination moins rationnelle de la part des Français sans passé migratoire récent dans leur ensemble. Ces derniers font en effet l’amalgame entre « attachement plus fort à la religion » et « rejet de la laïcité » et entre « vision plus traditionnelle des rôles qui incombent aux hommes et aux femmes » et « oppression des femmes ». En d’autres termes, ils perçoivent la présence des musulmans comme une menace culturelle susceptible de remettre en cause au moins deux grands principes auxquels ils sont particulièrement attachés : l’indépendance du politique par rapport au religieux et l’égalité hommes-femmes. Cet amalgame amène les Français sans passé migratoire récent à se montrer moins coopératifs à l’égard des personnes qu’ils perçoivent comme musulmanes, y compris lorsqu’ils ne s’attendent à aucune hostilité particulière de la part de ces personnes au moment où ils interagissent avec elles.

De leur côté, les musulmans perçoivent plus d’hostilité de la part des Français sans passé migratoire récent que ne le perçoivent leurs homologues chrétiens. Cette perception ne les incite pas à gommer les différences culturelles qui les séparent de leur société d'accueil, et les pousse au contraire à souligner ces différences : ces différences se creusent d’une génération d’immigrants à l’autre plus qu’elles ne s’estompent. Au bout du compte, cette tendance au repli des musulmans exacerbe à son tour la discrimination qu’ils subissent en France.

Vos enquêtes ont été conduites auprès de personnes d’origine sénégalaise. Y a-t-il en France une double peine à être noir et musulman ? Quel est le facteur le plus discriminant : être noir ou musulman ?

Différents testings sur CV ont montré qu’une personne perçue comme noire est discriminée par rapport à une personne perçue comme blanche. Notre testing sur CV montre par ailleurs qu’une personne originaire d’Afrique subsaharienne perçue comme musulmane est discriminée par rapport à une personne de la même origine mais perçue comme catholique. Si l’on suppose que la discrimination est “additive”, la combinaison de ces résultats suggère que les personnes noires et musulmanes souffrent effectivement d’une double peine en France. Est-il important de savoir si les musulmans (dont beaucoup sont issus du Maghreb) souffrent plus de la discrimination en France que les personnes issues d’Afrique subsaharienne (ou l’inverse) ? Ces personnes sont toutes fortement discriminées, comme le suggère la note publiée par France Stratégie en mars 2015. Cette note montre en effet que l’écart entre l’insertion économique des jeunes sans ascendance migratoire directe et celle des jeunes issus de l’immigration n’est jamais aussi important que lorsque ces jeunes issus de l’immigration sont originaires d’Afrique (Maghreb et Afrique subsaharienne). Or, une part non négligeable des écarts observés par rapport aux jeunes sans ascendance migratoire directe ne s’explique pas par les variables sociodémographiques classiques (niveau d’éducation du jeune et de ses parents notamment). Établir une “échelle” des discriminations selon que les victimes sont noires, musulmanes, ou les deux à la fois, est un objectif mesquin au regard de la nécessité, impérieuse, de définir les moyens les plus efficaces pour réduire la discrimination massive que les populations noires et les populations musulmanes subissent en France.

Les jeunes générations musulmanes sont-elles moins ou plus discriminées que leur parents ?

Nous ne savons pas si, dans les faits, les jeunes générations musulmanes sont plus ou moins discriminées que leurs parents. Mais l’enquête European Social Survey révèle que le sentiment d’être discriminé des immigrés musulmans de « deuxième génération » est plus fort que celui des immigrés musulmans de « première génération », en France mais aussi dans les autres pays européens. Il en va de même concernant leur probabilité d’être sans emploi.

Quel est l’impact des diplômes en matière de discriminations ?

Je viens d’achever un testing sur CV de grande ampleur pour mieux comprendre les ressorts de la discrimination à l’égard des musulmans sur le marché du travail français. Le protocole expérimental permet notamment d’identifier si un CV de meilleure qualité permet aux candidats musulmans de réduire la discrimination dont ils sont victimes. Rendez-vous en mai ou juin 2015 pour la publication des premiers résultats !

Quelles mesures préconisez-vous de la part des pouvoirs publics et des entreprises ?

La discrimination à l’embauche des candidats musulmans n’est que la déclinaison, au sein de l’entreprise, d’un sentiment antimusulman plus général. Faut-il rappeler que 43 % des personnes interrogées par une enquête Ifop de 2012 considèrent la « présence d’une communauté musulmane » en France comme une « menace pour l’identité de notre pays », et que seulement 17 % la perçoivent au contraire comme un « facteur d’enrichissement culturel pour notre pays » ? Il est donc essentiel de lancer une vaste campagne d’information auprès de la population française, permettant notamment de souligner les amalgames auxquels elle se livre au sujet de la population musulmane. Ainsi, l’attachement plus fort à la religion des musulmans n’est pas synonyme de leur volonté de remplacer notre démocratie par une théocratie régie par la loi islamique. Au sein des populations sénégalaises, chrétiennes et musulmanes, que nous avons étudiées, les musulmans sont aussi attachés que les chrétiens au principe de laïcité. Par ailleurs, une vision plus traditionnelle des rôles qui incombent aux hommes et aux femmes n’est pas synonyme d’oppression des femmes. Certes, les chrétiens sont plus susceptibles de penser que « quand les emplois se font rares, les hommes et les femmes devraient avoir le même niveau d’accès à ces emplois », alors que les musulmans sont plus enclins à considérer que « les hommes devraient plutôt avoir les premières opportunités » dans ce cas. Mais nos données d’enquête montrent également que les musulmans aspirent autant que leurs homologues chrétiens à voir leur fille réussir scolairement.

Des politiques de lutte contre les discriminations doivent aussi être menées au sein des entreprises. Il est ainsi essentiel que les salariés soient formés à la non-discrimination. L’objectif de ces formations est double. Elles consistent à expliquer aux participants les biais décisionnels (goût pour l’entre-soi, recours aux stéréotypes, etc.) qui engendrent la discrimination, et à les convaincre de la nécessité de résister à ces biais. Car la lutte contre les discriminations, notamment ethno-religieuses, est bénéfique pour la performance de l’entreprise. D’abord parce qu’elle permet de réduire son risque juridique. La discrimination à raison de l’origine et de la religion est en effet illégale et sanctionnée, si elle est prouvée, d’amendes élevées. Pour que cette menace de la sanction soit crédible et donc amène les entreprises à limiter leurs comportements discriminatoires, il faudrait instaurer un contrôle accru de leurs pratiques de recrutement. Ainsi, on pourrait imaginer qu’une institution publique telle que le défenseur des droits se lance dans des opérations de testing à la fois plus fréquentes et plus systématiques. Le discours de Manuel Valls du 6 mars 2015 sur « la République en actes » va d’ailleurs dans ce sens.

Par ailleurs, l’engagement dans la lutte contre les discriminations ethno-religieuses permet à l’entreprise de s’afficher comme socialement responsable, un “plus” pour attirer les investisseurs. Mais encore faut-il que l’entreprise puisse mesurer sa diversité ethno-religieuse afin de se fixer des objectifs visant à l’améliorer. Si des progrès ont pu être réalisés au cours des dernières années en termes d’égalité hommes-femmes ou d’intégration des personnes handicapées, c’est précisément parce que la proportion de femmes et de personnes handicapées a été mesurée et considérée comme un indicateur de performance à part entière. Il est donc essentiel que les employeurs puissent collecter, avec le soutien de la Cnil, des données objectives au moins sur la nationalité et le lieu de naissance des salariés et de leurs parents.

Enfin, il est important de rappeler que les rares études qui ont réussi à estimer l’impact de la diversité ethno-religieuse des équipes sur leur productivité ont pour l’instant montré que cet impact est positif. La diversité ethno-religieuse est un levier de performance car elle permet la mise en commun d’un ensemble de compétences et d’expériences plus riches. Encore faut-il que l’ensemble des salariés et managers de l’entreprise réservent un bon accueil aux nouvelles recrues issues de la “diversité”. À ce titre, on ne peut qu’encourager les grandes entreprises à montrer l’exemple en se dotant de comités exécutifs et conseils d’administration plus représentatifs de la diversité ethno-religieuse de notre pays.

Pourquoi la recherche en France est-elle relativement absente sur ces sujets ? Est-ce lié à la difficulté d’avoir accès à des données ? Au manque d’impulsion par les pouvoirs publics ? À un désintérêt ?

La collecte de données dites sensibles, bien qu’elle ne soit pas impossible, n’est pas aisée. Cette situation ne facilite clairement pas les recherches sur la discrimination à raison de la race ou de la religion en France. Les opposants aux statistiques ethniques, sous couvert de défense de l’égalité entre citoyens, servent moins la lutte contre les discriminations que leur déni et donc leur expansion.

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« Sur les drogues, expérimenter au lieu de faire la morale »

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Marie Jauffret-Roustide est sociologue et chercheure à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Elle a participé en 2010 à une grande étude scientifique commandée à l'Inserm par le ministère de la santé, prônant une approche de la politique des drogues davantage centrée sur la réduction des risques que sur la répression. Cette étude recommandait d'expérimenter en France des salles de consommation de drogues à moindre risque (SCMR), qui existent dans une dizaine de pays du monde (Suisse, Pays-Bas, Allemagne, Canada). À l'époque, le gouvernement Fillon avait rejeté l'idée, alors que la ministre de la santé Roselyne Bachelot y était favorable.

Trois ans plus tard, la loi santé en discussion à l'Assemblée nationale va autoriser cette expérimentation dans six villes. Malgré l'opposition farouche d'une partie de la droite, qui y voit « un vieux serpent de mer de la gauche permissive » et dénonce des « salles d'intoxication ». Explications sur un dispositif méconnu, et souvent caricaturé, alors qu'il permet d'améliorer la santé des consommateurs de drogues.

© Raphaël de Benguy

La loi santé prévoit l'expérimentation des salles de consommation de drogues à moindre risque en France. Leurs adversaires, très actifs à l'UMP, parlent plutôt de "salles de shoot". La bataille politique est aussi une bataille de mots…
L'expression « salles de shoot », essentiellement utilisée par les détracteurs dans le débat public, renvoie à une image dévalorisée, celle du "junkie". Mais les termes utilisés entre scientifiques et professionnels du soin sont "salle d'injection supervisée" et surtout "salle de consommation à moindre risque", dénomination qui permet d'inclure les fumeurs de crack et pas seulement ceux qui s'injectent des drogues (héroïne, cocaïne, médicaments etc.) en intraveineuse. Cette notion renvoie concrètement à ce que sont ces endroits : des lieux où des personnes souvent marginalisées, qui en sont réduites à s'injecter des drogues ou à consommer du crack dans l'espace public, peuvent le faire de façon sécurisée et sous supervision médicale. C'est plus sécurisant pour l'usager, car c'est plus hygiénique que dans une cage d'escalier. Ça l'est aussi pour les riverains : ces salles diminuent l'injection ou la consommation de drogues dans l'espace public.

La France semble découvrir ce débat depuis quelques années, alors que les premières salles de consommation ont été ouvertes en Suisse ou aux Pays-Bas au tout début des années 90.
La France est en retard sur la réduction des risques. La loi de 1970, votée juste après Mai-68, a criminalisé l'usage des drogues. Elle a instauré une politique publique des drogues répressive : consommer est un délit. Elle a aussi sorti les "toxicomanes", comme on disait alors, des hôpitaux psychiatriques, et a créé un dispositif de soins qui n'existait pas. Mais aux yeux de cette loi, les "toxicomanes" sont à la fois des délinquants et des malades. Cette ambivalence a laissé des traces. Tandis que les Pays-Bas ou le Royaume-Uni ont mis en place des mesures de réduction de risques avant l'arrivée du VIH au début des années 1980 (distribution de seringues, programmes d'accès aux médicaments de substitution : Subutex, méthadone), la France a attendu 1987 pour autoriser la vente libre des seringues. Alors que les toxicomanes étaient massivement infectés par le VIH, les acteurs humanitaires ou de la lutte contre le sida comme Act-Up ou Médecins du monde ont mis en accusation les intervenants en toxicomanie de l'époque qui prônaient généralement le sevrage et se montraient dubitatifs sur la substitution, car ils craignaient que les toxicomanes ne deviennent encore plus dépendants (des « infirmes médico-légaux », entendait-on alors). C'est en 1994 seulement que l'accès aux médicaments de substitution est autorisé, non sans polémiques d'ailleurs. Et la réduction des risques n'a été inscrite dans la loi de santé publique qu'en 2004.

Mais quand on parle de drogues, beaucoup de politiques ou de responsables continuent de prôner la tolérance "zéro".
Oui, et d'ailleurs le clivage droite-gauche fonctionne assez mal en la matière. Les seringues en vente libre, c'est grâce à la ministre RPR Michèle Barzach. En 1993, la centriste Simone Veil, alors ministre de la santé, a plaidé pour la réduction des risques. En 2010, sa successeure Roselyne Bachelot était favorable à l'expérimentation des salles de consommation à moindre risque, mais le premier ministre François Fillon a enterré l'idée. Aujourd'hui, les salles de consommation à moindre risque sont proposées par un gouvernement socialiste. Une partie de la droite y est farouchement opposée mais Alain Juppé est prêt à faire l'expérience à Bordeaux. En réalité, le clivage majeur est entre les tenants d'une dimension morale et exclusivement répressive et ceux qui privilégient la santé publique et le pragmatisme.

En 2010, une grande étude de l'Inserm a plaidé pour l'expérimentation des salles de consommation à moindre risque. Elle est depuis très contestée, par l'UMP, par l'Académie de médecine, ou encore par l'ancien patron sous Nicolas Sarkozy de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues (MILDT). Quelles étaient ses conclusions ?
C'est un document extrêmement sérieux, constitué d'experts indépendants, fondé sur des auditions de spécialistes et une large revue de la littérature scientifique internationale. L'étude ne dit pas que les salles de consommation sont la solution miracle à la dépendance, mais qu'elles peuvent être un moyen de plus pour réduire le VIH et l'hépatite C, qui restent à des taux très élevés parmi les consommateurs de drogue (près de la moitié des usagers de drogues sont contaminés par l'hépatite C et 1 sur 10 par le VIH) ! Elles permettent surtout de faire rentrer dans le système de soins des usagers très marginalisés, aux pratiques risquées, qui ont d'abord besoin de consommer des drogues dans un endroit médicalisé et sûr. Dans ces salles, on peut ensuite les orienter vers des traitements de substitution, des soins ou du sevrage : c'est très loin du prosélytisme dénoncé par certains !  

Mais les riverains ont souvent peur de l'installation de ces salles. C'est le cas à Paris : un projet est envisagé depuis des années près de la gare du Nord, mais il est très contesté…
Les riverains, souvent confrontés dans ce quartier à des prises de drogue dans la rue ou leur cage d'escalier, ne sont pas tous opposés au principe. On caricature souvent leur position. Ils ont avant tout peur que la situation n'empire. Certains craignent pour leurs enfants, pour le prix de l'immobilier, ou s'inquiètent d'un afflux d'usagers, de files d'attente devant les salles, d'autres voudraient que la salle soit dans un hôpital, qu'il y ait plus de médecins. Ces craintes sont compréhensibles, mais la réalité est tout autre. Les expériences étrangères montrent que ces salles réduisent les nuisances pour les riverains. Il y a moins de seringues dans les rues, moins d'injections dans les cages d'escalier, moins d'actes de délinquance. Ailleurs, les réticences initiales ont toujours été dépassées. L'expérimentation dans plusieurs villes en France va permettre de quitter le domaine de la morale ou de l'idéologie et d'évaluer concrètement si ce dispositif est ou non pertinent pour la France.

Malgré cette avancée, la politique de la France en matière de lutte contre les drogues reste très répressive. Est-ce que ça marche pour réduire les risques et la consommation ?
Interdire l'usage des drogues n'empêche pas les gens de consommer : la France a une politique répressive vis-à-vis de l'usage du cannabis, et pourtant la consommation est forte. Aux Pays-Bas, au contraire, l'usage de drogue n'est pas criminalisé, et la consommation est plus faible. Ce n'est pas pour autant qu'on peut affirmer qu'il y ait une relation causale entre la politique choisie et le niveau de consommation de drogues dans un pays. En revanche, ce qui est prouvé dans la littérature internationale, c'est que criminaliser augmente l'exposition aux risques. La prévalence du VIH ou de l'hépatite C est très importante en Russie, où la criminalisation est forte et l'accès aux soins quasi inexistant. En France, nous sommes dans une position intermédiaire. En tout cas, plus on s'attachera à la santé des publics concernés, plus on réduira les risques de transmission du VIH ou de l'hépatite C. Au passage, cela permettra à la société de faire des économies. Il n'y a pas de vérité absolue dans le domaine des drogues, il faut fonder les politiques publiques sur des évidences scientifiques et non sur de l'idéologie. L'exemple des salles de consommation est intéressant car c'est une expérimentation qui est proposée, l'évaluation permettra de voir si cela marche ou pas pour la France.

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Financement du FN: les comptables dans le viseur des juges

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« C’est normal que les enquêteurs fassent des vérifications. Si l’on trouve quelqu’un de noyé dans votre baignoire, on va vous poser des questions », ironise Jean-François Jalkh, vice-président du Front national en charge des affaires juridiques et secrétaire général de l'association de financement Jeanne. Chargés de l’enquête sur le financement des campagnes du Front national, ouverte en avril 2014, les juges Renaud Van Ruymbeke et Aude Buresi ont orienté leurs investigations sur les cabinets d’experts-comptables qui ont certifié les comptes de campagne du FN, ainsi que ceux de Jeanne. Selon un haut responsable du Front national joint par Mediapart, le cabinet d’experts Amboise Audit, géré par Nicolas Crochet, a ainsi été récemment perquisitionné.

L’enquête a confirmé que le commissaire aux comptes de l’association de financement de la présidente du FN, Nicolas Crochet, avait été simultanément conseiller de Marine Le Pen, et l’employeur de Jean-François Jalkh, député européen et vice-président du parti, et de plusieurs cadres frontistes en 2012, afin de peaufiner la remise des comptes des législatives. L'expert, qui est un proche de la présidente du FN, a aussi été le commissaire aux comptes de plusieurs entreprises appartenant à des prestataires au coeur de l'enquête judiciaire.

Maine Le Pen, Florian Philippot et Jean-François Jalkh à l'Elysée le 16 mai 2014.Maine Le Pen, Florian Philippot et Jean-François Jalkh à l'Elysée le 16 mai 2014. © Reuters

Le cabinet d’experts Amboise Audit a au minimum contrevenu aux règles d’indépendance inscrites dans le code de déontologie de la profession de commissaire aux comptes, qui signale parmi les « situations interdites » celle de « fournir à l’entité dont il certifie les comptes tout conseil ou prestation de services » n’entrant pas dans sa mission. C’est-à-dire qu’être rémunéré comme expert ou conseiller du parti lui était en principe interdit. Comme par ailleurs de recruter et rétribuer quelqu’un exerçant des fonctions dans l'entité contrôlée, comme c'est le cas de Jean-François Jalkh. « Le commissaire aux comptes doit être indépendant de la personne ou de l’entité dont il est appelé à certifier les comptes », souligne le code.

« C’est quelque chose qui est professionnel, donc s’il y a un souci cela regarde la compagnie des commissaires aux comptes, point barre, a réagi Nicolas Crochet, contacté par Mediapart. Je ne vais pas répondre à des journalistes là-dessus. Si on estimait qu’il y avait un souci, je serais interrogé par la compagnie des commissaires aux comptes. »

Sans se prononcer sur les faits, le délégué général de la compagnie des commissaires aux comptes, François Hurel, a confirmé à Mediapart que l’indépendance est un « principe cardinal » de leur métier. Mais c’est un Haut conseil qui se charge des contrôles, environ mille par an. Philippe Steing, secrétaire général de cette instance, a souligné qu'il ne pouvait pas se prononcer « sur des situations nominatives », tout en renvoyant sur la liste des « liens professionnels et financiers » effectivement « interdits » par le code.

De son côté, le Conseil supérieur de l'ordre des experts-comptables (CSOEC) nous a indiqué n’avoir « pas connaissance » à ce jour « d'une quelconque décision prononcée à l'encontre de l'expert-comptable mentionné ». « En cas de non-respect des règles déontologiques, une Chambre régionale de discipline, présidée par un magistrat, est saisie et inflige des sanctions disciplinaires allant de la simple réprimande à la radiation », a indiqué le directeur du cabinet du président du CSOEC, Ugo Lopez.

« J’ai été amené à travailler au cabinet de Crochet pour les législatives, admet Jean-François Jalkh. Ce n’est pas un emploi fictif, ni une rétro-commission. C’était surtout pour les assister sur les problèmes juridiques. Il y a vingt témoins qui attestent que j’étais là. Ma mission était de vérifier tous les comptes de candidats pour voir s’il manquait des pièces pour l’expert-comptable. Si Crochet a voulu me rétribuer, c’est qu’il ne voulait pas d’ennuis pour un emploi dissimulé, ayant de fait quelqu’un à demeure qui n’était pas membre du cabinet. Si je n’avais pas mis les pieds chez Crochet, ce serait plus inquiétant. »

« Au moment des législatives de 2012, Jalkh avait un bureau au cabinet de Crochet, reconnaît un haut responsable du FN, sous couvert de l’anonymat. Il y a reçu les 500 candidats et leurs mandataires juste avant le dépôt des comptes de campagne pour "nettoyer" et vérifier les comptes. »

Jean-François Jalkh a déclaré les sommes reçues du cabinet Amboise Audit au parlement européen. Il a cependant omis de le faire auprès de la haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). D’autres cadres du Front national ont aussi été rétribués par le cabinet chargé de certifier les comptes. C’est le cas de Laurent Guiniot, attaché de presse au groupe FN en Picardie. « Pour tout ça, vous appelez M. Jalkh et M. Crochet au Front national, c'est ma réponse », réagit M. Guiniot, joint par Mediapart. « Ce sont des gens qui ont réellement travaillé », soutient M. Jalkh. Des réunions se sont par ailleurs tenues au siège du cabinet d’expertise, avenue Malakoff, à Paris.

« Même si vous me démontrez que Jalkh a été payé par Crochet, ce que je ne savais pas, cela ne démontre pas que Crochet n’a pas fait preuve d’indépendance, a commenté le trésorier du parti, Wallerand de Saint-Just. Je ne vois pas où sont les intérêts qui sont en conflit. »

Dans cette affaire, le prestataire principal du Front national, Frédéric Chatillon, patron des sociétés de communication Riwal et Dreamwell, et le trésorier du micro-parti Jeanne, Axel Loustau, patron du groupe de sécurité Vendôme, ont été mis en examen récemment.

Nicolas Crochet apparaît comme commissaire aux comptes de la société Financière SOGAX.Nicolas Crochet apparaît comme commissaire aux comptes de la société Financière SOGAX.

Et il s’avère que Nicolas Crochet, en plus de ses liens financiers avec le Front national, est aussi le commissaire aux comptes ou aux apports de plusieurs sociétés détenues par les responsables de Jeanne et de Riwal: Dreamwell, la filiale publicitaire de Riwal, la Financière SOGAX, l'une des sociétés créées par Axel Loustau, mais aussi la SDEES, une société des eaux créée par Olivier Duguet, ex-trésorier de Jeanne, partie à la recherche d'importants capitaux pour exploiter une source d'eau minérale dans les Hautes-Alpes, comme Mediapart l'a raconté.

Dreamwell a même été domiciliée au cabinet de Nicolas Crochet. « Oui, j’ai arrêté les comptes de Dreamwell, explique M. Crochet à Mediapart. C’est un client normal, c’est une société commerciale. Et comme je suis expert-comptable, je peux domicilier à titre exceptionnel certains clients chez moi, c’est ce que j’ai fait, c’est autorisé dans mon bail. Comme ça, je reçois le courrier de Dreamwell, et pour le suivi comptable du dossier, on a trouvé que c’était plus simple, c’est tout. Ce n’est pas criminel. »

Le code de déontologie des commissaires aux comptes proscrit par contre « la réalisation de tout acte de gestion ou d’administration (…) par substitution aux dirigeants ».

Nicolas Crochet, qui passe pour un « vieil ami » – voire un proche – de Marine Le Pen, avait été candidat sous l'étiquette du Front national aux législatives de 1992, dans le Nord. Son cabinet fondé en 1998 est utile aux sociétés animées par des sympathisants frontistes. En juin 2011, il accompagne même la nouvelle présidente du FN à l'émission « Des paroles et des actes » sur France 2, où il apparaît, avec d'autres responsables frontistes, au premier rang dans le public. Son nom filtre alors dans la presse comme le futur directeur de campagne de Marine Le Pen pour la présidentielle. C’est finalement le très médiatique Florian Philippot qui endosse ce rôle. « Crochet et Philippot se sont battus pour la direction de la campagne présidentielle en 2012. Crochet a finalement eu un lot de consolation : la certification des comptes », se souvient un cadre du FN.

Mais Nicolas Crochet obtient aussi d’être retenu parmi les conseillers économiques de Marine Le Pen de la campagne. D’après la facture que Mediapart avait publiée en octobre 2013, il a ainsi été rémunéré 59 800 euros pour des notes sur le « chiffrage du projet » et le « plan de désendettement » de la France.

Il n'est pas le seul concerné. L'autre commissaire aux comptes de l'association Jeanne, Benoît Rigolot, est lui aussi lié à cette nébuleuse, comme l'avait raconté Mediapart. Issu des milieux catholiques traditionalistes, il a créé en 2009 avec Olivier Duguet, le trésorier de Jeanne de 2010 à 2012, une société d’experts-comptables, baptisée « Équités ». Il est aussi l'expert-comptable d'entreprises gérées par d'anciens militants d'extrême droite issus du GUD (Groupe Union Défense). Sollicité à plusieurs reprises, Benoît Rigolot n'a pas donné suite.

Jean-François Jalkh souligne le « rôle purement formel » « des gens qui présentent les comptes »« Je vous signale que l’expert-comptable qui s’en chargeait depuis toujours au FN c’était Christian Baekroot, qui par ailleurs était dirigeant du Front national, résume Jalkh. Fernand Le Rachinel, le prestataire qui éditait tout le matériel du Front, était bien membre du bureau politique. On s’en fout du conflit d’intérêts ! On n’est pas des maires ou des présidents de conseils généraux. Selon la constitution, les partis politiques exercent leur activité librement. »

L’octroi des financements publics a pourtant changé la donne, et accru l’exigence de transparence. Les contrôles ont été renforcés par la Commission nationale des comptes de campagnes et des financements politiques (CNCCFP), qui a d’ailleurs transmis le dossier de l’association Jeanne à la justice provoquant l’ouverture de l’information judiciaire.

Aujourd’hui, Nicolas Crochet continue en tout cas d’être au cœur de la machine frontiste. Membre du « Cap-Eco », le comité d'action présidentielle économie chargé de plancher sur le projet de 2017, il est régulièrement présent au siège du parti. L’expert-comptable est aussi le mandataire payeur des élus FN au parlement européen, et se trouve donc à ce titre au milieu d’une nouvelle affaire judiciaire. Il a en effet établi les fiches de paye des assistants des eurodéputés FN, dont les prestations font l'objet d'une enquête.

Car le 9 mars, le président du parlement européen a saisi l’Office européen anti-fraude et prévenu la justice française d'« une possible utilisation frauduleuse de fonds européens », et de soupçons d'emplois fictifs. Une enquête préliminaire pour « abus de confiance » présumés a été ouverte le 24 mars par le parquet de Paris, et confiée à l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF). 

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Mélange des genres dans le médicament : le cas François Lhoste

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Plus de quatre ans après avoir éclaté, le scandale du Mediator, médicament du groupe Servier retiré du marché en 2009, livre encore des révélations : Mediapart a découvert qu’un ancien directeur scientifique de Servier, consultant du groupe pendant une quinzaine d’années, participait aux délibérations du comité interministériel qui fixe les prix des médicaments, tout en donnant des conseils personnels, stratégiques et rémunérés au président du laboratoire, Jacques Servier, décédé le 16 avril 2014.

Cet expert, le professeur François Lhoste, a été mis en examen pour prise illégale d’intérêts en avril 2014, exactement la veille de la mort de Jacques Servier, par les juges du tribunal de grande instance de Paris chargés d'instruire l'affaire du Mediator. Selon des éléments de l’instruction que Mediapart a pu consulter, Lhoste a effectué, entre 1990 et 1995, des prestations de consultant facturées à trois sociétés du groupe Servier pour un montant total de 4,1 millions de francs (soit 625 000 euros) ; puis, entre 1996 et 2004, il a reçu du groupe Servier une somme de plus d’un million d’euros, au titre d’un « contrat de redevance ».

Parallèlement, depuis 1993, François Lhoste faisait partie du Comité économique du médicament (CEM), devenu en 2000 le Comité économique des produits de santé (CEPS), qui statue sur le prix de tous les médicaments remboursés. La présence de Lhoste dans la section du médicament du CEPS est toujours indiquée sur le site du ministère de la santé, mis à jour à la date du 31 mars 2015. Contacté, le professeur Lhoste n’a pas donné suite à notre demande d’explications. Son avocat, Me Jean-Marie Moyse, nous a indiqué par mail que le secret professionnel lui interdisait de répondre à nos questions.

Au ministère de la santé, où est installé le CEPS, c'est le silence radio. Le président du comité, Dominique Giorgi, n’a pas répondu à nos sollicitations. Et pas davantage le vice-président en charge de la section médicament, le professeur Jean-Yves Fagon (chef du service de réanimation médicale de l’hôpital européen Georges-Pompidou). Le numéro téléphonique du secrétariat du CEPS envoie sur une boîte vocale pleine, et le service de presse n'a pas d'informations…

La mise en examen de Lhoste, restée confidentielle, illustre un nouvel aspect de l’influence du groupe Servier, dont on a déjà constaté l’emprise sur les différentes commissions s’occupant du médicament. Professeur de pharmacologie clinique à l’université Paris V, Lhoste est aussi économiste de la santé. De 2005 à 2008, il a présidé la SFES (Société française d’économie de la santé), association 1901 dont l’actuel président, le professeur Robert Launois, a travaillé avec Servier ; il a notamment critiqué certaines études épidémiologiques montrant les risques du Mediator. Le vice-président de la SFES, le docteur Michel Hannoun, a été député RPR et président du conseil général de l’Isère, et il est aujourd’hui l’un des directeurs du groupe Servier.

François Lhoste a connu Servier bien avant d’entrer à la SFES. Docteur en médecine et professeur de pharmacologie clinique, il s’est mis en disponibilité de l’éducation nationale de 1985 à 1989. Il a été embauché en 1985 comme directeur scientifique dans une société de Servier, puis est devenu directeur général de la recherche du groupe pharmaceutique. En 1989, il a quitté Servier pour réintégrer son poste de professeur, à l’université Paris V.

Parallèlement, François Lhoste a été chargé de mission, de 1990 à 1993, à la Direction de la pharmacie et du médicament (DphM), devenue ensuite l’Agence du médicament (actuelle Ansm), avant d'entrer au CEM (aujourd'hui CEPS).

François LhosteFrançois Lhoste © DR

Le prix d’un médicament constitue un élément crucial pour le laboratoire qui le fabrique. Il est établi en fonction de plusieurs critères, notamment l’intérêt thérapeutique du produit, son caractère innovant, et les prévisions de volume des ventes. Le comité prend en compte les avis de la Commission de la transparence, qui juge le service médical rendu par un produit. Dans les délibérations du CEPS, l’avis d’un expert comme François Lhoste joue un rôle déterminant. Auditionné par les magistrats, l’intéressé a précisé qu’il était présent à toutes les réunions du CEPS depuis vingt ans, et qu’il donnait « un avis scientifique sur la valeur scientifique et économique des produits ».

Le problème est que, parallèlement à cette activité d’expert, François Lhoste avait aussi une activité de consultant pour le groupe Servier et de conseiller de son président. Interrogé par les magistrats sur les rémunérations qu’il a perçues entre 1990 et 2004, il affirme qu’elles se rapportaient à une redevance sur un médicament de l’hypertension, le Coversyl, à l’invention duquel Lhoste a participé. L’intéressé souligne qu’il a fait état de cette redevance dans ses déclarations publiques d’intérêts.

Le Coversyl, dont la molécule active s’appelle périndopril, est qualifié par Lhoste de « très grand médicament qui a fait plus d’un milliard de chiffre d’affaires dans le monde ». Autrement dit, ce que les labos appellent un blockbuster. De fait, le Coversyl a été le produit le plus vendu de Servier, qui l’a considéré comme sa « vache à lait » jusqu’à l’expiration des brevets, à partir de 2003 (en fait, Servier s’est efforcé de prolonger l’exploitation du brevet et de retarder l’arrivée de génériques jusqu’en 2007, ce qui lui a valu une amende de la commission européenne, mais c’est une autre histoire, lire ici).

Faut-il comprendre que les rémunérations que Lhoste a touchées de Servier correspondaient aux royalties du brevet ? Ce serait trop simple. Détail important : le nom de François Lhoste ne figure pas sur le brevet du médicament. Il n’a pas participé à l’invention de la molécule elle-même, mais l’a identifiée comme intéressante et a contribué à son développement industriel. En clair, la « redevance » qu’il a touchée apparaît comme une faveur de Servier.

Cela est d’ailleurs confirmé dans une lettre adressée en août 1999 par François Lhoste à Jacques Servier, que Mediapart a pu se procurer. Lhoste, qui appelle Servier « Monsieur et cher patron », le remercie d’avoir renouvelé son contrat de redevance, ce qu’il qualifie de « geste généreux » ; il ne s’agit donc pas d’un dû, mais bien d’une rétribution volontairement accordée par Servier.

Jacques ServierJacques Servier © Reuters

Qui plus est, les perquisitions ont permis de retrouver une série de factures et de justificatifs d’honoraires émanant de différentes sociétés du groupe Servier, datées de 1989 à 1995, et qui concernent d’autres médicaments que le Coversyl : entre autres, le Preterax (association de périndopril et d’une autre molécule), le Locabiotal, un vieux médicament pour le rhume, le Vastarel (traitement de l’angine de poitrine), le Vectarion (stimulant respiratoire), le Stablon (antidépresseur) et l’Isoméride (coupe-faim). Ces produits ne sont pas tous liés à l’hypertension et aux maladies cardio-vasculaires, et en-dehors du Preterax n’ont rien à voir avec le Coversyl.

Il est à noter que l’Isoméride a été retiré du marché en 1997 à cause de ses risques, que le Vectarion a lui aussi été retiré du marché européen en 2013 en raison d’effets secondaires, et enfin que le Vastarel et le Stablon sont sous surveillance des autorités sanitaires. François Lhoste ne leur a apparemment trouvé aucun défaut.

L’enquête montre aussi que de 1994 à 2002, François Lhoste a rencontré régulièrement Jacques Servier et lui a donné des informations et des conseils sur des sujets qui ne se limitent pas à des questions scientifiques. Les échanges ont porté sur l’actualité des médicaments, les nominations à différents postes de l’administration de la santé, les relations entre les acteurs influents, etc.

Un document retrouvé par les enquêteurs montre qu’en 1998, François Lhoste a fourni à Servier des indications sur la stratégie à suivre pour défendre le prix du Preterax et du Bipreterax (variante du précédent). Dans un autre document, le consultant suggère, à propos du prix d’un médicament, de faire une « concession symbolique ».

François Lhoste a expliqué aux magistrats qu’il entrait dans la mission des membres du CEPS de « faire des propositions pour débloquer les situations », et que le comité ne fixait jamais un prix sans avoir l’accord du laboratoire concerné. Selon l’expert, il était de son devoir de contacter l’ensemble des industriels autant que nécessaire. Dans ces conditions, Lhoste juge normal d’avoir été rémunéré par Servier. Question des juges : « En quoi est-ce normal d’être rémunéré par la firme pharmaceutique pour les attributions exercées comme membre du CEPS ? »

Les explications de Lhoste n’ont pas convaincu les magistrats, qui ont décidé de le mettre en examen pour prise illégale d’intérêts. L’ensemble de ses échanges avec Servier suggère qu’il a maintenu un lien très fort avec le laboratoire, même des années après l’avoir quitté, et alors qu’il était en charge de missions de service public. Dans une lettre datée du 16 septembre 1997, François Lhoste assure Jacques Servier qu’il se sent « proche de lui » à propos d’une décision qui concerne « un de nos produits » (sic). Le texte de la lettre suggère qu’il s’agit d’une situation défavorable au laboratoire : Lhoste parle d’« adversité » et ajoute : « l’essentiel est que le nom de l’entreprise que nous aimons force le respect »… 

François Lhoste a déclaré ne pas se souvenir du produit concerné par la décision. Mais la date de la lettre peut difficilement relever de la coïncidence : la veille, le 15 septembre 1997, les laboratoires Servier annonçaient le retrait de l’Isoméride, sous la pression de la FDA américaine et après la parution d’une étude montrant le risque de valvulopathies associé au produit.

Manifestement, le soutien à son « cher patron » compte beaucoup aux yeux de François Lhoste. Au cours de l’enquête, il a cependant indiqué qu’il n’avait pas compris les dénégations de Jacques Servier à propos du Mediator. Il a aussi déclaré qu’il était clair pour lui que le Mediator était un dérivé de l’Isoméride et un anorexigène. Or, c’est précisément parce que le Mediator n’a pas été classé comme anorexigène qu’il est resté sur le marché jusqu’en 2009, douze ans après le retrait de l’Isoméride. Pourquoi Lhoste n’a-t-il pas fait connaître son point de vue sur le sujet, alors qu’il était un pharmacologue reconnu et aurait certainement été entendu ? « Si j’avais été sollicité ou si j’avais pensé à l’utilité de mon dire, je l’aurais fait », a-t-il répondu aux enquêteurs.

Le Mediator a fait l’objet de deux baisses de prix discutées au CEPS en 2000 et 2001. Cela aurait-il pu donner à François Lhoste l’occasion d’évoquer son caractère anorexigène ? Il est vrai que son rôle était – et reste – de donner des avis sur la « valeur scientifique et économique » des médicaments, non sur leurs risques.

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Nucléaire : bataille à EDF sur la durée du temps de travail

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En situation financière fragile (flux de trésorerie négatif de – 4 milliards d’euros et dette culminant à 34,2 milliards d’euros en 2014), EDF doit faire des économies. C’est dans ce contexte que le groupe, dont l’État est actionnaire à 84,5 %, conduit actuellement des négociations internes sur la « performance et l’organisation du travail ». Objectif affiché : s’adapter aux échéances difficiles qui placent l’électricien sous pression pour les prochaines années. Gros et lourd programme de maintenance du parc nucléaire pour remettre à niveau ses centrales vieillissantes (le « grand carénage »), renouvellement des concessions, démarrage de l’EPR de Flamanville, fin des tarifs régulés (jaunes et verts, pour les professionnels et les entreprises). Telle est la liste dressée par la direction du groupe dans un mail envoyé aux salariés en janvier dernier.

Annonce de la négociation sur le temps de travail, en mai 2014, dans le journal interne d'EDF.Annonce de la négociation sur le temps de travail, en mai 2014, dans le journal interne d'EDF.

Ils auraient pu y ajouter la pyramide des âges de l’entreprise, responsable d’une importante vague de départs en retraite d'ici 2020, notamment dans les installations nucléaires. Dans le journal de communication interne, Christine Goubet-Milhaud, directrice de la stratégie sociale, et Dominique Minière, numéro 2 de la production et de l’ingénierie, expliquent qu’après avoir recruté 20 000 personnes en cinq ans (sur 160 000 collaborateurs au total), « nous sommes arrivés à la limite de ce que nous pouvons faire pour intégrer les nouvelles recrues ». Autrement dit, le temps des embauches massives est révolu. En réalité, sur 33 000 CDI créés depuis 2010, on compte 8 000 créations nettes de postes. Cinq mille personnes doivent encore être embauchées en 2015.

Pour renforcer « l’efficacité » des salariés, le groupe veut « adapter les rythmes de travail et les modes de fonctionnement ». Cela passe notamment par l’ouverture d’une négociation collective pour réviser l’accord sur l’organisation et le temps de travail des cadres. Principale innovation de la direction d’EDF : l’introduction du « forfait-jour », régime dérogatoire aux 35 heures qui permet de rémunérer les salariés en fonction du nombre annuel de jours travaillés et non plus d’horaires hebdomadaires. Ce cadre général ne prévoit qu’un temps de repos légal de 11 heures par jour et de 35 heures consécutives par semaine, ainsi que la limitation à six journées de travail hebdomadaires. En théorie, avec ce système, le salarié peut travailler jusqu’à 78 heures par semaine. EDF propose que les cadres bénéficient de huit semaines de repos par an, soit un forfait de 212 jours travaillés par an (c’est moins que la durée de travail maximum du forfait jour, qui atteint 218 jours). Pour le groupe, l'objectif est aussi de « valoriser » l'autonomie de ses cadres, qui travaillent en partie de leur domicile et avec leur smartphone, et ne prennent pas tous les jours de RTT auxquels ils ont droit.

Pour la CGT-UFICT (branche cadre et maîtrise) de la fédération Mines-énergie, cela « officialise les journées de 10 heures à 13 heures et précarise le contrat de travail avec l’obligation de résultats ». Car dans ce type de situation, un contrat d’objectifs remplace l’obligation de moyens. En situation de forfait-jour, les repos hebdomadaires sont définis au début de la première semaine puis à la fin de la seconde semaine. Si bien que cela permet de travailler 11 jours de suite, au nom de la continuité de service pendant les dimanches, explique SUD-Energie, pour qui « dans le système du forfait-jour, par principe, vous devez vous débrouiller pour tenir vos objectifs, quitte à exploser votre temps de travail ». SUD ne participe pas aux négociations sur le temps de travail, ouvertes aux seules organisations représentant plus de 10 % des salariés.

Selon les estimations de la CGT – « basses » précise l’organisation –, le temps réellement travaillé à EDF atteint environ 45 heures hebdomadaires et monte, dans les centrales, à 50 heures hebdomadaires. Selon une enquête de 2008 sur le temps de travail des cadres à EDF citée par SUD-Énergie, 95 % des personnes interrogées déclaraient travailler plus de huit heures par jour, et 53 % d’entre elles plus de dix heures. Or la Dares a mesuré en 2013 que les salariés en forfait-jour (à temps complet) travaillaient plus longtemps que les autres : 1 939 heures annuelles, contre 1 867 heures pour les autres cadres – à comparer avec 1 570 heures annuelles théoriques dans le cadre des 35 heures.

Extrait d'un tract de la CGT concernant les négociations sur le temps de travail.Extrait d'un tract de la CGT concernant les négociations sur le temps de travail.

Le bras de fer habituel entre direction et organisations syndicales au sujet du temps de travail prend un tour particulier dans le secteur du nucléaire en raison des enjeux de sûreté. L’Autorité de sûreté du nucléaire (ASN) a relevé des milliers d’infractions au respect du temps de travail dans les centrales nucléaires (toutes opérées par EDF en France). En juin 2012, Jean-Christophe Niel, directeur général de l’ASN, écrivait à EDF pour lui signaler « sur l’ensemble du parc en exploitation, des dépassements, parfois extrêmement importants, des limites des différentes durées réglementaires du travail et des insuffisances de repos caractérisées ».

Fait particulièrement grave, les inspecteurs du travail de l’ASN ont découvert des « lissages manifestes par omission et reports » dans les relevés d’heures travaillées par les salariés et déclarées en théorie dans un fichier de suivi. Les écarts sont tels entre les temps de travail effectif et déclaré que cela pourrait « conduire les tribunaux à sanctionner ces faits du délit d’obstacle aux fonctions d’inspecteurs du travail ». De plus, ces heures travaillées mais invisibles ne figuraient pas non plus sur les bulletins de salaire, situation qui pourrait relever du délit de travail illégal, selon l’ASN. Dans cette même lettre, l’autorité ajoute que le temps de travail et le repos sont aussi des questions « de santé et de sécurité ». Et qu’ils ont un impact sur « la sûreté des installations », puisque la durée élevée du travail produit des effets néfastes sur les capacités cognitives, la réactivité, la performance et la vigilance des travailleurs.

Le Monde et Le Canard enchaîné avaient évoqué ces faits en 2012. Mediapart s’est procuré le détail des infractions relevées alors par l’ASN. Leur nombre et leur ampleur sont stupéfiants. Nous publions ci-dessous la lettre de l’ASN de 2012, ainsi que le tableau des infractions relevées alors par ses inspecteurs du travail.

 

 

À la centrale de Paluel (sur laquelle Mediapart avait enquêté en 2011), ils recensent 771 situations infractionnelles entre mars et juin 2011 : temps de travail supérieur à 10 heures par jour, repos inférieur à 11 heures quotidiennes, absence d’outil de décompte horaire et obstacle pour falsification aux informations sur le temps de travail sur le site. Les faits sont si graves que les inspecteurs du travail les consignent dans un procès-verbal. Comme à Penly, où les mêmes infractions sont constatées. À Saint-Laurent, Chinon, Dampierre, des dissimulations d’heures sont mises au jour.

La même année, en 2012, la division orléanaise de l’ASN alerte la direction de la centrale de Dampierre sur des rythmes de travail « gravement infractionnels » pour plusieurs salariés du site, lors d’une période d’arrêt de réacteur nucléaire. « Les rythmes de travail de ces personnes sont de nature à abaisser leur vigilance au travail, et par conséquent, sont susceptibles d’avoir un impact négatif sur le niveau de sûreté des installations », écrivaient alors les deux inspecteurs du travail. Ils citent l’exemple d’un ingénieur n’ayant bénéficié que de 5 h 46 de repos entre deux journées de plus de douze heures, et ayant effectué une journée de travail de 14 h 42. Ou encore un électricien intervenant potentiellement sur du matériel important pour la sûreté du site à 6 heures du matin, après seulement 5 h 22 de repos. 

Un autre a travaillé à deux reprises les sept jours d’une même semaine et a connu des semaines de 80 h 31, 83 h 18 et même 92 h 41 (temps de repas déduits). Cette même personne a également enchaîné deux journées de travail de 11 h 43 et 11 h 53, avec un repos de seulement 3 heures pris entre 2 h 39 et 5 h 40 du matin. Une autre a une habitude de travail de plus de 10 h 30 par jour, avec 5 semaines où le temps de travail effectif a été compris entre 57 heures et 67 heures. « Sur le plan de la santé, de tels rythmes de travail constituent des facteurs de risques psychosociaux reconnus comme gravement délictuels », écrit alors l’ASN, pour qui « il est scientifiquement établi qu’ils peuvent être à l’origine de pathologies telles que crise d’urticaire, crise d’asthme, poussée d’hypertension artérielle, angine de poitrine, infarctus, réaction émotionnelle aiguë, etc. ». De plus, ces rythmes exposent les salariés « à des baisses de vigilance pouvant entraîner des accidents sur le lieu de travail et de trajet ».

Extrait de la lettre de l'ASN à la direction de la centrale de Dampierre, 24 février 2012.Extrait de la lettre de l'ASN à la direction de la centrale de Dampierre, 24 février 2012.

 

Extrait de la lettre de l'ASN à la direction de la centrale de Dampierre, 24 février 2012.Extrait de la lettre de l'ASN à la direction de la centrale de Dampierre, 24 février 2012.

 

La mise en place du forfait-jour permettrait à EDF de régulariser une partie de ces infractions. Et d’ailleurs, l’ASN suggère elle-même cette piste à EDF, en complément de la mise en place de dispositifs d’alerte voire d’interdiction de l’accès au site en cas de dépassement de l’amplitude maximale de la présence quotidienne, du recours limité aux astreintes et d’une meilleure anticipation des besoins.

Pour la CGT, le projet de forfait-jour « répond de manière générale à la volonté d’encadrer juridiquement un temps de travail supplémentaire pour les cadres, aujourd’hui “dissimulé” ». Le syndicat considère que « c’est le moyen imaginé à la direction de la production nucléaire pour échapper aux divers PV des inspecteurs du travail de l’ASN pour non-respect du temps de travail des cadres et pour travail dissimulé ». Majoritaire dans l’entreprise, le syndicat est minoritaire chez les cadres.

EDF répond que le passage au forfait-jour ne concernera pas les cadres qui travaillent à l'exploitation des centrales, soumis à un rythme de 3 x 8, qui font tourner le réacteur et interviennent en zone contrôlée. D'après le groupe, ce sont les responsables administratifs tels que les directeurs de la communication des centrales, qui pourraient travailler au forfait. Des salariés dont la présence n'a pas d'effet direct sur la sûreté du site. En réalité, sur un site nucléaire, la majorité des cadres ne correspond à aucune de ces catégories. « Il y a les ingénieurs sécurité, et tous les cadres d'astreinte qui doivent conseiller les exploitants et leur donner des consignes en cas de plan d'urgence interne, déclenché quand il y a un problème », détaille Bruno Bernard, délégué SUD-Énergie. Ces personnels ne sont pas en charge de la sûreté du site en temps réel et en première ligne, mais jouent un rôle à plein pour protéger la sécurité des sites.

Informée de la volonté d’EDF de mettre en place le forfait-jour, l’ASN ne s’y oppose pas aujourd’hui : « Il ne faut pas se voiler la face : les cadres ne travaillent pas 35 heures par semaine chez EDF, ils travaillent plus, explique Thomas Houdré, directeur des centrales nucléaires à l’ASN. Dès lors que c’est encadré, par exemple avec un système de forfait-jour, et qu’il y a des compensations, ce n’est pas répréhensible en soi. » Quant à l’impact sur la sûreté, il considère que, depuis 2012 et les courriers de l'ASN, la situation s’est améliorée dans les centrales nucléaires. « Les dépassements excessifs d’horaires ont diminué, les durées minimales de repos sont mieux respectées. Tous les dépassements horaires n’ont pas d’impact sur la sûreté », précise-t-il, sans quantifier ces évolutions.

Une amélioration confirmée par Laurent Dubost, délégué SUD-Énergie et agent de conduite à la centrale de Belleville, joint par Mediapart : « Avant 2012, pendant les arrêts de tranche notamment (quand les réacteurs nucléaires sont arrêtés et que se déroulent de nombreux travaux et interventions – ndlr), la durée hebdomadaire de travail était couramment de 50 heures, parfois 60 heures et même 70 heures. Les repos journaliers et hebdomadaires étaient simplement ignorés. » Aujourd’hui, ce n’est plus le cas sur le site où il travaille. Des alertes sont déclenchées en cas de présence d’un travailleur sur un site pendant plus de 13 heures.

Mais « pour notre encadrement, c’est une autre affaire, ajoute-t-il. “L’amour de l’entreprise” doit être ostensiblement affiché. Il faut rester disponible, joignable et connecté au-delà de sa présence sur le site. Certaines réunions sont parfois organisées en dehors du périmètre de la centrale (hors zone de badge) pour déjouer d’éventuels contrôles a posteriori. Leur rémunération est forfaitaire, leur avancement soumis à des “objectifs métaphysiques”. La majorité des cadres travaillent chez eux après leur journée ». Dans les centrales nucléaires, les cadres assurent des tâches de contrôle, de supervision et de pilotage de processus.

Bruno Bernard, délégué SUD-Énergie, décrit des agents dans les équipes de quart travaillant 11 jours d’affilée, d’autres 13 heures par jour, 65 heures par semaine, tout en étant intégrées dans des équipes de crise, donc d’astreinte en cas de plan d’urgence interne. « Pourquoi l'ASN ne fait-elle pas des contrôles fréquents, inopinés et réguliers, en et hors des périodes d'arrêt? Si EDF devait respecter les règles en matière de législation, les durées d'arrêt ne pourraient plus être tenues. » Un jour d’arrêt de centrale nucléaire coûte environ un million d’euros à EDF, d’où la pression à en réduire la durée.

Pour Thomas Houdré de l’ASN, « il y a eu des dépassements importants dans le passé de la durée quotidienne de travail. Quand bien même un accord serait signé à EDF sur l’introduction d’un forfait-jour, cela n’autorise pas l’entreprise à contourner le droit du travail : pas plus de dix heures par jour et au moins 11 heures de repos entre deux journées de travail. Si cela n’est pas respecté, nous continuerons à le pointer. Le temps de travail a des effets sur les individus. Quelqu’un qui travaille 16 heures dans une journée, se repose 4 heures et revient pour une nouvelle journée de 10 heures le lendemain, cela crée un risque ». En 2012, à la suite de la lettre de l'ASN, SUD-Énergie a saisi le procureur de la République d’infractions au droit du travail et de mise en danger d’autrui. La plainte s’enlise depuis au parquet de Nanterre.

BOITE NOIREToutes les personnes citées dans cet article ont été interrogées par téléphone. Toutes les organisations et personnes sollicitées m'ont répondu, à l'exception de la CGT. J'ai du coup utilisé leurs tracts et publications internes en guise de sources sur leur positionnement et analyses.

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SOS pour les sciences économiques et sociales !

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Il faut au moins porter cela au crédit du gouvernement : tout au long du stupéfiant tango d’amour qu’il danse depuis 2012 avec le patronat, il n’a jamais commis de faux pas. Pas le moindre ! Après avoir pris pour pivot de sa politique économique le fameux « choc de compétitivité » élaboré avant l’élection présidentielle par l’Institut de l’entreprise ; après avoir opposé une fin de non-recevoir aux professeurs ou chercheurs du supérieur qui plaidaient pour davantage de pluralisme, face à la tyrannie du néolibéralisme ; le voici qui ouvre un peu plus grand les portes des lycées au même Institut de l’entreprise, en cooptant au sein du Conseil national éducation économie (CNEE) trois nouveaux dirigeants, anciens ou actuels, de cette même chapelle patronale, annexe du Medef.

C’est l’Association des professeurs de sciences économiques et sociales (APSES) qui vient de tirer le signal d’alarme, dans un communiqué publié le 2 avril (que l'on peut télécharger ici). Dans ce communiqué, l’APSES, qui de longue date mène des combats courageux pour la défense de l’enseignement des sciences économiques et sociales dans le secondaire, signale ainsi – ce qui était passé inaperçu – que la ministre de l’éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem, a pris un arrêté le 28 mars (on peut le consulter ici), faisant entrer de nouvelles personnalités au sein du CNEE, parmi lesquelles Jean-Pierre Boisivon (ancien délégué général de l’Institut de l’entreprise), Michel Pébereau (ancien président de la même officine patronale, ancien patron de BNP Paribas et éminence grise du capitalisme parisien) et Xavier Huillard (actuel président de la même officine et patron du groupe Vinci).

Le CNEE n’a, certes, pas de compétence directe sur les programmes – c’est au Conseil supérieur des programmes (CSP) qu’incombe la mission de formuler des avis dans ce domaine. Mais dans la galaxie des commissions consultatives qui gravite autour de l’éducation nationale, le Conseil national éducation économie (CNEE) joue un rôle important puisqu’il constitue, selon le site internet du ministère de l’éducation nationale, « une instance de dialogue et de prospective qui vise à mieux articuler les enjeux éducatifs et les enjeux économiques ».

Or, le patronat n’a eu de cesse ces dernières décennies de mettre le pied dans la porte des collèges et des lycées, pour essayer d’y jouer un rôle croissant et élargir son influence, notamment pour peser sur la culture économique et sociale qui est diffusée dans le monde éducatif. On comprend donc l’émotion de l’APSES à la lecture de l’arrêté du 28 mars, compte tenu du profil de trois des nouveaux entrants, qui ont donc tous joué les premiers rôles au sein de l’Institut de l’entreprise, l’un des lobbys patronaux parmi les plus actifs.

Pourquoi Najat Vallaud-Belkacem a-t-elle fait ce choix ? Il faut avouer qu’on peut être légitimement stupéfait, ayant à l’esprit les états de service des nouveaux entrants dans cette enceinte.

D’abord, BNP Paribas, dont Michel Pébereau a longtemps été la figure tutélaire, traîne derrière elle un nombre de casseroles incalculables. C’est l’établissement que la justice américaine a gravement mis en cause pour « falsification de documents commerciaux » et « collusion », dans l’affaire de violation des embargos américains sur l'Iran, le Soudan et Cuba. C’est également la banque française qui dispose du plus grand nombre de succursales dans les paradis fiscaux. C’est aussi l’établissement qui symbolise le plus en France la porosité entre le monde de la finance et celui du pouvoir politique : ne se souvient-on pas de cette nuit où, en pleine tourmente financière consécutive à l’effondrement de la banque Lehmann aux États-Unis, Michel Pébereau s’était installé dans le bureau de Christine Lagarde, à l’époque ministre des finances, lui dictant les mesures qu’il fallait prendre en faveur des banques ?

Et de Vinci, dont Xavier Huillard est le PDG, on pourrait en dire tout autant. C’est, pour ne citer que cela, le groupe qui a le plus défrayé la chronique en gorgeant son précédent patron, Antoine Zacharias, d’un tas d’or scandaleux qui a atteint 250 millions d’euros, lors de son départ à la retraite ; et quand, finalement, Xavier Huillard a pris sa succession, les engagements de vertu n’ont guère duré, et la boulimie, notamment en stock-options, a repris…

Est-ce donc cela que la ministre de l’éducation nationale a voulu récompenser ? Souhaite-t-elle qu’une nouvelle culture économique se propage dans l’enseignement secondaire, faisant l’apologie des stock-options et chantant les mérites des paradis fiscaux ? La décision de la ministre apparaît d’autant plus inexplicable que les états de service de Michel Pébereau dans un autre domaine, celui de l’enseignement supérieur, ne plaidaient pas plus pour cette promotion : ne se souvient-on pas du rôle très néfaste qu’il a joué, aux côtés de Jean-Claude Casanova, lors de la crise de Sciences-Po en 2012 ?

Mais surtout, ce qui inquiète légitimement l’APSES, c’est que Michel Pébereau s’est distingué ces dernières années en faisant des propositions sulfureuses pour tenter de modifier le contenu de l’enseignement des sciences économiques et sociales dans le secondaire. L’association se fait ainsi un malin plaisir de rappeler ce que Michel Pébereau avait déclaré, le 23 février 2006 à l’occasion d’une allocution devant la chambre de commerce et d’industrie de Paris : « Il serait peut-être bon d'effectuer un travail pédagogique de fond sur nos lycéens, comme cela a été fait par les entreprises depuis 20 ans auprès de leurs salariés, afin de les sensibiliser aux contraintes du libéralisme et à améliorer leur compétitivité, en adhérant au projet de leur entreprise. »

Voilà au moins qui est parler clair ! Objectif : non pas enseigner les sciences économiques et sociales, apprendre aux lycéens les approches pluralistes qui constituent la richesse de cette discipline, les faire réfléchir ; mais leur inculquer les grands principes de la pensée unique néolibérale. Merci Najat Vallaud-Belkacem…

L’APSES rappelle dans son communiqué que le lobbying en ce sens du monde patronal a déjà fait ces dernières années de forts dégâts. « En classe de seconde, le nouveau programme en vigueur depuis 2010 présente l’entreprise uniquement comme une entité abstraite qui cherche à combiner le plus efficacement possible ses facteurs de production, en ayant supprimé toute étude du contrat de travail et des relations sociales de travail. De même en terminale, les enjeux liés à l’organisation du travail ont été tout bonnement supprimés du nouveau programme de 2012. Ces questions passionnaient pourtant les élèves et étaient essentielles à leur formation économique et sociale ! »

Et l’APSES poursuit : « Plus récemment, Michel Pébereau a présidé le groupe de travail du CNEE sur la culture économique des élèves. Les conclusions du groupe étaient atterrantes : opposition entre l’économie comme discipline d’enseignement qualifiée de "théorique et macroéconomique" et une pseudo "culture économique", fondée sur "une approche plus individuelle et microéconomique" qu’il faudrait promouvoir. Pour Michel Pébereau, il ne s’agit donc pas de former des citoyens aptes à comprendre la complexité des enjeux liés aux entreprises, mais de "susciter le goût d’entreprendre". »

Voici, ci-dessous, les conclusions de ce groupe de travail :

Cette promotion de Michel Pébereau et de Xavier Huillard au sein du CNEE ne doit donc rien au hasard. Au contraire, elle est lourde de sens, car elle est dans le prolongement d’innombrables autres décisions prises par le gouvernement, et d'abord sa capitulation à l’Université, face aux grands prêtres du néolibéralisme.

Comme je l’ai raconté dans un billet de blog récent (il est ici), l’Association française d’économie politique (AFEP), qui regroupe à l’Université les enseignants et chercheurs attachés au pluralisme, ont pendant un temps pu penser qu’ils allaient gagner leur bataille et qu’une nouvelle section « Institutions, Économie, Territoires et Société » au sein du Conseil national des universités allait enfin voir le jour. À l’occasion d’une réunion à la fin du mois de décembre 2014 avec des responsables des ministères de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur, les responsables de l’association ont même pensé que le moment était venu de chanter victoire puisqu’on leur a alors annoncé que le décret instituant cette nouvelle section, gage d'un recrutement plus pluraliste des professeurs, était signé et qu’il serait publié sans délai.

Et pourtant non, la ministre de l’éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem et la secrétaire d’État à l’enseignement supérieur, Geneviève Fioraso, ont finalement fait volte-face et ont douché les espoirs de tous les économistes et chercheurs attachés au pluralisme en décidant le report de la publication de ce décret.

Sans doute pourra-t-on penser qu’il y a une implacable logique à cela : conduisant une politique néolibérale, ce gouvernement défend la doctrine dont il s’inspire, et se soumet au diktat thatchérien bien connu qui en résume la philosophie : « There is no alternative ! » Plus concrètement, une intervention a aussi lourdement pesé dans la décision des deux ministres, celle du même Jean Tirole, qui a récemment reçu le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel – abusivement appelé parfois prix Nobel d’économie. À l’époque où ce prix lui avait été décerné, je m’étais autorisé à ne pas participer au concert d’éloges dont l’économiste avait fait l’objet. Un peu seul dans la presse, j’avais publié un article d’une tonalité plus critique que l’on peut retrouver ici : Jean Tirole, prix Nobel des imposteurs de l’économie.

Il y a donc une logique dans tout cela : Najat Vallaud-Belkacem organise la promotion de la doctrine néolibérale aussi bien dans le secondaire qu’à l’Université.

La logique va même au-delà. Car il faut se souvenir dans quelles conditions François Hollande, trahissant toutes ses promesses de la campagne présidentielle, a fait du « choc de compétitivité » en faveur des entreprises la clef de voûte de sa politique économique, ce qui l’a conduit progressivement à leur apporter près de 42 milliards d’euros sous la forme d’allégements de cotisations sociales et fiscales. En fait, ce projet, qui était l’une des mesures phares de Nicolas Sarkozy pendant la campagne présidentielle, trouve sa source dans des notes de travail mises au point par un club patronal. Lequel ? On l’aura deviné : il s’agit encore et toujours de… l’Institut de l’entreprise, le club de Michel Pébereau et de Xavier Huillard !

À l’époque, Mediapart avait méticuleusement tenu la chronique de cette histoire de mimétisme, François Hollande prenant pour inspiration les travaux de cette officine patronale (lire Compétitivité : Gallois plagie le patronat avec l’aide de l’UMP). Ainsi, il y a d’abord eu, en janvier 2012, une note de l’Institut de l’entreprise. Créé en 1975 par François Ceyrac, le patron des patrons de l’époque, cet institut est resté, depuis, une annexe du Medef. Au sein de son conseil d’orientation (il est ici), on retrouve pêle-mêle les patrons de Vinci, de Sodexo, d’Axa, de Schneider Electric, de Lafarge, de GDF Suez, de BNP Paribas, et de bien d’autres.

Intitulée « Pour un choc de compétitivité en France », cette note, la voici :

Comme on l’aura deviné, cette note lance donc un lobbying, qui va être celui de tout le patronat durant les mois suivants, en pleine campagne présidentielle, en faveur de ce « choc de compétitivité », dont le but est d’alléger les cotisations employeurs, par exemple les cotisations familiales, en assommant de nouveaux impôts les salariés ou les consommateurs. Sous l’intitulé « Transférer une partie des cotisations sociales vers la fiscalité pesant sur les ménages », voici en particulier ce qu’écrit ce document : « Le poids du financement de la protection sociale pèse de manière démesurée sur les coûts de production. Le système de protection sociale étant le résultat de nos préférences collectives, c’est aux ménages qu’il convient d’en assurer d’abord la charge. Une réforme de l’assiette de financement de la protection sociale, qui verrait une partie des cotisations sociales employeurs rebasculée vers les ménages (au-delà de la TVA, la CSG et la fiscalité écologique – via la TICPE – pourraient être mises à contribution) doit être envisagée. Au-delà de sa portée économique – dont l’effet, en termes de compétitivité, doit toutefois être relativisé du fait de son caractère transitoire – et de son coût nul pour les finances publiques, un tel transfert aurait aussi la vertu symbolique d’envoyer le signal déterminé d’une nouvelle politique de l’offre. »

La campagne est donc engagée. Et elle rebondit peu après, en mars 2012, avec une autre note, élaborée cette fois par l’institut Montaigne. Il s’agit là encore d’un club patronal. Créée par Claude Bébéar, le fondateur du groupe Axa, cette instance est connue pour ses travaux conservateurs ou en faveur des systèmes d’assurance privée.

C’est donc, au bout du compte, ces deux notes, celle de l’Institut de l’entreprise, puis celle de l’institut Montaigne, qui seront la source d’inspiration de Nicolas Sarkozy, pendant la campagne présidentielle. Et sitôt élu, François Hollande, qui avait auparavant critiqué vivement ces orientations, en a fait l’alpha et l’oméga de la politique économique française.

Dans les promotions assurées par Najat Vallaud-Belkacem, nulle coïncidence : la ministre de l’éducation nationale a bien appris la leçon et est devenue une bonne élève du néolibéralisme. On serait presque tenté d’en sourire ou de s’en moquer, si tout cela ne contribuait à mettre en cause l’honnêteté de l’enseignement qui est dispensé aux lycéens. C’est ce que dit à bon droit l’APSES : « Contre cette vision partiale d’une culture économique réduite aux points de vue des seules entreprises et visant à les réenchanter, l’APSES appelle le CNEE à promouvoir une culture économique et sociale ambitieuse, ouverte et pluraliste, qui n’évacue pas les débats suscités par les grands enjeux contemporains. Il faut donc s’inspirer de la réussite des sciences économiques et sociales au lycée, qui ont contribué à développer avec succès la culture économique et sociale de générations de bacheliers depuis bientôt 50 ans. »

Dans un billet de blog très documenté (il est ici), l’économiste Jean Gadrey avait déjà sonné le tocsin, estimant que l’enseignement des sciences économiques et sociales (SES) était en danger. Le titre de son billet de blog est plus que jamais d’actualité : « SOS SES ! »

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Valls à Matignon : l’année de la pensée magique

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Bien avant que le visage du prochain président ne s’inscrive sur les écrans TV en 2017, et rien ne dit que ce ne sera pas celui de François Hollande – l’histoire décidant de jouer les prolongations après le match « nul » du quinquennat –, la gauche aura cessé d’exister. Car ce n’est pas seulement la Ve République qui agonise sous la présidence de François Hollande, c’est la politique elle-même, et singulièrement l’idée que l’on pouvait se faire d’une politique de gauche. J’ai évoqué ici-même, dans une série d’articles, les « derniers jours de la Ve République », il semble que nous soyons désormais entrés dans son histoire posthume. « Nous sommes des fantômes », a déploré le député de Gironde Gilles Savary après les élections départementales des 22 et 29 mars en France. C’est en effet tout le spectre politique qui est entré en décomposition.

L’abstention proche des 50 % en est un symptôme récurrent mais ses effets délétères ont été cette fois redoublés par l’illisibilité des résultats, voulue et organisée par le gouvernement grâce à un habile regroupement des votes. Le premier ministre a pu ainsi redessiner un nouveau panorama politique (le tripartisme) composé de trois blocs politiques (de gauche, de droite et d'extrême droite). Une fiction politique destinée à forcer l’unité de la gauche et du PS après avoir excommunié le Front de gauche, jeté l’anathème sur les frondeurs et encouragé la division des Verts.

Dans une atmosphère glaciale, le premier ministre, qui s’était personnellement engagé dans la campagne, a tenté d’expliquer les raisons de la déroute électorale du parti socialiste : une abstention très forte, la défiance du politique, le chômage, les impôts… Le chef du gouvernement a aussi évoqué « un sentiment d'abandon, parfois psychologique, un problème plus profond de la France sur elle-même ». Une expression obscure, qui appartient sans doute à cette « langue morte » qu’est devenue la parole publique, selon ses propres mots. Quel est donc ce profond problème que la France porterait « sur elle-même » comme un stigmate ou un blason, sinon la question de l’identité française malheureuse, inquiète, menacée, pont aux ânes des commentateurs ? Au delà de l’en-soi et du pour-soi, Valls invente le « sur-soi » de la France, une France renfermée « sur elle-même », tassée et rabougrie « sur elle-même », balkanisée et même sud-africanisée (le fameux apartheid) !

Manuel VallsManuel Valls © Reuters

Voilà le patient que le premier ministre se propose de guérir. Comment ? Il a évoqué quatre dossiers sur lesquels il souhaite s'investir personnellement : la citoyenneté, la ruralité, l'école, la laïcité. Des réponses censées guérir les doutes que nourrit la France « sur elle-même » : la perte d’identité, le déclassement, voire « l’insécurité culturelle », dernier colifichet conceptuel chargé d’expliquer la fuite des électeurs devant le PS.

Comme toujours, c’est dans la langue que l’on perçoit les symptômes. « La gauche a subi des défaites sémantiques et culturelles terribles » depuis une dizaine d'années, au point d'« adopter les mots de la droite » sur l'économie et la sécurité, a opportunément rappelé Christiane Taubira (en bonne lectrice de Mediapart !). Un constat qui ne l’a pas empêchée de réitérer sa solidarité avec un gouvernement qui a fait de cette reddition sémantique son programme.

C’est là où le bât blesse. On ne peut ainsi commodément distinguer le langage et l’action du gouvernement. Les défaites sémantiques de la gauche de gouvernement ne sont pas des défaites, mais des actes de soumission à l’idéologie néolibérale qui percole dans les élites socialistes depuis trente ans. Ce que Christiane Taubira qualifie de « défaite » n’est pas une défaite pour tout le monde. C’est même d’une victoire sémantique de Manuel Valls dont il faudrait parler, victoire qui a réussi à imposer à son parti un nouveau lexique néolibéral à coups de menton sécuritaires et de politique répressive à l’égard des Roms, des exclus et des étrangers. Si les socialistes ont adopté « les mots de la droite sur l'économie et la sécurité », ce n’est pas par distraction ou ignorance, c’est résolument, à la hussarde, convaincus d’incarner la modernité.

« Si vous cédez sur les mots, disait Freud, vous cédez sur les choses. » L’inverse est aussi vrai. Si vous avez décidé de céder sur les choses, alors mieux vaut changer de vocabulaire. Je ne reviendrai pas ici sur la reddition en rase campagne de ce gouvernement qui, à peine arrivé au pouvoir, s’est mis à parler l’espéranto néolibéral. Pris dans des filets rhétoriques tissés depuis trente ans par la révolution néolibérale, le gouvernement s’est trouvé dans la situation de ces élites colonisées, contraintes de traduire leur expérience dans la langue du colonisateur, une forme d’acculturation néolibérale.

François Hollande et Manuel VallsFrançois Hollande et Manuel Valls © Reuters

Dès sa première conférence de presse, François Hollande avait laissé échapper des expressions aussi absurdes que « trouver de la croissance par nos leviers », « pourquoi faire du sang et des larmes ? », allant jusqu’à délégitimer son projet européen en associant dans la même phrase « redressement » et « maison de redressement ». On le vit s’enliser dans la définition de son propre rôle à la tête de l’État : « C’est mon rôle, non pas parce que je suis un président socialiste, d’ailleurs je ne suis plus maintenant un président socialiste… »

Mais le maître mot de la novlangue hollandaise, c’est le couple « pacte-choc », un attelage qui tire à hue et à dia. Un pacte est un accord négocié qui engage, le contraire d’un choc qui contraint. Pourtant, dans le lexique hollandais, les deux termes sont interchangeables. Le choc de compétitivité s’est effacé au profit du pacte du même nom, mais le « choc de simplification » a repris sa place dans un jeu de chaises verbales.

De novembre 2012 à avril 2014, Hollande a enchaîné pacte sur pacte, dans l'espoir de provoquer des chocs. Novembre 2012 : le pacte national pour la croissance, la compétitivité et l’emploi, dit pacte de compétitivité. Janvier 2014 : le pacte de responsabilité, un ensemble de mesures visant à « alléger le coût du travail », un « choc de compétitivité » tel que le préconisait le rapport Gallois. 8 avril 2014 : le pacte de responsabilité et de solidarité que Manuel Valls propose lors de son discours de politique générale. Le 29 avril 2014 : le pacte de stabilité, visant à baisser à 3 % le déficit du PIB conformément aux engagements européens.

Avec Manuel Valls, la novlangue hollandaise s’est enrichie d’un amplificateur. Le « parler vrai» se confond avec le parler fort. Il assène, assomme, stigmatise. La posture du volontarisme valssien est la forme que prend la volonté politique lorsque le pouvoir est privé de ses moyens d’agir. Mais sa crédibilité est gagée sur la puissance effective de l’État. Si cette puissance n’a plus les moyens de s’exercer, le volontarisme est démasqué comme une (im)posture. Il faut donc qu’il redouble d’intensité, qu’il s’affiche avec plus de force pour se recrédibiliser, démonstration qui va accentuer encore le sentiment d’impuissance de l’État. C’est la spirale de la perte de légitimité.

Manuel Valls à l'AssembléeManuel Valls à l'Assemblée © Reuters

Manuel Valls depuis un an est emporté dans cette spirale. Chaque mercredi, à l’Assemblée nationale, au moment des questions au gouvernement, il s’emporte, gesticule, sa main tremble, il pointe du doigt ses opposants. Il tente par la colère de masquer son impuissance relative. Son agressivité mime l’autorité. En Italie, Matteo Renzi fut surnommé le rottomatore, le démolisseur. Valls, lui, casse les oreilles. Son domaine de transgression, c’est le langage. Après sa nomination à Matignon, il déplorait que la parole publique soit devenue une « langue morte » mais il est, avec Sarkozy, celui qui lui aura porté les coups les plus durs. Après le Karcher, voici l’« apartheid territorial, social et ethnique ». Après la guerre contre le terrorisme qui légitima l’invasion de l’Irak, voici « l’islamo-fascisme », une analogie sans aucune portée explicative qui flirte avec les attaques de Marine Le Pen contre le « fascisme vert ». « Oui, c'est vrai ce sont des mots forts, se justifie-t-il, mais il faut dire les choses clairement pour être entendu. » Ses postures martiales n’en apparaissent que plus vaines ; elles cherchent à combler une demande d’autorité, à satisfaire un désir de protection qui est l’autre face de la souveraineté perdue. Elle théâtralise l’insouveraineté par une personnalisation et une « virilisation » de la politique.

Cécile Duflot souligne à ce propos un paradoxe intéressant : « Plus l’exercice du pouvoir se révèle difficile dans un monde mouvant et complexe, plus les caractéristiques que l’on attend d’un responsable politique se durcissent, se virilisent : mâchoire carrée, menton en avant, discours martial. Cela crée une sorte de dissonance cognitive entre l’idéal type du mec autoritaire et le fait qu’on voit bien qu’il ne tient rien. »

En toutes occasions, Valls assène le même message : « la République, l’ordre républicain, les valeurs républicaines » ; « la République partout, la République pour tous » sans prendre la peine de lui donner un contenu. C’est devenu un totem qu’on brandit devant des foules désorientées et qui réclament un chef. Le terme « République » est instrumentalisé de manière incantatoire à des fins d’adhésion et de mobilisation. Manuel Valls a en permanence trois mots à la bouche : courage, vérité, réformes. Mais qui songerait à se déclarer en faveur de la lâcheté, du mensonge et du conservatisme ?

« Manuel est constamment dans la posture, me confiait la garde des Sceaux, Christiane Taubira, à l’été 2013. Rigide jusqu’à la caricature face aux caméras, mais fuyant dans les arbitrages. » S’il invoque toujours Clemenceau, c’est à Blair ou à Sarkozy qu’il ressemble : fluide, flexible, caméléon. Un homme politique qui tient un langage de fermeté, mais qui reste « plastique » idéologiquement.

Hier fustigeant les Roms qui n’ont pas vocation à s’intégrer en France, aujourd’hui diabolisant Marine Le Pen qui dit exactement la même chose. Un jour légitimant les attaques contre le prétendu laxisme de la garde des Sceaux, le lendemain prenant sa défense à l’Assemblée nationale, en répondant à une députée de droite qui se saisissait d’un fait divers pour réclamer plus de fermeté. Allié provisoire de Montebourg le temps de s’imposer à Matignon, il l'expulse du gouvernement aussitôt parvenu à ses fins.

Invité de France 2 le lendemain, il ira jusqu’à invoquer les menaces terroristes, les attentats, les bruits de bottes en Ukraine, pour justifier le remaniement de son gouvernement. « Un gouvernement de soldats », selon ses propres mots. Diable. Est-on en guerre ? Dans l’esprit de Valls, oui. La guerre, c’est son hubris. Comme son philosophe de chevet Bernard-Henri Lévy, présent sur tous les champs de bataille du néoconservatisme. Comme son spin doctor Stéphane Fouks, tout couturé de cicatrices (DSK, Cahuzac) et conseiller historique (entre autres du PDG d’EDF, Henri Proglio, et du patron d’Orange, Stéphane Richard).

Deux jours plus tard, il est follement acclamé debout aux universités d’été du Medef, en offrant à un parterre de patrons le scalp du socialisme et de la lutte des classes. « N’est-il pas absurde, ce langage qui ose parler de cadeaux aux patrons ? » assène-t-il avant de déclarer son amour de l’entreprise. Car toute restauration a besoin d’imposer un nouveau lexique.

Manuel Valls avec Pierre Gattaz à l'université du Medef, en août 2014Manuel Valls avec Pierre Gattaz à l'université du Medef, en août 2014 © Reuters

Un an après, Manuel Valls se trouve fort dépourvu. Après avoir été contraint de brandir l’arme du 49.3 pour faire passer la loi Macron, provoqué le départ des Verts et la division du parti socialiste, le premier ministre a appelé ses troupes à la mobilisation dans la perspective des prochaines élections régionales. « C'est à nous de porter le talisman de l'unité », s’est-il exclamé. Le talisman ! Si les mots ont un sens, le talisman est le signe d’un glissement inexorable de la pensée politique vers la pensée magique… L’action du gouvernement se donne à lire, non plus comme la rencontre raisonnée d’une délibération collective et d’une puissance d’agir, mais comme une forme de pensée magique, tout entière vouée à convoquer par incantations et imprécations l’unité de la gauche, l’inversion de la courbe du chômage, le retour définitif et durable de la croissance « aimée »…

Au cœur de la pensée magique du gouvernement, il y a le « pacte de responsabilité », une forme de sacrifice rituel sans contrepartie sur l’autel du patronat, tout à la fois un « acte de foi » dans les vertus cardinales de la baisse du coût du travail et un « acte de contrition » à l’endroit d’un patronat trop longtemps fustigé pour sa cupidité… Dans ces conditions, on se demande toujours ce que l’« observatoire des contreparties » a pu observer depuis sa création en janvier 2014. Sans doute est-il aux contreparties ce que l'« Osservatore Romano » est aux miracles et aux apparitions, une instance aussi fantomatique que les phénomènes qu’elle est chargée d’observer.

De la promesse d’une inversion (de la courbe du chômage) au retour sans cesse différé (de la croissance), de l’annonce d’un remaniement entretenu par les rumeurs et les pronostics à l’attente d’un rebond dans les sondages, de « choc » de simplification en « sursaut » courageux et de « cap » en « tournant », la vie politique de ce quinquennat se dévoile comme une gestion stratégique des attentes non satisfaites…

La globalisation a entraîné partout dans le monde une dénationalisation de l’espace économique, qui a eu pour effet paradoxal de provoquer une renationalisation des discours politiques. Le transfert de certaines composantes de la souveraineté étatique vers d’autres institutions, des entités supranationales au marché capitaliste global, a favorisé un regain de nationalisme, que la politologue américaine Wendy Brown a décrit comme « le théâtre de la souveraineté perdue ». N’ayant plus les moyens d’agir, les gouvernements essaient de susciter des effets de croyance, des perceptions. Comme le disait un riverain de l’Arizona vivant à proximité du mur construit sur la frontière avec le Mexique, « le gouvernement ne contrôle pas la frontière. Il contrôle ce que les Américains pensent de la frontière ». On peut en dire autant de la monnaie, de l’emploi et de l’activité… Gouverner aujourd’hui, c’est contrôler la perception des gouvernés.

A la frontière entre le Mexique et les Etats-UnisA la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis © Reuters

C’est ce théâtre qui tient lieu en France de débat public depuis le début des années 2000. L’orthodoxie néolibérale jette l’anathème sur les assistés. L’impensé colonial y refait surface. La haine de l’étranger devient le seul contenu d’un patriotisme qui se survit au stade de zombie. L’extrême droite fait le jeu des injonctions néolibérales qu’elle prétend combattre, en fustigeant les chômeurs, les assistés, les fraudeurs… Partout la même parole xénophobe, le même déchaînement des passions tristes, le débat démocratique rabaissé par l’insulte et l’anathème.

Depuis un an à Matignon, l’action de Manuel Valls consiste à faire de la politique un théâtre moral où s’affrontent des valeurs… Faute de souveraineté populaire et de stratégie politique, il se condamne à un électoralisme de bon aloi qui consiste à donner des signes aux fractions éclatées d’un électorat volatile, mais aussi aux faiseurs d’opinion et à tous ceux qui peuvent donner du crédit ou de la popularité à un pouvoir discrédité : sondages, agences de notation, éditorialistes…

Une politique des signes, qui consiste à adresser à l’opinion des signes d’optimisme en pleine crise de la confiance, des signes de volontarisme en situation d’insouveraineté, des signes de sérieux et de rigueur à l’intention des marchés. Politique des signes ou pensée magique qui s’efforce de provoquer le retour « définitif et durable » de la croissance perdue…

À l’instar des incantations supposées faire advenir un climat favorable, des chants rituels en faveur des moissons ou d’une bonne récolte, l’efficacité magique apparaît comme un objet de croyance. D’ailleurs, les grandes voix de ce gouvernement, celles qu’on entend le plus, ne jouent-elles pas sur le mode de l’incantation ? Il y avait Montebourg, le grand chaman du redressement productif, puis ce fut Valls à l’intérieur, l’exorciste de l’insécurité, Najat Vallaud-Belkacem, la fée qui va changer les cendrillons de l’école abandonnée en princesses intégrées, Emmanuel Macron qui transforme les chômeurs en milliardaires, Christiane Taubira la prêtresse qui convoque les esprits absents…

Le quinquennat de François Hollande est l’histoire de cette fuite dans la pensée magique. Depuis 2002, c'est le même jeu de rôles autour des mêmes débats et avec les mêmes personnages zombies qui courent après leur (ré)élection, l’indéboulonnable trio qui tient en haleine les chroniqueurs et fait fuir les électeurs : Sarkozy, Hollande, Le Pen. La Ve République ne sert plus qu'à perpétuer contre les sondages et les électeurs une classe politique à bout de souffle. Elle contribue désormais à la glaciation de la vie démocratique. Et cette glaciation, cette pétrification, a un effet paradoxal : la politique est devenue risible. Si le peuple dans sa sagesse a placé si haut Nicolas Sarkozy ou François Hollande, en les portant au sommet de l’État, c’était peut-être, comme l’écrivait Kafka, « pour ne rien perdre en les perdant »

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Les extravagantes rémunérations des protagonistes du Kazakhgate à la banque Delubac

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Mais pourquoi Jean-François Étienne des Rosaies et Aymeri de Montesquiou siègent-ils au conseil de surveillance de la banque Delubac ? L’ancien chargé de mission de l’Élysée sous Nicolas Sarkozy et le sénateur UMP du Gers, tous deux proches de Claude Guéant, sont au cœur de l’affaire de la vente des hélicoptères au Kazakhstan (voir notre article Affaire kazakhe : la justice piste les archives du conseiller de Sarkozy).

Le premier, soupçonné de corruption active d'agent public étranger, de trafic d'influence passif par personne chargée d'un service public et de blanchiment de ce délit, a été mis en examen le 17 mars par les juges René Le Loire et René Grouman. Deux jours plus tard, le Sénat a levé l’immunité parlementaire d’Aymeri de Montesquiou, à la demande des deux juges du pôle financier dans le cadre de la même affaire. Vendredi 3 avril, la Haute autorité pour la transparence de la vie politique (Hatvp) a par ailleurs saisi le parquet national financier sur une série d'omissions repérées dans les déclarations de patrimoine du sénateur, qui aurait sous-estimé ses biens de plusieurs millions d'euros.

Aymeri de MontesquiouAymeri de Montesquiou © DR

Après leur « mission » au Kazakhstan, les deux hommes se sont retrouvés au conseil de surveillance de la banque Delubac, une petite banque provinciale en commandite, qui travaille notamment avec les administrateurs judiciaires et les administrateurs de biens. Jean-François Étienne des Rosaies a fait son entrée comme administrateur de la banque en 2010, à l’époque où il quittait le cabinet de Nicolas Sarkozy pour prendre la direction de l’Institut du cheval. Le sénateur Aymeri de Montesquiou l’a suivi fin 2011, après avoir fait l’acquisition d’une part sociale de la banque comme son ami, ainsi que l’exigent les statuts de la banque.

L’un comme l’autre ont eu de multiples activités dans le monde des affaires, au sens large. Mais ils n’avaient jusqu’alors guère montré de connaissance ni d’attirance pour le monde bancaire. Pourquoi alors inviter ces deux personnes au sein d’un conseil de surveillance qui, jusqu’alors, n’accueillait que les actionnaires historiques de la banque ? À cette question comme à toutes les autres que nous avons posées, M. Serge Bialkiewicz, dirigeant et principal associé-commandité de la banque, a refusé de répondre, et même de nous confirmer les faits. « Nous sommes un établissement discret. Tout cela relève du secret bancaire », explique-t-il.

L’avocat de la banque Delubac, Me Oliver Pardo, a opposé une même fin de non-recevoir aux questions que nous lui avons adressées. « Je ne peux y apporter de réponse, étant soumis au secret professionnel de l’avocat. Je vous informe toutefois que comme tout établissement de crédit, la banque Delubac & Cie est soumise aux contrôles approfondis de l’ACPR, de l’AMF, des commissaires aux comptes et des organismes fiscaux, qui sont évidemment déjà informés des éléments que vous soulevez, et que ces questions ont été traitées en leur temps », nous a-t-il répondu (lire dans l'onglet Prolonger le mail adressé à Me Pardo et sa réponse).

S’adjoindre Jean-François Étienne des Rosaies paraît avoir été jugé d’une grande importance pour la banque Delubac. Car dès son arrivée, la direction a décidé de modifier la politique de rémunération des membres de son conseil de surveillance. Tandis que, jusqu’alors, un montant de 12 000 euros de jetons de présence par an était à partager entre une petite dizaine de personnes, l’enveloppe a littéralement explosé à partir de 2010, date d’arrivée de l’ancien chargé de mission de l’Élysée. Une somme de 144 000 euros est apparue « aux fins d’accomplir des missions spéciales au cours de l’exercice » en complément de jetons de présence. 

Un des actionnaires de la banque, le groupe Interhold, qui conteste la gestion de la direction et a déposé plainte pour abus de confiance et recel, a demandé lors d’une assemblée générale de la banque quelles étaient ces missions spéciales confiées au conseil de surveillance. Serge Bialkiewicz a justifié l’existence de ces frais par le fait que « certaines des personnalités éminentes présentes au conseil nous ont permis de nouer des contacts, en particulier au Moyen-Orient, qui ont porté leurs fruits ». En quoi une banque, établie à Aubenas, travaillant essentiellement dans la sphère des tribunaux de commerce, a-t-elle besoin de se développer au Moyen-Orient ? « Secret bancaire », nous a répondu Serge Bialkiewicz, qui a aussi refusé de nous confirmer les chiffres cités.

Jean-François Etienne des RosaiesJean-François Etienne des Rosaies © DR

À partir de 2013, la direction de la banque Delubac a modifié de nouveau sa politique de rémunération à l’égard des membres de son conseil de surveillance. L’enveloppe pour frais de missions spéciales a disparu. À la place, les montants des jetons de présence ont explosé. La banque les a portés à 350 000 euros, soit une augmentation de 3 000 % par rapport au montant des jetons distribués auparavant et de 124 % si l'on y inclut les frais de « missions spéciales ».

La répartition de ces jetons de présence, qui n’est pas indiquée dans les documents légaux de la banque, semble très discrétionnaire. Dans sa déclaration d’intérêts publiée sur le site de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique, Aymeri de Montesquiou déclare n’avoir touché aucun jeton de présence au titre de membre du conseil de surveillance avant 2013, bien qu’il y siège au moins depuis 2012. A-t-il accepté de siéger sans aucune compensation cette année-là ? A-t-il touché des frais de missions spéciales ? Ou, plus simplement, ne déclare-t-il les jetons de présence qu’à partir du moment où il les a perçus ? Mystère. Le sénateur n’a pas retourné notre appel.

Pour 2013, il déclare en revanche avoir perçu 170 000 euros – dont 120 000 au titre de l’année 2013, et 50 000 versés en avance pour 2014 en sa qualité de membre au conseil de la banque Delubac. 170 000 euros, c’est exactement la moitié des jetons de présence alloués à l’ensemble du conseil de surveillance.

Même dans le monde du Cac 40, ce montant est tout à fait hors norme. À titre de comparaison, le montant de jetons de présence pour les administrateurs de Total s’échelonne entre 47 000 et 143 000 euros. Chez LVMH, ils évoluent entre 37 500 et 121 465 euros. Jean Lemierre, le nouveau président du conseil de surveillance de BNP Paribas, a perçu en 2014 un montant de 79 167 euros sous forme de jetons de présence. Aymeri de Monstesquiou les surclasse donc tous.

Le montant alloué est d’autant plus exceptionnel qu’il est sans commune mesure avec les résultats de la banque. En 2012, la banque Delubac a affiché un bénéfice net consolidé de 3 000 euros pour 30 millions d’euros de produit net bancaire. En 2013, son bénéfice net est monté à 1,6 million d’euros pour 33 millions d’euros de produit net bancaire. Avec de tels résultats, la banque a-t-elle vraiment les moyens de pratiquer une politique de rémunération de son conseil aussi généreuse ? Surtout, quels services et conseils exceptionnels peut bien apporter Aymeri de Montesquiou à la banque Delubac pour justifier que celle-ci lui alloue des émoluments représentant deux fois sa rémunération annuelle de sénateur (7 100 euros hors frais parlementaires) ?

Tribunal de commerce de ParisTribunal de commerce de Paris © DR

Ce ne sont que quelques-unes des nombreuses questions qui entourent la banque Delubac. Car depuis des années, cet établissement bancaire, totalement inconnu du grand public, tient la chronique des manœuvres obscures, des procès et des arbitrages à répétition. Fin janvier, la banque était à nouveau devant la cour d’appel de Paris pour demander une réparation de 170 millions d’euros à ses arbitres qui, estimait-elle, lui avaient fait perdre le bénéfice d’un arbitrage contesté en raison d’un non-respect de calendrier. Il fallut près d’une demi-heure au président de tribunal pour récapituler les épisodes judiciaires précédents, tant le parcours de cette banque est embrouillé. Ce qui a aussi le mérite de dissuader bien des curiosités. 

Tentons de résumer à grands traits. En 1988, la banque Delubac, qui est en commandite, est en danger. Là où il faudrait 30 millions de francs de capital au moins pour pouvoir continuer, elle n’en a que trois. Les associés gérants n’ont pas les moyens de la recapitaliser. Mais cet établissement bancaire, totalement inconnu, intéresse certains.

Un ancien cadre de Sofal (groupe Gan), très proche du tribunal de commerce de Paris, Serge Bialkiewicz, propose alors de venir en aide à la famille Delubac-Samuel, qui détient la banque, et de refaire un tour de table pour sauver l’établissement. Un homme puissant le soutient dans cette entreprise : Pierre Despessailles, alors président de la SDBO, filiale du Crédit lyonnais au cœur du scandale de l’affaire Tapie et de tant d’autres (voir Les bonnes affaires de Borloo l’avocat). Ce dernier est aussi alors président de la première chambre du tribunal de commerce de Paris. 

Serge Bialkiewicz réussit à convaincre deux dirigeants de lui apporter les fonds nécessaires. Le premier, Jean-Claude Pick, est responsable de la société Cofinance, le second, Gabo Rado, dirige la société d’administration de biens Interhold. Les deux prennent alors 43 % des parts sociales chacun. Selon les propos mêmes de l’établissement Delubac, « la banque connaît alors un fort développement, notamment sur des activités de niches spécialisées comme l'accompagnement des sociétés en difficulté ». En d’autres termes, elle devient un relais des administrateurs judiciaires chargés de suivre les entreprises en redressement judiciaire (voir Les beaux jours du business des faillites).

Quelques années plus tard, ils rétrocèdent la moitié de leurs parts à Fabien Ouaki, le propriétaire des magasins Tati, qui a fait miroiter d’apporter 50 millions de francs de dépôts de l’enseigne à la banque. Au même moment ou presque, la caisse fédérale du Crédit mutuel Nord Europe, une des entités du groupe Crédit mutuel, fait son entrée dans le capital de la banque Delubac, en souscrivant à une augmentation de capital de 12,5 millions de francs financée en partie par l’apport de 26 % des actions d’une société d’assurances, la Pérennité.

Mais en 1995, le Crédit mutuel Nord demande de racheter les parts de la société d’assurances qu’elle a apportées à la banque Delubac pour le prix consenti au départ : 22 millions de francs. Par un hasard mystérieux, les dirigeants de la banque Delubac découvrent quelque temps plus tard que le Crédit mutuel Nord est prêt à rétrocéder les mêmes parts pour 201 millions de francs à une autre entité du Crédit mutuel. La bagarre judiciaire, emmenée par l’avocat de la banque, Olivier Pardo, s’engage. Elle ne finira plus.

Ayant prévu dans ses statuts que tout litige concernant la banque serait traité par un tribunal arbitral, les dirigeants de la banque engagent donc une procédure d’arbitrage contre le Crédit mutuel. Et les arbitres donnent raison à la banque Delubac. En 2000, ils condamnent le Crédit mutuel Nord à lui payer 129 millions de francs, correspondant au prix de rétrocession. La sentence arbitrale est confirmée en cour d’appel et en Cour de cassation.

Mais le conflit ne s’arrête pas là. Estimant qu’elle a été trompée dans cette vente, et qu’elle a subi un préjudice portant atteinte à son fonctionnement et à sa réputation, elle engage une nouvelle procédure arbitrale en 2003 contre le Crédit mutuel en lui réclamant cette fois 715 millions, mais cette fois d’euros, de dommages et intérêts.

L’affaire prend alors la même tournure que le fameux arbitrage contre Total lancé par de mystérieux membres du comité olympique russe, qui réclamaient 120 milliards d’euros au groupe pétrolier et qui vaut aujourd’hui à l’ancien président du tribunal de commerce de Paris d’être mis en examen pour escroquerie en bande organisée (voir Pétrole russe : Total pris dans d’obscures manœuvres). On y retrouve les mêmes hommes, les mêmes méthodes. Alors que le Crédit mutuel n’est pas du tout d’accord pour engager une nouvelle procédure d’arbitrage, Olivier Pardo, au nom de la banque Delubac, fait désigner sans attendre par le président du tribunal de commerce d’Annonay, dont dépend la banque, l’arbitre de la banque, comme dans le cas de Total. Celui-ci est à peine désigné que les deux arbitres s’entendent pour désigner Laï Kamara, lui aussi présent dans l’arbitrage Total.

Le tribunal arbitral est formé. Au terme de multiples rebondissements judiciaires, celui-ci rend une sentence extraordinaire en 2008. Il condamne le Crédit mutuel Nord à payer à la banque Delubac 167 millions d’euros de dommages, intérêts compris et 23 millions d’euros à Serge Bialkiewicz, principal associé-commandité au titre de préjudice moral. Au total, à en croire les différents arbitres, la cession différée des 26 % de la société d’assurances au prix demandé de 30,7 millions d’euros a généré un préjudice de plus de 190 millions d’euros.

Cette sentence hors norme sera annulée par la cour d’appel de Paris en 2009. La banque, qui a fait l’objet de plusieurs signalements auprès de l’autorité de contrôle prudentiel, finit par accepter un compromis en 2011, placé sous l’égide de la cour d’appel de Paris et des autorités de contrôle bancaire. La banque Delubac ainsi que son principal associé acceptent de restituer les 190 millions d’euros qu’ils ont perçus dans le cadre de l’arbitrage. En contrepartie, le Crédit mutuel cède les 20 % qu’elle détenait dans la banque à Serge Bialkiewicz et à l'un de ses associés pour un prix d’ami, et abandonne 40 millions d’euros de créances « en exécution de son devoir de soutien, tel qu’il est prévu par l’article L 511-42 du code monétaire et financier ». En d’autres termes, le Crédit mutuel a dû payer pour pouvoir sortir du capital de la banque.

Curieusement, il y a toujours des bonnes fées et des décisions inattendues dès que l’on s’approche du monde de la justice consulaire. Car ce compromis est providentiel pour la direction de la banque Delubac. D’abord, il permet une recapitalisation de l’établissement, sans que celui-ci débourse un centime, en conservant une partie des sommes versées par le Crédit mutuel. Sans cet argent, la banque n’aurait pas eu les fonds propres nécessaires, requis par la réglementation. Mais même avec cet apport, son bilan paraît bien faible pour une banque. Elle affichait 36 millions d’euros de capitaux propres, fin 2012.

De plus, grâce à ce compromis, Serge Bialkiewicz peut s’assurer le contrôle majoritaire de la banque, en rachetant la participation de 20 % du Crédit mutuel Nord à moitié prix. Car au milieu de toutes ces péripéties, les principaux associés-commandités, Serge Bialkiewicz et Jean-Michel Samuel, n’ont eu de cesse de renforcer leur pouvoir. En 2007, ils commencent par éliminer la société Cofinance, en l’obligeant à lui vendre les 20 % qu’elle détenait. Le rachat est financé alors par une filiale de la banque, la société Haussmann Vivarais. Celle-ci, après avoir repris quelques actifs supplémentaires de la banque, est cédée par la société luxembourgeoise la Cheylaroise de participation. Mais derrière cette société holding, créée en mai 2008, se retrouvent les deux principaux associés-commandités de la banque. Ceux-ci financent l’acquisition par un prêt de la banque Delubac. En d’autres termes, la banque paie pour son contrôle capitalistique.

La deuxième opération se passera de la même façon. C’est la société luxembourgeoise qui se porte acquéreuse de l’essentiel (80 %) de la participation du Crédit mutuel, aux côtés des deux associés-commandités. Là encore, la banque Delubac accorde une facilité de paiement à son président Serge Bialkiewicz. Celui-ci se retrouve avec plus de 40 % du capital en un tour de main, en finançant cette prise de contrôle à crédit.

Pour boucler le montage, la société luxembourgeoise a été transformée en société familiale, Serge Bialkiewicz cédant la nue-propriété des titres à ses enfants, en n’en conservant que l’usufruit, assortis des droits de vote pour les titres. Ainsi, il peut exister des banques en France contrôlées par une société familiale luxembourgeoise, dotée d’à peine 6,5 millions de capital social, constitué pour l’essentiel grâce à des prêts de la banque elle-même.

Fort d’une majorité absolue avec son allié Jean-Michel Samuel, Serge Bialkiewicz dirige la banque comme il l’entend. Il a modifié les statuts de l’établissement bancaire depuis 2007. Un article stipule notamment que « les associés qui n’ont pas engagé et perdu, pendant les quinze dernières années civiles, au moins deux procédures contre la société, disposent d’un droit de vote double ». Cet article stipule aussi « que sont réputés agir de concert dans un but hostile en vue de déstabiliser l’établissement, les associés qui refusent d’approuver les comptes, dès lors que ceux-ci sont certifiés par les commissaires aux comptes ».

Les dirigeants ont naturellement changé leur politique de rémunération. La banque Delubac ne verse plus de dividendes depuis 2011 à ses actionnaires. En revanche, les associés-commandités se sont généreusement augmentés. Entre 2011 et 2012, alors que la banque affichait un résultat net consolidé de 3 000 euros, ils se sont accordé une hausse de 27 % de leurs rémunérations pour aboutir à un total de 1,23 million d’euros. Serge Bialkiewicz et ses enfants ont touché à eux seuls 810 000 euros de façon directe et par l’intermédiaire de leur filiale, elle aussi rémunérée. Dans le même élan, Jean-François Étienne des Rosaies et Aymeri de Monstesquiou ont bénéficié de cette politique si accueillante.

La mission de l’autorité de contrôle prudentiel est normalement de veiller à la conduite des banques. Interrogé en octobre 2009 par la brigade financière dans le cadre de la plainte déposée par Interhold et le Crédit mutuel Nord, un des responsables de cette autorité – qui s’appelait alors Comité des établissements de crédit et des entreprises d’investissement (CECEI) – répondait que cette dernière n’avait pas pour rôle de s’immiscer dans la gestion et les décisions des banques. « Ce qui intéresse les autorités bancaires, c’est l’impact de l’opération sur le contrôle de l’établissement et sur la qualité de l’actionnariat. Le CECEI, en règle générale, respecte ces trois principes : il veut savoir qui sont les actionnaires des établissements bancaires et leur surface financière, qui gouverne un établissement bancaire, et si les actionnaires sont honorables (écartant par exemple un actionnaire qui pourrait se livrer à du blanchiment) », expliquait-il.

La banque Delubac remplit-elle vraiment tous les critères arrêtés par les autorités de contrôle prudentiel ? La question leur a été posée (voir dans l’onglet Prolonger). Il nous a été répondu qu’il « n’y avait aucun commentaire ».

BOITE NOIREDans le cadre de cette enquête, j'ai joint le président, associé-commandité de la banque Delubac, Serge Bialkiewicz, qui n'a pas voulu répondre à mes questions. « Nous sommes une banque discrète. Tout cela relève du secret bancaire », a-t-il répondu à toutes mes questions. J'ai aussi adressé un questionnaire à Me Olivier Pardo, avocat de la banque depuis de longues années, qui n'a pas souhaité me répondre, invoquant le secret professionnel (voir dans l'onglet Prolonger). J'ai tenté de joindre le sénateur Aymeri de Montesquiou, qui n'a pas retourné mon appel. J'ai adressé un long questionnaire sur la banque Delubac à l'autorité de contrôle prudentiel, qui n'a pas souhaité me répondre (voir dans l'onglet Prolonger).

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

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RATP, hôpital, mairie: la laïcité, sujet récurrent de crispations

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À force de manipuler sans précaution des matières explosives, les responsables politiques provoquent le chaos dans la tête du commun des mortels. Menus de substitution dans les écoles, port du voile à l’université : le respect de la laïcité est convoqué à tout bout de champ dans l'espace public, souvent de manière indue, la plupart du temps pour mettre en cause la visibilité de l'islam en France. Cet usage à des fins populistes finit par semer la confusion à l'école, dans le monde du travail et, plus généralement, dans les relations entre citoyens.

Musulmans, juifs, chrétiens : toutes les confessions en font les frais. Une polémique vient d'éclater à la suite de la décision de la RATP de supprimer la mention « pour les chrétiens d'Orient » d'une affiche publicitaire du groupe de chanteurs religieux Les Prêtres ; la principale d'un collège de Montpellier a refusé l'accès de son établissement à des jeunes filles musulmanes portant des jupes jugées trop « longues » ; lors du premier tour des élections départementales, à Toulouse, une déléguée dans un bureau de vote a demandé à un rabbin de retirer sa kippa au moment où il allait mettre le bulletin dans l’urne. Dans tous ces cas, l'interdiction est contestable, voire purement et simplement abusive.

Certes, localement, des situations conflictuelles existent. À l’hôpital, dans les administrations, dans les entreprises, l’application du principe de laïcité donne lieu à des discussions, parfois à des pressions. Mais, le plus souvent, des solutions sont trouvées, preuve que la loi de 1905 reste efficace quand elle n’est pas instrumentalisée. Pilier du cadre républicain depuis plus d’un siècle, cette loi d’équilibre dispose que « la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes » (article 1er) et qu’elle « ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » (article 2). Qualifiée de loi de liberté par Aristide Briand, l’un de ses concepteurs, elle constitue une « pratique vivante », comme le martèle l’Observatoire de la laïcité, installé en avril 2013 par François Hollande, c’est-à-dire qu’elle n’est jamais aussi utile que lorsqu’elle s’incarne dans des situations concrètes. Passage en revue de quelques cas symboliques et de leur dénouement.

• L’obligation de neutralité s’applique aux professionnels du secteur public, fonctionnaires, assimilés ou salariés. En tant que représentants de l’État, ils se doivent d’adopter un comportement impartial vis-à-vis des usagers et de leurs collègues. Ils ne sont pas autorisés à afficher leurs convictions en portant un signe religieux ou à faire du prosélytisme. En revanche, ce principe ne s’applique pas aux usagers du service public. À l’hôpital de Villeneuve-Saint-Georges, dans le Val-de-Marne, la discorde naît d’instructions placardées sur une affichette à l’entrée de l’établissement. L’affaire est éventée sur Twitter le 20 janvier, grâce à la diffusion d’une photo reprise le 24 mars par le journaliste du Monde diplomatique Alain Gresh à partir de son compte Nouvelles d’Orient : « Laïcité neutralité de l’espace public », annonce le texte en gras. Avant de préciser : « Vous entrez dans un hôpital public. L’hôpital est un établissement public. Cet espace est laïque et neutre. Le respect de cette neutralité suppose que les tenues vestimentaires ne présentent aucun signe ostensible lié à une religion quelle qu’elle soit. »

Contrairement à ce qu'affirme cette affiche, la neutralité s'applique aux agents, pas aux usagers.Contrairement à ce qu'affirme cette affiche, la neutralité s'applique aux agents, pas aux usagers.

Comme preuve de son fondement, l’affiche cite la circulaire du 2 février 2005 relative à la laïcité dans les établissements de santé. Sauf qu’il s’agit d’un contresens, puisque la « neutralité » à laquelle il est fait référence ne s’applique pas aux usagers mais aux fonctionnaires et aux agents publics travaillant dans cet espace, ainsi qu’aux murs eux-mêmes : aucun signe religieux ne pourrait y être accroché. « Les patients se voient garantir la libre pratique de leur culte et la manifestation de leurs convictions religieuses », précise même la circulaire.

Convaincu que ce document vise implicitement les femmes voilées, le Collectif contre l’islamophobie (CCIF) se saisit du cas. L’Observatoire de la laïcité aussi. Cette autorité indépendante n’a pas de pouvoir judiciaire, mais elle est habilitée à faire des rappels à la loi. « Le directeur de l’établissement nous a indiqué que cette affiche découlait d’un groupe de travail interne sur la laïcité dont l’objectif, nous a-t-il dit, était de prévenir d’éventuelles difficultés dans une zone où beaucoup de cultures différentes se côtoient », indique Nicolas Cadène, rapporteur général de l’Observatoire. Pour se justifier, le responsable, Didier Hoeltgen, ex-conseiller général socialiste, convoque la loi anti-niqab de 2010 affirmant que « la République se vit à visage découvert ». Interrogé par Streetpress, il reconnaît une « maladresse ». « Étonné » par la polémique, il réfute toute volonté d’exclure et s’engage à retirer les instructions abusives qui sont restées visibles plusieurs semaines. « Le lien fait par ce directeur entre la neutralité, la laïcité et la loi de 2010 n’a pas lieu d’être », souligne Nicolas Cadène, qui rappelle que le dispositif anti-niqab s’appuie sur un motif d’ordre public pour interdire la dissimulation du visage et non sur la laïcité.

• Même interprétation erronée dans un autre décor. Un bureau de vote cette fois. C’était dimanche 22 mars, dans le centre-ville de Toulouse, à l’occasion du premier tour des élections départementales. Le rabbin de la ville, Avraham Weill, s’apprête à déposer son bulletin dans l’urne. Une déléguée, au nom de la laïcité, lui demande de retirer sa kippa. Elle invoque la « neutralité du bureau » installé dans une école du boulevard d’Arcole. Le rabbin est choqué. Il s’agit d’« une première dans sa vie », indique-t-il à France 3 Midi-Pyrénées qui relate l’incident. Grâce à l’interposition de tierces personnes, il parvient à voter. L’événement est inscrit au procès-verbal du bureau de vote, à la demande de la déléguée – membre du parti communiste –, sûre de son bon droit. Le rabbin dépose plainte pour discrimination. Il estime avoir vécu une « humiliation »en présence de son fils de 4 ans. Il précise que le ministre de l’intérieur lui-même, Bernard Cazeneuve, ne lui avait pas demandé de retirer sa kippa lors de la signature de la charte de la laïcité à Toulouse trois jours plus tôt. Il n’avait en réalité pas à se justifier.

Comme dans le cas précédent, la neutralité s’impose à l’État, qui n’a pas de religion, et à ses représentants, mais ni aux usagers ni aux citoyens à l’intérieur des établissements publics, y compris les écoles. Contrairement à ce qu’a supposé la déléguée, la République garantit la liberté de conscience et donc la liberté religieuse, dans la limite de l’ordre public. La sécurité du bureau de vote n’étant pas mise en cause par le port d’une kippa, il ne convenait pas d’exiger son retrait. Le PCF local a reconnu la bévue, évoquant une « mauvaise interprétation » de la loi.

• Une logique similaire s’est appliquée lorsque la mairie UMP de Wissous, en Essonne, a interdit l’été dernier le port de signes religieux lors de l’opération Wissous plage. Sollicité par des femmes qui se sont vu refuser l’accès au lieu, le tribunal administratif de Versailles lui a rappelé le droit, en exigeant le retrait du règlement discriminatoire.

• Des interdictions, dans les services publics, sont parfois légitimes quand les agents sont impliqués dans l’exercice de leur fonction. Dans des mairies, par exemple, plusieurs cas de distribution de tracts politiques ou religieux par des agents publics ont été recensés par l’Observatoire de la laïcité depuis sa création. « Je me souviens d’un conflit né autour d’un agent public qui distribuait des tracts évangélistes à ses collègues dans le cadre de ses fonctions. Ce n’est pas possible », rappelle Nicolas Cadène. Les limites sont parfois floues, comme en témoigne une autre affaire qui a valu son poste à une cadre de la mairie de Conflans-Sainte-Honorine, accusée en 2013 d’avoir offert à l’occasion du nouvel an des calendriers avec le logo d’une église baptiste. La mairie, qui l’a mutée dans une maison de retraite, lui a reproché d’avoir fait du prosélytisme, tandis que l’employée estime avoir agi à titre privé.

Tweet posté par l'initiateur du groupe Les PrêtresTweet posté par l'initiateur du groupe Les Prêtres

• Et les crèches de Noël dans les lieux publics ? L’article 28 de la loi de 1905 proscrit la présence de signes ou emblèmes religieux « sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions ». Plusieurs histoires ont défrayé la chronique ces dernières années au moment des fêtes de fin d’année. Dernier exemple en date : en décembre 2014, en Vendée, l’UMP et le FN ont protesté contre le retrait administratif d’une crèche installée dans le hall du conseil général, estimant qu’il s’agissait d’un « fait culturel ». « La laïcité ne doit pas tuer notre culture, nos racines et nos traditions », avait réagi l’eurodéputée UMP Nadine Morano sur Twitter. Il n’y a pourtant pas d’ambiguïté. La décision du tribunal de Nantes est conforme au droit, comme le confirme l’Observatoire de la laïcité.

• Des situations plus alambiquées peuvent exister lorsque les usagers ont des exigences spécifiques. Épisodiquement, des difficultés sont signalées dans les piscines municipales, autour de créneaux horaires réservés aux femmes. Dans l’un des trois guides pratiques mis à disposition des collectivités locales, des services socio-éducatifs et des entreprises, l’Observatoire rappelle la règle : les demandes de non-mixité peuvent être refusées en heures ouvrables sur la base du principe de l’égalité entre les femmes et les hommes et de l’interdiction des discriminations. Une municipalité ne peut octroyer un créneau horaire à des personnes mettant en avant leur souhait de se séparer des autres du fait de leur pratique ou de leur conviction religieuse.

Des exceptions sont toutefois envisageables pour protéger des victimes de violences à caractère sexuel ou prendre en compte des considérations liées au respect de la vie privée et de la décence. Des cours peuvent par exemple être réservés à des femmes obèses, à des femmes enceintes ou à des femmes retraitées. En revanche, il n’est pas possible d’exiger que le professeur soit une femme.

À Lille, ville socialiste dirigée par Martine Aubry, un créneau horaire initialement réservé aux habitantes du quartier Lille-Sud dans le cadre d’un programme de lutte contre l’obésité a fait couler beaucoup d’encre. Car, progressivement, ne s’y sont retrouvées quasiment que des femmes musulmanes. Cela n’aurait pas dû poser de problème, si ce n’est que les élèves de ce cours d’aquagym ont demandé que la leçon soit assurée par une femme, ce que le centre social gestionnaire du lieu a accepté. La responsable a justifié ce « petit infléchissement » par le fait que certaines élèves seraient, sinon, restées chez elles.

• À l’hôpital, la question du choix du médecin est de moins en moins un sujet sensible. Les dispositions sont désormais connues des patients comme du personnel : une femme peut demander à être examinée par une femme dans les situations non urgentes si cela ne perturbe pas le fonctionnement du service. En ville, chacun choisit son médecin comme il l’entend.

• Le principe de neutralité ne s’applique qu’aux agents de l’État, des collectivités territoriales et des services publics. Dans les entreprises privées, l’expression religieuse est possible car la liberté de conviction est un droit fondamental, consacré par la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). Elle est toutefois encadrée. Un équilibre doit être trouvé entre la liberté d’expression, la liberté des autres et la bonne marche de l’entreprise. Comme l’a rappelé le Conseil constitutionnel, l’employeur choisit librement ses collaborateurs. Mais il le fait dans le respect de la loi : une offre d’emploi ne peut mentionner une préférence ou une exclusion religieuse ; personne ne peut être écarté d’un processus d’embauche en raison de sa foi religieuse. Il s’agirait d’un cas avéré de discrimination ; porter un signe religieux, comme un turban ou un foulard, n’est en aucun cas un motif d’exclusion ; le recruteur n’est pas autorisé à interroger un candidat sur son éventuelle confession.

Plusieurs limites, qui doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché, sont néanmoins prévues par le code du travail. La liberté de conscience ne doit entraver ni les règles d’hygiène, ni les règles de sécurité. Un salarié ne peut se soustraire à la visite médicale au motif que sa religion lui interdit de se dévêtir devant une personne du sexe opposé. La liberté de conviction ne doit pas non plus relever du prosélytisme. Porter un foulard, une kippa ou un turban n’est pas en soi caractéristique d’un comportement prosélyte, rappelle la CEDH. En revanche, l’animateur d’un camp de centre de loisirs ne peut procéder à la lecture de la Bible ni distribuer des prospectus des témoins de Jéhovah dans le cadre de son activité, selon une décision du conseil des prud’hommes de Toulouse du 9 juin 1997. La vigilance à cet égard est d’autant plus forte qu’il s’agit de structures socio-éducatives agréées, lesquelles ont une responsabilité particulière à l’égard des jeunes dont elles ont la charge.

• Dans les écoles privées sous contrat avec l’État, la distribution de tracts en faveur de la Manif pour tous, contre le mariage homosexuel, a engendré des troubles. Or la règle en la matière est que les cours ne doivent pas être perturbés par l’expression de considérations religieuses ou politiques personnelles.

• Les aptitudes nécessaires à l’accomplissement de la mission professionnelle ne doivent pas être entravées par la liberté religieuse, pas plus que l’organisation nécessaire à la mission et les impératifs liés à l’intérêt commercial ou à l’image de l’entreprise. Un homme ne peut pas refuser d’être sous l’autorité d’une femme au nom de ses convictions religieuses. Ne pas vouloir serrer la main d’une collègue peut être sanctionné à partir du moment où ce refus répété prend une forme agressive. Une cuisinière n’est pas autorisée à mettre en avant sa foi pour expliquer qu’elle ne goûte pas aux plats de viande non égorgée et qu’elle ne touche pas aux bouteilles de vin, comme l’a indiqué un arrêt de la cour d’appel de Pau du 18 mars 1998. Les absences liées aux fêtes religieuses sont acceptées si elles ne mettent pas en cause la bonne marche du service. Mieux vaut prévenir à l’avance. Mieux vaut que tous les membres d’une équipe ne s’absentent pas en même temps pour faire la prière.

• Le simple fait d’être en contact avec la clientèle n’est toutefois pas en soi une justification suffisante pour interdire le port d’un signe religieux. L’interdiction du foulard doit être fondée « sur des justifications précises tenant à la nature de l’activité exercée », a souligné un arrêt de la cour d’appel de Paris du 19 juin 2003. Là encore, des cas tangents se produisent comme celui d’une salariée musulmane, vendeuses d’articles de mode, licenciée parce qu’elle portait un vêtement la couvrant de la tête aux pieds. La cour d’appel de Saint-Denis de La Réunion du 9 septembre 1997 a donné raison à l’employeur dans la mesure où l’intéressée, censée jouer un rôle de conseil auprès de la clientèle, était supposée refléter « l’image véhiculée par la boutique ».

« Ce cas d’espèce n’est cependant pas généralisable à toutes les situations. La jurisprudence se fait in concreto », insiste l’Observatoire, qui prône le cas par cas. À y regarder de près, à chaque fois, des arrangements sont possibles. Encore faut-il les rechercher plutôt que de jeter de l’huile sur le feu. En s’opposant aux menus de substitution dans les cantines scolaires, Nicolas Sarkozy a été pris en flagrant délit de récupération politique, voyant un faux problème, là où même les municipalités FN n’ont rien trouvé à redire.

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SNCF : un audit interne pointe les failles de sécurité en région PACA

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Il y eut Brétigny, en 2013, et l’effroi de voir un accident ferroviaire d’une telle ampleur arriver en France. Puis le mea-culpa des dirigeants de la SNCF et de Réseau ferré de France (RFF), Guillaume Pepy en tête. Un an plus tard, sur la base d’un rapport interne, Mediapart dévoilait que le réseau Paris-Nord était également dans un état de délabrement avancé.

En 2012, un plan de modernisation cible Marseille et sa région comme un autre « nœud chargé », dont la situation est « critique ». Entre janvier et février 2014, un audit a été réalisé sur le niveau de sécurité au sein de l’Infrapôle de la région PACA, l’établissement chargé de l’entretien ferroviaire des voies, hors lignes à grande vitesse, des six départements de ce territoire. En septembre, les résultats de cet audit ont été communiqués en interne et Mediapart a pu se procurer ce rapport dans son intégralité (voir ci-dessous).

Le niveau de sécurité dans la région est considéré comme « éloigné de l’objectif », avec des risques répétés de déraillement et de collision ferroviaire. Selon nos sources, un deuxième audit a été réalisé, à la toute fin de l'année dernière, concernant spécifiquement la sécurité du personnel. Des insuffisances, dans le management comme dans la maîtrise opérationnelle, y auraient été constatées. Cet audit ne prend d’ailleurs pas en compte le contrôle de la « co-activité », autrement dit la sous-traitance.

Le premier audit a été réalisé alors que toutes les vérifications post-Brétigny, programmées en urgence, avaient été effectuées. Il reste pourtant quantité de points inquiétants. Le rapport fait la liste de treize domaines d’analyse, allant de la maintenance des engins à celle des voies, la surveillance des installations de sécurité, le suivi et la maintenance des outillages, les travaux en cours ou encore la formation et la sécurité des personnels.

Sept domaines sont « partiellement affectés », « ce qui veut dire que 100 % de la sécurité n’est pas assurée », commente un agent de terrain contacté par Mediapart. Les six autres sont classés « fragiles », dont cinq « très fragiles ». « Aujourd’hui, on a peur tous les jours d’un nouvel accident », résume ce même agent. « Nous avons depuis mis en œuvre un plan en 50 points, assure de son côté Jacques Frossard, directeur régional de SNCF Réseau. Quant à la notation des risques, ce sont des termes génériques, exprimés en langage cheminot, que l’auditeur est obligé d’indiquer sans pour autant que cela ne signifie un risque réel. Je peux vous l'assurer, notre priorité, c’est la sécurité. »

Sur la maintenance du matériel, la signalisation électrique, mécanique, et les caténaires, le document parle de « retards hors tolérance de lots critiques », d’écart importants « dans le traitement des câbles en défaut d’isolement » ou dans la « réalisation des visites et d’amortissement des anomalies constatées ». Un état de fait qui suppose un risque de « déraillement et de collision ferroviaire », toujours selon le rapport. Pour la voie, même verdict : risques de déformation, donc de déraillement et collision. Des anomalies concernant la géométrie – la mesure de l’écart des rails – sont constatées, mais ne sont pas corrigées. Même chose pour les attaches qui tiennent les rails entre eux.

Accident ferroviaire de Brétigny-sur-Orge, en 2013.Accident ferroviaire de Brétigny-sur-Orge, en 2013. © @reuters

Dans le rapport d’expertise consécutif au déraillement du train à Brétigny, c’est la désagrégation des éclisses (pièce métallique servant à rattacher deux rails) qui avait été pointée du doigt. Mais elle n’aurait été rendue possible que parce que, plus généralement, le « plan de voie » (comprenant la géométrie et les attaches) posait problème depuis longtemps. L’audit réalisé en PACA fait lui aussi état d’un certain nombre d’alertes et de « manques importants constatés dans la veille technique » qui ne permettent pas à « l’Établissement de détecter complètement les dérives ».

Le réseau du Sud-Est, de l’avis général, est largement vieillissant, la dernière grande phase de travaux datant des années 1970. Or le rapport établit que, concernant les travaux de rénovation, « certaines procédures imposées sont complètement occultées et les organisations définies comportent des écarts importants avec la réglementation, induisant un manque de précision préjudiciable à la sécurité des chantiers ».

Sur les éclisses elles-mêmes, le rapport souligne également les manquements : depuis 2011, il manquerait des boulons sur le secteur de Tarascon, certains sont desserrés près de Cavaillon et 90 anomalies du même type sont constatées sur la voie de Gap. « L’auditeur est un professionnel, il note tout ce qu’il a vu, et il y a des écarts, c’est certain, tempère Jacques Frossard. Mais ce qui est important, c’est qu’ils soient corrigés. S'il y a le moindre danger, on peut limiter la vitesse sur le réseau ou même interrompre la circulation. » Il cite également le montant des investissements prévus sur le réseau : 105 millions d'euros en 2015, 160 millions pour chacune des deux prochaines années. 

La veille et le contrôle sont également jugés de niveau « insuffisant ». « Aucune veille technique de niveau 1 n’est réalisée sur le vif au cours des opérations de réalisation de la maintenance ni sur les opérations de base de la production dans plusieurs secteurs. Plusieurs unités n’ont pas de veille technique. » Une unité de production, en langage SNCF, correspond aux différents services chargés du rail, du ballast, de la signalisation, des caténaires, etc. Plus loin, il est écrit que de « nombreuses entités n’ont pas réalisé leurs objectifs de contrôle en 2013 ».

Les salariés ont été nombreux à dénoncer le délabrement du réseau en PACA, l’un des plus importants de France. Certains cadres de l’Infrapôle se sont également joints au mouvement, par crainte d’un accident qui pourrait ensuite leur être reproché. « Nous avons signé pour faire passer la politique de l’entreprise, concède, anonymement, l’un d’entre eux. Mais là, nous sommes aussi conscients qu’on ne travaille pas dans des conditions normales. La responsabilité qui pèse sur nous, dans ces conditions, va bien au-delà du supportable. » Un certain nombre de cadres ont d’ailleurs participé à une journée de grève, le 20 janvier dernier.

Les cheminots en grève à Marseille.Les cheminots en grève à Marseille.

Le projet de réorganisation de l’Infrapôle a achevé de cristalliser les mécontentements. Prenant appui sur les difficultés constatées, un projet de refonte a été présenté au comité d’entreprise en août 2014. Il consiste notamment à réduire les unités de production, les entités locales, leur nombre passant de 12 à 7. De l’autre côté, la direction souhaite développer « un[e] ou plusieurs » URT (unités régionales de travaux) supplémentaires, sans plus de précisions. La crainte des cheminots ? Perdre en effectifs et en proximité. « S’il y a un problème à Toulon ou Saint-Raphaël, ça peut prendre 3 heures pour se rendre sur les lieux, alors qu’avant, on pouvait intervenir beaucoup plus rapidement », estime Nicolas Delclos, responsable CGT-Cheminots en PACA.

Cette réforme devrait normalement se faire, selon la direction, à effectifs constants et l’éloignement concernera surtout les fonctions de management. Mais « dans les quatre prochaines années, si les transferts à l’URT, le nombre d’embauches et les départs à la retraite amènent certaines “équipes voie” à atteindre un seuil critique […], les conditions de maintien de ces équipes ou de ces roulements d’astreinte seront revues au fil de l’eau ». Un flou dénoncé dans un rapport d’expertise réalisé à la demande du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de l’unité mixte de Gap, qui estime qu’il signifie, à terme, une « réduction d’effectifs et du nombre des brigades »

La crainte des cheminots est alimentée par un autre document, émis le mois dernier par le comité central de l’entreprise. Il y est question d’un « repli significatif » des troupes, avec une réduction, nationalement, de 11 000 à 13 000 postes sur les cinq prochaines années. Suite à la réunification de la SNCF et de Réseau ferré de France (RFF) au 1er janvier, le groupe compte aujourd’hui 150 500 salariés. Mais traîne comme un boulet une dette de 45 milliards d'euros… Il faut donc faire des économies. Officiellement, ces réductions de postes ne concerneront pas l’infrastructure, avec même une augmentation constante des effectifs dans ce domaine : 1 000 personnes supplémentaires par an, de 2011 à 2014, pour toute la France et 500 personnes en plus prévues pour 2015, hors départ à la retraite.

Des chiffres qui tranchent avec les constatations de l’audit interne en PACA, qui souligne à de nombreuses reprises le manque de personnel comme un facteur de risque « La veille technique comporte des manques importants, pour une partie liés à des manques de personnel de niveau 2 », est-il mentionné page 60. Plus loin, les rédacteurs de l’audit s’inquiètent que plusieurs postes opérationnels ne soient pas couverts. Ces défauts dans l’organisation et le pilotage du management de la sécurité « ne permettent pas d’en assurer la maîtrise et peuvent générer des dérives et des risques pour le personnel et les circulations ». S'appuyant sur cet état de fait, un deuxième rapport d’expertise indépendant, commandé par le CHSCT de la SNCF Miramas, enfonce le clou : « On ne peut que conclure à une situation  fortement dégradée, engendrant des risques importants et qui devrait se traduire par des programmes d’actions correctives importants, rapides, visibles. Dans ce contexte, la réorganisation apparaît à beaucoup de salariés comme inappropriée. (…) Au contraire, les changements induits par cette réorganisation sont plutôt de nature à réduire, au moins dans un premier temps, la capacité des équipes à intervenir pour améliorer les situations décrites ci-dessus. » 

 « On tente de concilier deux logiques irréconciliables, affirme Frédéric Michel, membre de Sud-Cheminots en PACA. Être rentable et faire circuler des trains en toute sécurité, selon nos missions de service public. Je crois que la direction penche de plus en plus vers un risque calculé et maîtrisé. » Ou pour une réduction pure et simple du trafic : ainsi, en 2014 en PACA, près de 4 000 trains ont été supprimés pour des problèmes de maintenance sur les wagons, et 1 263 trains supprimés pour des causes liées à l'infrastructure, des chiffres qui augmentent significativement depuis 2012. La faute aux travaux de rénovations, martèle la direction régionale, qui a forcément eu un impact sur la circulation des trains. Elle minimise également la résistance à la nouvelle organisation. « Les différents rapports émis par les CHSCT insistent sur l’impact pour le personnel, qui peut effectivement avoir plus de déplacement à faire, ou être déstabilisé. Il y aura un besoin d’accompagnement pendant cette période d’adaptation. »

« De notre point de vue, la réorganisation est fortement susceptible de mettre en danger physique, mais également psychologique, une partie des agents », souligne pourtant un autre rapport d’expertise, commandé cette fois-ci par le CHSCT d’Avignon et rendu en février. « On a peur de l’accident ferroviaire, peur pour les gars qui vont travailler sur le réseau, peur pour la santé mentale de l’encadrement, énumère un cadre en PACA. Et au final, on a peur aussi pour les voyageurs. »

BOITE NOIRECet article s'appuie sur le document Asno, rapport de l'audit 2014 sur l'établissement Infrapôle Provence-Alpes-Côte d'Azur, un document interne auquel nous avons eu accès, ainsi que sur un rapport concernant l'évolution des unités et des secteurs, présenté au cours d'un comité d'établissement régional. Il y est aussi question d'un audit sur la sécurité du personnel, réalisé en octobre 2014. Nous avons interrogé divers syndicats et salariés, la direction de l'Infrapôle et nous sommes appuyés sur 4 rapports d'expertise réalisés par des cabinets extérieurs mandatés par différents CHSCT des zones de Nice, Gap, Avignon et Miramas.

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À l’occasion de nouvelles auditions conduites tout au long du mois de mars, dont celles de Bernard Tapie, de son avocat Me Maurice Lantourne, d’un autre avocat parisien, Me Gilles August, et de Stéphane Richard, l'actuel patron d'Orange, les magistrats en charge de l’affaire Adidas ont fait de nouvelles trouvailles – que Mediapart est en mesure de révéler. Beaucoup d’entre elles constituent de nouveaux indices du caractère frauduleux du célèbre arbitrage dont avait profité Bernard Tapie. D’autres viennent confirmer que les préparatifs secrets de l’arbitrage ont commencé bien avant l’élection présidentielle. À l’occasion de ces auditions, Me Gilles August, avocat parisien réputé (il a en particulier défendu Jérôme Cahuzac), a été placé sous le statut de témoin assisté.

Me Gilles August a pendant un temps été l’avocat du Consortium de réalisation (CDR), la structure publique de défaisance qui a accepté de recourir à l'arbitrage pour solder le conflit commercial qui l’opposait à Bernard Tapie au sujet de la vente du groupe de sports Adidas, en 1993. Son audition a eu lieu le 4 mars et a été conduite par les juges d’instruction en charge de l’affaire. Ce n’est pas la première fois que les magistrats entendent l'avocat parisien. Déjà, comme l’avait révélé Mediapart (lire Affaire Tapie : Gilles August deux jours en garde à vue), il avait été placé deux jours en garde à vue en mai 2014, et il avait été confronté à l’époque à l’autre avocat du CDR, Me Jean-Pierre Martel (lire Affaire Tapie : Guéant convoqué, les avocats de l’État confrontés). Mais, à l’époque, Me August avait été entendu comme simple témoin dans l’affaire. 

À l’occasion de cette nouvelle audition, les magistrats ont de nouveau très longuement interrogé l’avocat sur deux points particulièrement intrigants de l’histoire. Le premier point est que le CDR disposait au début de 2007 d’un avocat qui travaillait de très longue date pour lui, en la personne de Me Jean-Pierre Martel, lequel était opposé à la solution de l’arbitrage. Or, en février 2007, le patron du CDR, Jean-François Rocchi, a fait appel à un second avocat, Me August, en lui assignant une mission secrète et radicalement opposée : commencer à travailler sur la piste d’un possible arbitrage.

C’est sur cet apparent double jeu du CDR que Me August a été interrogé par les magistrats. Et le double jeu les intrigue d’autant plus que, plusieurs mois avant l’élection présidentielle de 2007, le cabinet de Me Gilles August a commencé à travailler sur des ébauches de compromis d’arbitrage – alors qu’officiellement l’arbitrage n’a été lancé qu’à l’automne suivant.

Le second point qui intrigue les magistrats est la nature des relations entre Bernard Tapie et Me Gilles August. Comme le second était l’avocat de l’adversaire du premier, on aurait pu penser que rien ne justifiait qu’ils se rencontrent en personne. Or, le 27 février 2008, une rencontre entre les deux hommes a pourtant eu lieu. Lors de sa garde à vue, le patron du CDR, Jean-François Rocchi, l’un des six mis en examen « pour escroquerie en bande organisée », avait déclaré qu’il avait été tenu dans l’ignorance par Me August de son rendez-vous avec Bernard Tapie. Interrogé sur ce point, Me August a dû admettre que le rendez-vous avait bel et bien eu lieu : « Je rentrais de voyage, je n’ai appris que M. Tapie voulait me voir qu’au moment où je débarquais de mon avion, je n’allais pas le mettre dehors non plus », a-t-il déclaré aux juges d’instruction.

À l’occasion d’une nouvelle audition fleuve qui a commencé quelques jours plus tard, à partir du 10 mars, Bernard Tapie a, lui aussi, été longuement interrogé sur ces relations avec Me Gilles August. Et pour expliquer l’une de ses rencontres avec Me Gilles August, il a resservi une version déjà donnée lors de sa propre garde à vue : Me August « avait envie de rencontrer une actrice avec laquelle je jouais au théâtre. J’ai accepté, j’avais justement un déjeuner avec ma partenaire et j’ai appelé à son secrétariat pour lui dire que j’étais au Le Divellec et que s’il venait prendre un café, il ferait la connaissance de cette actrice… ».

À la faveur de cette audition, les juges d’instruction ont aussi longuement interrogé Bernard Tapie sur ses relations avec Nicolas Sarkozy et tous ses proches, dont Brice Hortefeux ou encore Claude Guéant.

Pour la première fois, Bernard Tapie a ainsi été prié de s’expliquer sur les étonnantes mondanités auxquelles il a participé à Agadir, au Maroc, à Noël 2006, mondanités qui ont lancé les véritables préparatifs secrets de l’arbitrage, puisque des témoins assurent qu’ils ont entendu Bernard Tapie et ses voisins de table évoquer la probable victoire de Nicolas Sarkozy à l’élection présidentielle, se réjouissant que cela ouvrirait la voie à l’arbitrage tant espéré. Voici la version qu’a donnée en particulier Bernard Tapie de la soirée de réveillon du 31 décembre 2006 : « Il y avait mon épouse et mes enfants, M. Hortefeux, son épouse et ses enfants et M. Guelfi et sa femme ». Pour mémoire, André Guelfi, dit « Dédé-la-sardine », fut l’un des condamnés vedettes du procès Elf, dont Bernard Tapie avait fait la connaissance à la prison de la Santé.

Et Bernard Tapie a poursuivi son récit, en prétendant que ces rencontres étaient fortuites : « J’ai passé mes vacances à Agadir, et par hasard à Agadir j’ai rencontré les personnes que vous me citez. Pour la fin des vacances, puisque j’étais invité par Guelfi, l’avion a ramené M. et Mme Hortefeux et ses enfants. » Et concluant son récit, Bernard Tapie a dit qu’il ne savait plus s’il avait à cette occasion parlé ou non à ses convives de son affaire Adidas-Crédit lyonnais : « Sauf erreur, Copé était au Budget et Hortefeux à l’Intérieur. Aucun des deux n’avait prise directe sur le dossier. Je ne sais pas du tout si je leur en ai parlé mais cela n’avait pas d’intérêt de leur en parler et en tout cas pas spécialement à Agadir. »

Au cours de cette même audition, Bernard Tapie a enfin été très longuement interrogé sur ses rendez-vous avec Nicolas Sarkozy, notamment ceux qui ont eu lieu dans le courant du premier semestre de 2007, pendant la campagne présidentielle, soit quelques mois avant le lancement de l’arbitrage. Mais l’ex-homme d’affaires n’a apporté à ce sujet aucune explication nouvelle. Seul détail inattendu : au cours de leur interrogatoire, les magistrats ont indiqué à Bernard Tapie que d’une pièce retrouvée dans les archives de la présidence de la République, en date du 6 mars 2007, il ressortait ce rendez-vous : « De 9H à 10H30 - Alex Djouri – Ber. Tapie – Nic-Beytout ». Pour mémoire, Alexandre Djouhri est un intermédiaire lié au clan Sarkozy, qui apparaît dans de nombreuses affaires du précédent quinquennat, et Nicolas Beytout a dirigé les rédactions des Échos puis du Figaro, avant de lancer le journal L’Opinion. Réponse de Bernard Tapie : « C’est qui Djouhri ? Nicolas Beytout et moi, c’est la carpe et le lapin. Et l’autre, je ne sais pas de qui il s’agit. »

Pour sa part, l’avocat de Bernard Tapie, Me Maurice Lantourne a, de nouveau, été entendu le 6 mars. De son interrogatoire, il ressort que la police judiciaire a mis au jour de nouveaux et très nombreux indices attestant du caractère frauduleux de l’arbitrage, provenant en particulier des perquisitions qui ont eu lieu dans l’ancien cabinet d’avocats de Me Lantourne, le cabinet Fried-Frank – perquisitions que Mediapart avait révélées (lire Spectaculaire progrès de l’enquête sur le scandale Tapie).

L’audition a ainsi fait apparaître que les magistrats ont mis la main sur une note étrange, écrite par un collaborateur de Me Lantourne le 31 août 2006, soit quelques semaines avant que la Cour de cassation soit saisie de l’affaire. La note suggère qu’un plan était déjà arrêté pour laisser la Cour de cassation rendre son arrêt mais chercher aussitôt après à la contourner pour aller vers un arbitrage. « Bien entendu, lit-on dans cette note, il est indispensable d’attendre que la Cour de cassation rende sa décision pour annoncer la mise en place de cette procédure et informer toutes les parties. Néanmoins, il ne faut pas attendre pour que Monsieur Bernard Tapie et les ministères commencent à mettre en place, confidentiellement, la procédure d’arbitrage afin que la procédure puisse aboutir à la fin de l’année. »

Une autre péripétie troublante révélée par cette audition met en scène un juriste réputé. Lors d’un précédent interrogatoire, Me Lantourne avait déjà été questionné par la police judiciaire qui souhaitait connaître l’identité, « alors inconnue, du "professeur" évoqué dans un courrier de Bernard Tapie à Stéphane Richard [à l’époque directeur de cabinet de la ministre des finances, et aujourd’hui PDG d’Orange] du 9 juillet 2008 », lequel professeur « avait été capable les 8 et 9 juillet de rédiger deux notes sur une sentence rendue le 7 juillet ». « Je te prie de trouver ci-joint, comme promis, la consultation d'un des professeurs les plus réputés en matière d'arbitrage et ce afin de couper court à toute éventuelle polémique sur la qualité de la sentence. La première consultation du 8 juillet examine la pertinence des moyens soulevés par le CDR à peine de nullité, la seconde du 9 juillet examine la sentence et complète la consultation du 8 juillet », disait Bernard Tapie dans son courrier.

Or, l’identité de ce professeur de droit est maintenant connue : il s’agit d’Ibrahim Fadlallah, juriste réputé, professeur émérite à l’Université Paris-Ouest Nanterre, qui a été entendu par la police judiciaire et visé par une perquisition. Cette perquisition a révélé que le même professeur n’avait pas écrit que ces deux notes. Il en a écrit aussi une autre, encore plus stupéfiante, car elle est en date du 3 juillet 2008, soit quatre jours avant la sentence. Dans cette note, le professeur de droit s’applique à répondre par avance à la critique dont pourrait ultérieurement faire l’objet la sentence, à savoir qu’elle pourrait avoir été prise en violation de l’autorité de la chose jugée. Il semble, pourtant, qu'Ibrahim Fadlallah n’ait pas été remercié de ses services puisqu’il a éprouvé les plus grandes difficultés à se faire payer de ses honoraires (près de 150 000 euros) et qu’il a dû menacer Bernard Tapie d’une assignation en justice à la fin de 2010 pour y parvenir.

Une dernière audition, qui a eu lieu un peu plus tôt, le 14 janvier, retient enfin l’attention, c’est celle de Stéphane Richard, l’ancien bras droit de Christine Lagarde. Non pas que des faits nouveaux aient été mis au jour ; plutôt à cause de la proximité – ou plutôt de la familiarité – qu’elle fait apparaître entre le patron d’Orange et Bernard Tapie. Lors de son audition, Stéphane Richard a en effet été longuement interrogé sur une conversation téléphonique qu’il a eue avec Bernard Tapie. Au début, les deux hommes commencent par se chamailler, car Bernard Tapie a le sentiment que Stéphane Richard n’a pas été très solidaire de lui dans des déclarations publiques. Puis finalement, la conversation prend un ton plus apaisé, et Stéphane Richard se justifie :

« La chose qu’il fallait absolument éviter, c’était de laisser entendre qu’il y avait une forme de complicité, d’amitié, voire de collusion entre nous.

— Bien sûr », acquiesce Bernard Tapie.

La conversation se termine alors sans anicroche.

« Allez, bon week-end. Je t’embrasse, dit Bernard Tapie.

— Salut, moi aussi, je t’embrasse », conclut Stéphane Richard.

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Danièle Linhart : « Taylorisme et management moderne, même combat »

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À première vue, il n’y a pas de point commun entre la logique du management moderne et celle qui a prévalu dans le taylorisme. La première mise tout sur la subjectivité, la personnalité des salariés et tend à « psychologiser » les rapports de travail. La seconde, inspirée par Taylor, le père de l’organisation scientifique du travail, a aliéné des générations d’ouvriers, les condamnant à être des robots strictement astreints aux tâches et consignes, niant leur être, leur état d’esprit, leurs états d’âme, leurs savoirs. Et pourtant, malgré les contrastes apparents, c’est la même orientation qui prime pour mieux dominer et accroître les rentabilités : celle d’une déshumanisation systématique des travailleurs d’hier et d’aujourd’hui.

Dans un ouvrage paru aux éditions Érès, La Comédie humaine du travail, la sociologue du travail Danièle Linhart, directrice de recherche émérite au CNRS, membre du laboratoire Cresppa de l’université Paris Ouest-Nanterre-La Défense, en fait une brillante démonstration. On constate au fil des pages combien le taylorisme est bien vivace dans les entreprises modernes. Derrière la mascarade de la subjectivité, ces dernières continuent de déposséder de leur métier, leurs expériences, leur professionnalité les salariés confrontés à de plus en plus de situations de mal-être et de « risques psychosociaux ».

Danièle Linhart invite même à se méfier des employeurs qui, dans « une stratégie du bonheur », se proposent de prendre en charge la vie quotidienne intime des salariés pour les délester des tâches de conciergerie ou autre, afin qu’ils puissent s’adonner au travail dans les conditions les plus optimales. Car à la dépossession du métier, au travail qui perd son sens, épuise, s’ajoute la mainmise sur la vie privée de l'employé qui, constamment mis à l'épreuve par ses dirigeants, doute de sa propre valeur et de sa légitimité. Entretien vidéo avec l’auteure.


La Comédie humaine du travail – De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale, de Danièle Linhart, Éditions Érès, 160 pages, 19 euros.


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L'affaire Dassault gagne un pré à vaches dans le désert malien

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Entre soupçons de corruption électorale, tentatives de racket et règlements de comptes sanglants, il y a bien longtemps que l’affaire Dassault a basculé dans le sordide. Mais l’audition du directeur de la jeunesse et des sports de Corbeil-Essonnes, à laquelle Mediapart a eu accès, a offert une parenthèse exotique aux policiers. Machiré Gassama a en effet justifié le jackpot qu’il a touché au Liban par la vente de deux hectares de terrain désertique au Mali. L’explication n’a pas convaincu le juge Serge Tournaire : comme nous l’avions révélé, il a mis en examen ce pilier du clan Dassault le 19 mars.

Machiré Gassama, directeur de la jeunesse et des sports à la mairie de Corbeil-Essonnes.Machiré Gassama, directeur de la jeunesse et des sports à la mairie de Corbeil-Essonnes. © D.R.

Lorsqu’il arrive le 18 mars dans les locaux de l’office central anticorruption (OCLCIFF) à Nanterre, pour 48 heures de garde à vue, Machiré Gassama est dans une position délicate. Ce très proche du maire de Corbeil, Jean-Pierre Bechter, est soupçonné d’avoir participé au système présumé d’achats de voix, aux côtés de son ami d'enfance Younès Bounouara. Agent numéro 1 de Dassault dans les cités de Corbeil, Bounouara est actuellement en détention provisoire, suite à sa mise en examen pour une « tentative d’assassinat » par balles sur un opposant à Dassault. Il est également mis en examen pour « complicité d’achats de votes ».

Plusieurs témoins ont raconté que Bounouara et Gassama, tous deux originaires de la cité des Tarterêts, auraient dû redistribuer l’argent versé par Serge Dassault au titre des élections municipales de 2010, mais qu’ils auraient préféré se partager le pactole entre eux. Ils démentent formellement. Reste que Younès Bounouara a touché 2 millions d’euros de l’avionneur au Liban à l’été 2011. Lors d’un de ses voyages à Beyrouth pour retirer une partie de l'argent en liquide, Bounouara était justement accompagné de Machiré Gassama. Et l'enquête judiciaire a démontré que Younès a redistribué 400 000 euros à son ami sur un compte libanais, via deux virements de 200 000 euros effectués par des membres de sa famille qui lui servaient de prête-nom.

Dès le début de sa garde à vue, Machiré Gassama a tenu à s'expliquer spontanément sur cette remise de fonds. Alors qu’il discutait avec Bounouara lors d'un de leurs voyages à Beyrouth, il aurait proposé à son ami une affaire en or : un terrain de deux hectares près de Kayes, dans l'ouest du Mali (son pays d’origine), avec quelque 400 vaches et chevaux, plus un utilitaire Mercedes et une « petite construction » abritant le gardien du troupeau, rémunéré 200 euros par mois. Le terrain étant « désertique » et dépourvu d’herbe, cet homme, dont Gassama a oublié le nom, emmène les vaches brouter dans les pâtures alentour, parfois même jusqu'au Sénégal voisin.

« J'ai acheté ce terrain en 2004 et depuis cette date j'ai acheté des animaux au fur et à mesure pour de la reproduction, a précisé Gassama. II s'agissait de vaches. Je ne me souviens pas du nombre exact (…). J'en achetais souvent, et c'était pareil pour les chevaux, j'en avais acheté quelques-uns et ils se sont reproduits. J'ai dû acheter ce terrain environ 10 000 ou 15 000 euros. Les animaux entre 200 et 1 500 euros. »

Séduit, Bounouara aurait acquis l’ensemble pour « 200 000 euros ». Puisque l'affaire s'est conclue à Beyrouth et que Bounouara venait d'y toucher 2 millions, Gassama aurait tout naturellement ouvert lui aussi un compte à la Société générale de banque du Liban (SGBL) pour y recevoir l'argent. Il assure ignorer que les fonds de son ami venaient de l'avionneur Serge Dassault, par ailleurs sénateur UMP et ancien maire de Corbeil.

Curieusement, les policiers ont du mal à croire à cette explication. Il y a d’abord le fait que Younès lui a versé non pas 200 000, mais 400 000 euros. Interrogé sur ce point, le directeur de la jeunesse a eu des trous de mémoire sur le montant de la transaction. « C'est difficile à comprendre je sais, mais je ne m'en souviens pas du tout. Lorsque vous regardez le terrain et le bétail, on est à plus de 200 000 euros. […] Je dois vérifier. Ce que je lui ai vendu valait plus, et il est possible que Younès m'ait versé plus pour l'acquisition de cette exploitation au Mali. »

Les policiers s'interrogent aussi sur l'intérêt qu'aurait eu Bounouara à acheter un terrain situé dans une région certes beaucoup plus calme que le nord (fief des djihadistes) et contrôlée par l'armée malienne, mais où un Français a tout de même été enlevé en 2012 par Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). Gassama raconte d’ailleurs qu’il voulait utiliser sa propriété pour organiser des stages de réinsertion pour les jeunes, mais qu’il a dû y renoncer « pour des raisons d’instabilité politique sur place ».

S’ensuit un dialogue savoureux entre les policiers et le directeur de la jeunesse de Corbeil :
– Qui s'occupe de ce bétail dorénavant ?
 C'est Younès absolument
, répond Gassama.
 Depuis sa prison ?
 C'est une bonne question, c'est à lui qu'il faut la poser, je ne sais pas. […]
 Le fait de céder à un non-Malien du territoire et du bétail nous fait douter de la réalité de la transaction. Qu'avez-vous à déclarer ?
Ça ne tient pas parce qu'il y a beaucoup de Libanais au Mali, qui investissent [...]
 Nous comprenons bien, mais Younès est algérien…
 Oui mais il était déjà au Maroc. On est avant tout français. On va un peu partout.

Le problème, c'est que Younès Bounouara, déjà interrogé par les policiers, ne leur a jamais parlé d’investissement au Mali. Selon lui, le don de Serge Dassault, sans aucun rapport avec les élections, devait servir à construire une usine d'eau en bouteille en Algérie. Par contre, il a reconnu avoir reversé 400 000 euros à un ami (« dont je tairai le nom ») pour les « faire fructifier ». Cet ami gâté par Younès serait-il Machiré Gassama ? « Il faut lui poser la question, ça, je ne sais pas, a répondu l’intéressé. Tout ce que je sais c'est que je suis son ami et il est le mien. »

Les policiers sont également impressionnés par le prix de vente. D’autant que le directeur de la jeunesse de Corbeil peine à s’expliquer sur la rentabilité de son élevage malien. « Je ne sais pas, je ne gagnais pas d'argent avec ça, j'équilibrais. Je dépensais un peu mais pas beaucoup. Ce qui coûte cher, c'est lorsqu'il y a la sécheresse, c'est une activité qui coûte relativement cher. [Mais] une vache peut rapporter l'équivalent de 1 000 euros. Cette somme là-bas, c'est énorme. »

Tout de même, deux hectares de désert malien valent-ils vraiment 200 000 euros, lui demande à son tour le juge Tournaire. « Au Mali les propriétaires ne vendent pas, ce qui fait que le prix du terrain est en quelque sorte inestimable. Par ailleurs, il y a la valeur du bétail », a répondu Gassama. Il a promis au juge de lui fournir l’acte de vente, qui serait resté au Mali. Son avocate, Me Violaine Papi, nous a indiqué mardi que la transmission de ce document est « en cours ». 

undefinedQuant aux éventuels achats de votes, le bras droit de Jean-Pierre Bechter ne se sent « pas du tout concerné par cette affaire ». Dans une vidéo pirate, un proche de la mairie explique pourtant que « tout le monde s’est pris une carotte dans cette histoire » d'élections : « Dassault il a donné les 1,7 million (1), l’erreur qu’il a fait, il a tout donné à Younès, d’accord. Younès et Machiré, ils ont été se partager l’argent entre eux. » Un autre témoin, Khalid T., a indiqué aux policiers puis à Mediapart que Gassama et Bounouara devaient redistribuer une bonne partie de l’argent libanais aux agents électoraux de terrain, mais qu’ils auraient été « trop gourmands ». Khalid T. précise avoir reçu 10 000 euros de Gassama pour son « travail » lors du scrutin de 2010.

« C'est un gros mensonge », a répliqué Gassama. Il a reconnu qu'une association qu’il préside a reçu 30 000 euros de subvention de Serge Dassault, puis qu'il en a reversé 10 000 à l’association de Khalid, pour « aider des familles à partir en vacances ». « Il devait d'ailleurs nous fournir en retour les pièces justificatives des dépenses liées aux vacances, ce qu'il n'a jamais fait », précise Gassama. Malgré cette absence de justificatifs, il ne semble pourtant pas avoir réclamé le remboursement des 10 000 euros…

Le directeur de la jeunesse ajoute qu’il n’a même pas participé aux élections de 2010, et qu’il n’était « pas présent physiquement » dans la commune « au moment des campagnes ». Pourtant, ses amis Younès Bounouara et Jean-Pierre Bechter ont indiqué sur procès-verbal qu’il a donné des coups de main lors de ce scrutin, en toute légalité.

Le maire de Corbeil se souvient même que Gassama fréquentait alors le Clos des Pinsons, la résidence de Dassault, qui faisait office de QG de campagne. Gassama estime que Bechter a dû se tromper : « Je n'ai jamais vu M. Bechter aux Pinsons ni M. Dassault. D'ailleurs je ne me souviens pas avoir rencontré quiconque aux Pinsons. Younès rentrait, et moi je restais dehors. »

Un dernier point chagrine les enquêteurs : Gassama n’a pas déclaré au fisc les 400 000 euros qu’il a touchés au Liban, et qu’il a ensuite rapatriés en France. L'intéressé avoue mais plaide la bonne foi : « Je ne savais pas qu'il fallait le faire. Je pensais simplement que c'était tacite et que le fait de verser ces fonds sur un compte français faisait office de déclaration. […] J'ajoute que je n'ai rien dissimulé. J'ai ouvert le compte à mon nom. […] J'ai fait des virements de mon compte libanais à mon compte français. Il n'y avait aucune volonté de cacher quoi que ce soit. »

Le juge Tournaire n'a manifestement pas été convaincu par ses explications, que ce soit au sujet des vaches, du Liban, des élections ou du fisc. À l’issue de son interrogatoire, il a mis en examen Machiré Gassama pour « complicité d’achats de votes » et « recel » de ce délit ; « complicité de financement illicite de campagne électorale », « recel » et « blanchiment » de ce délit ; et enfin pour « blanchiment de fraude fiscale ».

(1) En fait, 2 millions d'euros. À l'époque où cette vidéo a été tournée, on ignorait encore le montant exact versé par Dassault à Bounouara au Liban.

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Crédit impôt recherche : les milliards détournés

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À quoi servent les milliards d’euros du crédit impôt recherche (CIR) versés chaque année aux entreprises ? Lorsque le monde de la recherche s’est mobilisé à l’automne pour dénoncer la paupérisation et la précarité croissantes dans leurs laboratoires, il avait pointé du doigt cette colossale niche fiscale en s'interrogeant sur l'efficacité du dispositif destiné officiellement à soutenir la recherche dans le secteur privé. Créé en 1983, ce cadeau fiscal n’a depuis cessé de grossir, la dernière réforme de 2008 l’ayant fait exploser et passer de quelques centaines de millions d’euros à près de 6 milliards d’euros cette année. Deux fois le budget du CNRS.

Alors que la France se singularise par le faible investissement en recherche et développement de ses entreprises, le CIR est censé faciliter l’embauche de chercheurs dans les entreprises et favoriser l’investissement de R&D (recherche et développement). Selon un rapport de l'Inspection générale des finances, publié en 2010, le bénéfice attendu en termes de création d’emploi serait de 18 000 et 25 000 emplois nouveaux dans la R&D d'ici à 2020, « selon qu'un euro de CIR donne lieu à un ou deux euros de dépenses privées », expliquait cette même Inspection des finances.

Qu’en est-il réellement ? Une enquête menée au cours des derniers mois par trois chercheurs du collectif Sciences en marche (à lire ici en intégralité), et transmise ce mardi à la commission d’enquête du Sénat sur « la réalité du détournement du CIR de son objet et ses incidences sur la situation de l’emploi scientifique », montre pourtant qu’il n’existe aucune corrélation entre l’emploi en Recherche et développement dans les entreprises et le CIR. Pire, près de 6 milliards d’euros auraient en réalité été détournés de leur objectif dans les entreprises de plus de 500 salariés entre 2007 et 2012.

En 2013, un rapport très sévère de la Cour des comptes avait déjà alerté les pouvoirs publics sur les importants risques de détournement liés à cette niche fiscale et surtout sur le manque d’évaluation précise du dispositif. S'appuyant sur les optimistes hypothèses de Bercy, ou sur des études macroéconomiques postulant une efficacité a priori du CIR, le gouvernement n’a jamais voulu remettre en question ce cadeau fiscal de plusieurs milliards.

Les faits, à condition qu’on prenne la peine de les considérer de près, sont pourtant têtus. En croisant les nombreuses données publiées par le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, ou les indicateurs scientifiques de l’OCDEFrançois Métivier, Patrick Lemaire et Elen Riot montrent que sur une échelle de dix ans, l’explosion du CIR n’a eu aucun impact significatif sur l’emploi de R&D dans les entreprises. Voir le graphique ci-dessous.

Autre constat, à l’échelle cette fois de cinq ans entre 2007 et 2012, on s’aperçoit que les entreprises de plus de 500 salariés ont bénéficié de 63 % du CIR mais n’ont créé que 18 % des emplois nouveaux de R&D, soit 30 000 sur la période. Les PME créent donc 80 % des nouveaux emplois en ne touchant que 37 % du CIR. Ce qui amène les chercheurs de Sciences en marche à conclure qu’un emploi créé dans une grande entreprise par le biais du CIR coûte huit fois plus que dans une PME, soit « 450 000 euros par an et par emploi » !

Leur enquête met en évidence des cycles de l’emploi qui n’ont visiblement aucun lien avec le CIR. Dans les PME, un cycle positif est en effet entamé dans les emplois de R&D avant même la réforme du CIR et aucune rupture significative n’est observable avec la réforme du CIR. Pour les grandes entreprises, le cycle est négatif et le demeure, avec ou sans crédit d’impôt.  

Tendance des créations d'emplois de R&D en fonction de la taille des entreprises :

 (L'évolution de l'emploi de R&D en Allemagne, qui n'a pas de CIR, est assez comparable à l'évolution de ces emplois en France.)

Si 14 branches créent de l’emploi de R&D, 15 n’en créent pas de façon significative (< 1 %) et trois voient même diminuer cette part de leur masse salariale. L’industrie pharmaceutique, l’une des plus grosses bénéficiaires du CIR, voit ainsi diminuer de 700 personnes par an son personnel de R&D. Autre élément troublant, deux branches portent à elles seules 80 % des créations d’emplois nouveaux, la branche « activité informatique et services à l’information » et celle des « activités spécialisées, scientifiques et techniques ». Or, à regarder la liste des activités éligibles (ci-dessous), des « activités des agences de presse » en passant par « les conseils en relation publique et communication », les « études de marché et sondage » ou les « activités spécialisées de design », difficile de discerner un réel bénéfice pour la recherche et l’innovation.

 

Alors que la France compte le plus fort taux de chômage des docteurs (dû pour l’essentiel au dualisme grandes écoles/université, spécificité française qui voit les entreprises préférer embaucher des ingénieurs sortis d’une école que des docteurs issus de l’université), « moins de 10 % des entreprises bénéficiaires du CIR ont recours au dispositif en faveur de l’emploi des docteurs malgré sa générosité », note cette étude, révélant un autre objectif manqué du dispositif. 

Le CIR a-t-il au moins permis une hausse de l’investissement en R&D dans les entreprises qui le touchent ? Trois cas de figure sont possibles. Les chercheurs parlent d’“additivité” si pour 1 euro de CIR, l’entreprise augmente sa dépense intérieure de recherche et développement (DIRDE) de 1 euro, d’“entraînement” si pour 1 euro l’entreprise dépense plus d’1 euro en R&D, et d'“éviction” si pour 1 euro, la DIRDE est inférieure à 1 euro. Sur ce point encore, la taille des entreprises est déterminante. Ce sont les entreprises qui perçoivent la plus faible part du CIR qui assurent la part la plus importante de la croissance globale de DIRDE. Dans les PME, le CIR produit manifestement un effet d’entraînement. Dans les entreprises de plus de 500 salariés, « il y a une éviction persistante. Une partie du CIR est détournée de son objet », soulignent, chiffres à l’appui (voir graphique ci-dessous), ces chercheurs. Si pour les PME, ces chercheurs relèvent un effet d’entraînement entre 2007 et 2012 de 2,8 milliards (c’est-à-dire qu’elles investissent cette somme en plus du montant du CIR), pour les entreprises de plus de 500 salariés, « on obtient un détournement de 6,2 milliards sur la même période soit plus de 40 % de la créance dont ces entreprises ont bénéficié ».

Dépense intérieure de recherche et développement dans les entreprises de plus de 500 salariés entre 2007 et 2012 :

 

 

Certains chiffres laissent également perplexes. Pourquoi du jour au lendemain, de 2006 à 2007, soit un an avant la réforme du crédit impôt recherche, les entreprises ont-elles déclaré embaucher tout à coup massivement des cadres de R&D – ces embauches seraient ainsi passées en un an de 6 % à 24 % selon l’Apec ? Peut-être parce qu’en 2008, les entreprises ont déclaré leurs dépenses de 2007. Selon les chercheurs qui ont mené l’étude, « l’antécédence d’une année et la brutalité de la hausse indiquent certainement une fraude, les entreprises ayant requalifié a posteriori leurs recrutements ». Il faut aussi noter que parallèlement, sur la même année, le recrutement de cadres de production industrielle diminuait presque de moitié, passant de 37 % à 20 %.

En regardant les chiffres fournis par le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, l’emploi de chercheurs (docteurs, ingénieurs, titulaires de master en recherche) représente 5 % en moyenne des cadres recrutés sur dix ans sans grande oscillation. Ce qui laisse peu de doute sur le fait que l’essentiel des personnels déclarés en R&D n’ont en réalité aucun rapport avec la recherche : « Le caractère aberrant de l’évolution des recrutements de cadres de R&D met au jour la probabilité de fraude massive au travers de la requalification d’emplois administratifs ou de production en emplois de R&D. »

 

Nul doute que la commission d’enquête du Sénat sur les détournements du CIR, qui doit rendre ses travaux fin juin, regardera avec attention ces chiffres inédits. D’autant que, rappelle la sénatrice Brigitte Gonthier-Maurin (PCF), rapporteur de la commission, le marché du conseil pour monter des dossiers de CIR a explosé, ceux-ci demandant en moyenne 20 % du montant du crédit d’impôt obtenu. Si l’emploi scientifique n’a pas bénéficié du CIR, le gouvernement pourra donc se consoler en se disant que l’argent public aura au moins permis à ces conseils de s’enrichir, et peut-être de créer des emplois sur un créneau bien éloigné de la recherche.

BOITE NOIREMediapart est associé à deux projets de recherche sous convention avec l'Agence nationale de la recherche, PERIPLUS et Epistémè. A ce titre, mais aussi dans le cadre d'autres projets de développement, le journal a bénéficié du crédit impôt recherche. 

Lors de notre contrôle fiscal, ces projets ont été validés par un expert indépendant mandaté par le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche. 

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Médicaments: la justice et le parlement se saisissent du scandale

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Un volet judiciaire et un volet politique. Deux semaines après sa parution, notre enquête sur les liens cachés entre des responsables des autorités sanitaires et des laboratoires pharmaceutiques connaît deux développements simultanés. Le parquet de Paris a déclenché une enquête préliminaire pour « prise illégale d’intérêts ». Parallèlement, un amendement au projet de loi santé examiné actuellement à l’Assemblée nationale a été déposé par des députés écologistes de façon à renforcer les obligations et le contrôle pesant sur les membres de ces commissions censément indépendantes.

Sur le plan judiciaire tout d’abord, le parquet de Paris a décidé de mener une enquête préliminaire « avec un double versant, financier d’une part ; de santé publique d’autre part ». Le 26 mars, l’ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament) avait transmis notre article au parquet de Paris au titre de l’article 40 du code pénal, selon lequel « toute autorité constituée qui, dans l'exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d'un crime ou d'un délit, est tenu d'en donner avis sans délai au procureur de la République ».

Depuis la parution de l’article, ni les principaux mis en cause ni les laboratoires pharmaceutiques cités n’ont apporté un quelconque démenti public aux faits que nous avons rapportés : pendant une vingtaine d’années, des présidents de la commission de la transparence, Bernard Avouac (entre 1989 et 1998) et Gilles Bouvenot (entre 2003 et 2014), ont en toute confidentialité, généralement à Marseille, rencontré des responsables de laboratoires pharmaceutiques, à qui ils délivraient contre gratification de précieux conseils sur la meilleure façon d’obtenir des autorisations et des remboursements devant les commissions.

Avec quelques amis, membres de cette même commission de la transparence, experts ou membres de la commission d’autorisation de mise sur le marché (AMM), ces très hauts responsables ont ainsi profité de leurs postes pour faire fructifier leurs petites affaires. Selon les témoignages concordants et nombreux que nous avons pu recueillir, ils étaient en effet rétribués sous différentes formes, notamment « des enveloppes d’argent liquide » – l'examen de certains dossiers étant visiblement rétribué jusqu'à 100 000 euros. 

Rappelons que la commission de la transparence est une autorité pivot en France : ses préconisations conditionnent le remboursement des médicaments et les prix auxquels ils seront vendus. Pour les laboratoires, ses avis n’ont pas de prix.

Toute la difficulté pour l’OCLCIFF (Office central anticorruption), à qui l’enquête a été confiée, sera cependant de faire parler les taiseux protagonistes de cette affaire qui impacte potentiellement la santé des Français et le déficit de la Sécurité sociale.

© Reuters

Avant même que ces investigations ne soient menées, des parlementaires ont de leur côté la volonté de renforcer l’arsenal législatif pour empêcher ou dissuader ce type de comportements à l’avenir. 

Profitant de l’examen du projet de loi santé de Marisol Touraine à l’Assemblée nationale, 18 députés du groupe Europe Écologie-Les Verts ont ainsi déposé un amendement qui précise, dans son exposé : « L’affaire récente révélée par le site Mediapart montre la nécessité de faire évoluer la réglementation concernant les conflits d’intérêts dans ce secteur. » L’amendement « vise à instaurer une obligation de transparence concernant les conflits d’intérêts et de déport pour différents organismes et agences œuvrant dans le secteur de la santé et du médicament ».

Concrètement, suggère l’amendement, les membres des commissions de la Haute autorité de santé, les membres du Comité économique des produits de santé, et ceux de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé auraient à déclarer leur patrimoine et leurs liens d’intérêt à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). La HATVP, créée après l’affaire Cahuzac, renforce les exigences de transparence qui incombent aux responsables publics, et se donne pour mission de prévenir les conflits d’intérêts.

D’ores et déjà, les membres du collège de la Haute autorité de santé (instance de direction) étaient contrôlés par la HATVP. Et par ailleurs, les « simples » membres de ces commissions sont déjà censés déclarer l’ensemble de leurs liens d’intérêt au sein des instances dans lesquelles ils siègent.

Mais l’idée est d’élargir le périmètre des personnes contrôlées, car une autorité extérieure sera plus efficace et aura toutes les compétences pour exercer le contrôle souhaité. « Ce n’est pas la même chose de devoir se soumettre à des règles de déontologie interne et d’être soumis à des contrôles qui peuvent se faire par recoupement avec les déclarations fiscales et déboucher sur des sanctions pénales, explique Jean-Louis Roumegas, instigateur de l’amendement. La Haute autorité pour la transparence a fait la preuve de son efficacité. Cela aidera à mettre fin à un sentiment d’impunité qui peut exister, mais cela devrait permettre aussi de mettre un terme à certaines bizarreries qui existent, notamment dans la fixation des prix. »

Car les députés verts, de façon plus générale, veulent « désintoxiquer la santé des lobbys », comme le dit Jean-Louis Roumegas. Parmi leurs autres propositions, sont pointés « les prix considérables » de certains médicaments au regard du coût réel de la recherche et de la fabrication. Ils demandent à ce que ce prix soit fixé « de manière transparente de façon à garantir un accès universel aux soins et aux services de santé ».

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