La « charge de cavalerie » dénoncée par certains députés socialistes n’a pas tardé. Dès mardi 22 avril, Louis Schweitzer, ancien PDG de Renault, qui doit être nommé commissaire général à l’investissement lors du conseil des ministres de mercredi en remplacement de Louis Gallois, montait au créneau pour défendre le crédit impôt recherche. « Il n’est pas choquant que le parlement débatte des modalités d’un plan global imposé par Bruxelles. Mais quand ils remettent en cause le crédit impôt recherche, je dis halte là. (…) Si elle est remise en cause, elle perd toute son efficacité, même une remise en cause à la marge », déclarait-il sur RTL.
Par sa voix, c’est l’ensemble du monde patronal qui s’exprime. Du Medef à l’Association française des entreprises privées (Afep) en passant par les différents clubs de réflexion et lobbies, tous se retrouvent pour dénoncer le système fiscal, social, administratif français…, sauf le crédit impôt recherche. Une mesure absolument essentielle à laquelle il ne faut surtout toucher. La seule, à les entendre, qui incite encore les entreprises à rester en France et ne pas délocaliser.
Avant même d’avoir été ouvert, le débat sur ce dispositif fiscal semble donc être clos. Pourtant, les questions et les interrogations ne manquent pas sur le sujet. Régulièrement, l’Assemblée nationale et le Sénat se penchent sur cette mesure devenue la plus grosse niche fiscale française au bénéfice des entreprises. Dès juillet 2009, le député UMP Gilles Carrez, alors rapporteur à la commission des finances de l’Assemblée nationale, dénonçait l’étonnant « avantage fiscal » accordé aux grands groupes et notamment aux banques, sans une évaluation précise de son efficacité.
Depuis, les rapports se sont succédé : celui du conseil des prélèvements obligatoires en octobre 2009, celui du Sénat en mai 2010, celui de l’Assemblée nationale en juillet 2010, celui de l’inspection générale des finances en septembre 2010, celui du comité d’évaluation des dépenses fiscales et des niches sociales en juin 2011, un premier de la Cour des comptes en octobre 2011, un nouveau rapport du Sénat en juillet 2012, un avis du conseil supérieur et de la technologie en septembre 2012, et un second rapport de la Cour des comptes en septembre 2013. Tant de littérature administrative en si peu de temps traduit un malaise généralisé et relevé par tous : le système du crédit impôt recherche coûte cher, de plus en plus cher – entre 5 et 6 milliards d’euros en 2014 – sans que personne soit en mesure d’en apprécier les réels bénéfices pour la communauté.
Lors de la discussion de la loi de finances, à l’automne 2013, une trentaine de députés socialistes appartenant à l’aile gauche et à la gauche populaire, mais où se trouvaient aussi Valérie Rabault (aujourd’hui rapporteur du budget à l’Assemblée nationale) et Karine Berger, présentées alors comme très proches de Pierre Moscovici, avaient présenté une série d’amendements afin d’associer les entreprises aux efforts de la Nation. Ils proposaient dans le lot de revoir les conditions d’attribution du crédit impôt recherche pour en réserver le bénéfice aux plus petites entreprises.
La proposition avait été balayée. Mais elle refait surface. Dans le lot de propositions pour économiser 50 milliards d’euros mais par d’autres moyens que ceux avancés par le gouvernement, des députés – les mêmes qu’à l’automne – ont repris l’idée de plafonner le crédit impôt recherche.
Si les députés reviennent à la charge sur ce dispositif, c’est qu’il représente désormais une dépense grandissante et hors contrôle de l’État.
À peine élu à la présidence, Nicolas Sarkozy a en effet décidé de réformer en profondeur les mécanismes de soutien à la recherche pour les entreprises. Au lieu de bénéficier d’un crédit d’impôt sur les nouvelles dépenses engagées, celles-ci allaient voir ouvrir un droit à crédit d’impôt sur la totalité de leurs dépenses de recherche, y compris de fonctionnement et de personnel. De plus, alors que les mécanismes précédents prévoyaient un crédit d’impôt de 10 % plafonné à 16 millions d’euros de dépenses nouvelles, le nouveau mécanisme propose un crédit d’impôt de 30 % sur toutes les dépenses dans la limite de 100 millions d’euros. Autre faveur : le crédit d’impôt recherche se calcule filiale par filiale, ce qui avantage nettement les grands groupes. Enfin, les entreprises bénéficient d’un étalement de leur crédit sur quatre ans. Au terme de ce délai, elles peuvent demander à l’État la restitution des sommes qu’elles n’ont pas pu déduire de l’impôt sur les sociétés.
Selon l’OCDE, c’est le système le plus généreux du monde pour le soutien à la recherche. « Bien sûr, cela coûte cher, mais cela pourrait coûter encore plus cher qu'il ne faudrait pas hésiter. Car il permet de soutenir la recherche en France », expliquait alors Nicolas Sarkozy. À l’époque, le gouvernement évalue le renchérissement du dispositif : de 430 millions d’euros avant la réforme, la dépense fiscale pour l’État devrait s’élever à 2 milliards d’euros, à plein régime.
« Le coût a été constamment sous-estimé », pointe le rapport de la Cour des comptes. Dès la première année, la dépense pour le crédit d’impôt recherche dépasse 1,5 milliard d’euros. En 2010, elle atteint 4,9 milliards. En 2012, le coût s’élève à 4 milliards d’euros. Il est estimé entre 5 et 6 milliards d’euros pour l’année 2014.
Car de nombreuses entreprises se sont emparées de ce nouveau mécanisme. Alors que le nombre de sociétés qui bénéficiaient du crédit impôt recherche auparavant était autour de 4 500, elles sont près de 20 000 maintenant à l’utiliser. Si les petites entreprises de moins de 250 salariés y ont de plus en plus recours, les très grands groupes sont devenus de très gros utilisateurs du dispositif.
Un tiers des groupes du CAC 40 aurait bénéficié du changement, selon le rapport de la Cour des comptes. Ils ont déclaré 4,7 milliards de dépenses de recherche et développement et bénéficié en 2012, selon le même rapport, d’une créance totale de 1 milliard d’euros sur l’État. « Depuis 2008, le crédit d’impôt recherche des entreprises du CAC 40 est leur premier crédit d’impôt imputé. Il représente plus de 5 % de l’impôt sur les sociétés brut, alors qu’il était de l’ordre de 2 % de l’impôt sur les sociétés en 2006 et 2007 », note la Cour des comptes.
Les groupes industriels, notamment dans la pharmacie ou l’automobile, y sont largement représentés. Mais les grandes sociétés de service ont aussi découvert les mérites du crédit impôt recherche. Leur proportion représente désormais 45 % du total des bénéficiaires. Parmi celles-ci, le rapport éprouve le besoin de consacrer une mention spéciale au secteur financier. « Les entreprises des secteurs de la banque et de l’assurance déclarent 1,7 % des dépenses totales alors qu’elles représentent 1 % des dépenses de R&D des entreprises. Le dynamisme des déclarations dans ce secteur est marqué : 90 millions d’euros de dépenses déclarées en 2007 (soit environ 10 millions d’euros de crédit d’impôt) et 310 millions d’euros de dépenses déclarées en 2011 (soit environ 90 millions d’euros de crédit d’impôt). » En d’autres termes, faut-il comprendre que l’État subventionne les ingénieurs et les mathématiciens pour aider les banques à développer, notamment, des logiciels pour le trading haute fréquence ?
De rapport en rapport, la question revient sans cesse : à quoi servent ces aides ? Sont-elles vraiment efficaces ? La Cour des comptes relève la lourdeur des frais de fonctionnement dans le dispositif : « En 2010, le forfait de dépenses de fonctionnement représente 1,8 milliard des 5,05 milliards d’euros de créance » au titre du crédit impôt recherche.
De plus, le crédit impôt recherche semble susciter de nombreuses fraudes. Des entreprises ont manifestement compris l’intérêt du système pour minorer leur impôt sans réaliser la moindre recherche ou la faire payer en France pour aller tout de suite après l'exploiter à l’étranger, voire la réaliser uniquement à l’étranger. Les exemples de fraude, y compris de blanchiment et de détournement, abondent. Les services fiscaux et de vérification se disent submergés. Ils estiment que les dossiers frauduleux représentent environ 15 % du système.
Faute de données actualisées et complètes, les différents experts pointent la difficulté de faire une évaluation complète de la validité du système. Tous pensent que le mécanisme doit avoir un effet positif. Mais de quel ordre ? Mystère. Certains estiment que cela pourrait à terme permettre de créer 24 000 postes de chercheurs en plus. D’autres ont évoqué une retombée de l’ordre de 0,5 point de PIB à l’horizon 2020. Le jeu en vaut-il la chandelle, compte tenu des efforts consentis par l’État ?
Alors que le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi ( CICE) – qui repose sur les mêmes mécanismes que le crédit d’impôt recherche – est appelé à coûter 20 milliards d’euros à l’État, la Cour des comptes s’étonnait que les entreprises puissent bénéficier des deux dispositifs à la fois. Cela lui semblait une rupture à l’égalité fiscale et un terrible préjudice pour les recettes de l’État, déjà bien mises à mal (voir ces dix années de cadeaux fiscaux qui ont ruiné la France).
La Cour des comptes proposait plusieurs pistes de réforme pour le crédit impôt recherche. Elle préconisait notamment un encadrement plus strict des dépenses éligibles, une surveillance accrue du système, un plafonnement pour les grands groupes ou une révision pour le traitement des filiales, et l’impossibilité pour les sociétés de cumuler à la fois le crédit impôt recherche et le CICE.
Les députés socialistes se sont manifestement beaucoup inspirés des recommandations de la Cour des comptes pour suggérer d’autres coupes, d’autres méthodes pour économiser 50 milliards d’euros de dépenses. Mais manifestement, ces suggestions ne plaisent guère au gouvernement, tout acquis à sa politique de l’offre en faveur des entreprises. Étrange période : même la Cour des comptes paraît désormais révolutionnaire !
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