Après avoir enrichi Walter Butler à travers la privatisation-renflouement de 2005-2006, les autorités françaises seraient prêtes pour « sauver » une nième fois la SNCM à faire appel à un autre « vautour », le Norvégien résidant en Suisse et gérant ses affaires depuis les îles Caïmans, Kristian Siem. Le contribuable français a du souci à se faire car les « conditions » avancées par le propriétaire du conglomérat Siem Industries impliqueraient, au minimum, la prise en charge par l’État de centaines de millions d’euros de pénalités imposées à l’ancien armement public pour violation du droit européen.
Afin de mettre fin à une nouvelle grève des personnels de la SNCM, prévisible dès lors qu’approchait la fin de la « trêve électorale » liée aux municipales (lire ici), Jean-Marc Janaillac, PDG de Veolia Transdev, actionnaire majoritaire de la compagnie, a fait miroiter aux syndicats des négociations « menées de bonne foi et une volonté d’aboutir dans les meilleurs délais » avec la branche armement du groupe d'origine norvégienne Siem Industries, dont il a rencontré les représentants le 31 mars. Contacts tout au plus exploratoires, selon une source proche du dossier, le groupe Siem devant se plonger dans les comptes (plutôt inquiétants) de la SNCM. Dans la lettre adressée la veille à l’ex-ministre des transports Frédéric Cuvillier, M. Janaillac précisait, s’il en était besoin, « qu’une issue positive dépendra principalement du traitement de la question des demandes de l’UE de remboursement des "aides d’État" ».
M. Janaillac y assure également qu’à sa connaissance, « rien dans la situation financière actuelle de l'entreprise ne justifie qu'un processus (de dépot de bilan) soit mis en œuvre ». En apparence, M. Janaillac contredit la position maintes fois exprimée par Antoine Frérot, PDG de Veolia Environnement (co-actionnaire de Transdev avec la Caisse des dépôts et consignations), qui estime que la SNCM ne peut pas être redressée en l’état et que le dépôt de bilan est sans doute la seule chance (mais ce n’est pas une certitude) d’échapper aux conséquences financières des procédures européennes. Le directeur général de la CDC, Jean-Pierre Jouyet, a souligné le 3 avril qu’il était « hors de question que la Caisse des dépôts supporte le moindre centime d'euro » des quelque 420 millions d’euros de subventions jugées illégales dont Bruxelles exige le remboursement par la SNCM.
À noter que pendant la « trêve électorale », les défenseurs de l’armement marseillais ont enregistré un sérieux revers, avec l’échec d’une nouvelle tentative de putsch pour débarquer Antoine Frérot de la présidence de Veolia Environnement. Menée par la famille Dassault, avec l’appui de certains administrateurs indépendants, cette manœuvre visait à remplacer Frérot par David Azéma, un haut fonctionnaire étiqueté « à gauche », passé par la SNCF et le groupe Vinci, et actuellement patron de l’Agence des participations de l’État (APE).
Prenant acte de cet échec, les administrateurs de la holding familiale des Dassault ont annoncé leur retrait du conseil de Veolia, tandis que la CDC, que la rumeur parisienne associe au complot anti-Frérot, laissait entendre qu’elle pourrait réduire une participation dans le groupe, jugée « non stratégique ». Conclusion : Antoine Frérot, dont le renouvellement du mandat par la majorité du conseil doit être confirmée par les actionnaires fin avril, va poursuivre une stratégie de désendettement qui passe notamment par la cession à la CDC de la participation dans Transdev, opération bloquée jusqu’à ce jour par le « boulet » SNCM.
On comprend l’anxiété des actionnaires privés de la SNCM (à 66 %, l’État détenant encore 25 % et les salariés 9 %) de pouvoir se débarrasser d’une entreprise qui a encore accumulé plus de 200 millions d’euros de pertes depuis la « privatisation » (en dépit de la manne de la délégation de service public renouvelée jusqu’en 2020 par la collectivité territoriale corse). La fin justifie-t-elle pour autant n’importe quel moyen, c’est-à-dire l’appel à Kristian Siem ?
Dans le petit monde de la finance parisienne, l’apparition sur ce dossier sensible du chevalier d’industrie norvégien a réveillé quelques souvenirs, pas très flatteurs. Nous sommes au milieu des années 1980 et le contre-choc pétrolier a mis en difficulté quelques grands acteurs de l’or noir, dont la société texane Global Marine Inc., un des principaux opérateurs dans l’exploration et l’exploitation off-shore. Parmi les créanciers de la société américaine, qui se placera en 1986 sous la protection de la loi américaine (chapter 11), on trouve une banque française à capitaux publics, la Banque française du commerce extérieur (BFCE). Afin de financer l’achat de matériels auprès d’industriels français, cet établissement (plus tard privatisé et fusionné avec le Crédit national pour former Natexis) avait souscrit des obligations convertibles émises par Global Marine. Avec la garantie du Trésor français, c’est-à-dire du contribuable. Titres dont la valeur s’est effondrée avec la faillite de l'entreprise.
En 1989, la branche parisienne de la banque d’affaires américaine Drexel Burhnam Lambert, dont la maison mère new-yorkaise avait d’ailleurs dirigé des émissions pour le compte de Global Marine, reçoit mandat de la BFCE de revendre (à lourde perte) ce papier. L’acheteur ? Un certain Kristian Siem, dont l’activité était jusque-là celle d’un simple affréteur de bâtiments et plateformes d’exploration pétrolière, finançant ses opérations par des syndications placées auprès des épargnants norvégiens.
Avec une très forte décote, supérieure à 30 %, Kristian Siem met la main sur plusieurs centaines de millions de francs de titres. Mais, selon un acteur de l’époque, il ne s’acquittera jamais de ses obligations vis-à-vis de Drexel. À la faveur de la faillite de Drexel, emportée en 1990 par l’énorme scandale lié au nom de Michael Milken, l’inventeur du marché des « junk bonds », Siem ne paiera jamais les commissions dues à Drexel. « Un comportement de voyou », accuse la même source.
Pour Kristian Siem, le pari sur Global Marine va pourtant se révéler extraordinairement juteux. La compagnie, qui s’est redressée en même temps que les cours du brut, fusionne en 2001 avec une société rivale, Santa Fe International Corporation, pour former un des principaux fournisseurs mondiaux de prestations aux compagnies pétrolières. En novembre 2007, GlobalSantaFe est absorbée par un rival encore plus puissant, Transocean (issu pour partie du géant franco-américain Schlumberger) afin de constituer un leader mondial du secteur, Transocean Ltd., dont le siège est à Houston. Un « deal » à 15 milliards de dollars. La compagnie sera impliquée en 2010 dans la catastrophe de la plateforme “Deepwater Horizon”, exploitée par BP dans le golfe du Mexique. Mais en 2008, Kristian Siem a quitté le conseil de Transocean, le transfert de l’enregistrement de la société à Zoug (Suisse) ayant des « conséquences fiscales négatives » pour ce résident de la confédération helvétique.
Une partie de l’empire de Kristian Siem trouve bien son origine dans Transocean via Global Marine, et les liens avec le géant de l’offshore restent manifestement forts, comme en témoigne la composition du conseil d’administration de Siem Offshore Inc., une des principales filiales de la holding. Un ancien de Drexel estime à un milliard de dollars environ le profit réalisé par le « vautour » norvégien à partir des titres vendus à la casse par la BFCE. À côté de quoi les 60 millions de plus-value réalisés par Walter Butler (lire ici) pour sa prise de participation sans risque dans la SNCM « privatisée » sont évidemment de la petite bière.
Pourquoi Kristian Siem s’intéresserait-il à la desserte de la Corse ? Même si Siem Industries est un conglomérat également présent dans le transport maritime roro (roll on, roll off) pour le compte de l’industrie automobile, celui de vacanciers et de leurs voitures semble tout de même très éloigné de son cœur de métier. La recherche d’un nouveau coup financier ? Il faut rappeler que la « privatisation » de la SNCM en 2005-2006 avait donné lieu à un coup d’accordéon spectaculaire par lequel des actifs (la flotte) évalués à plusieurs centaines de millions d’euros avaient été cédés aux repreneurs pour presque rien. Et Transdev est prête à se débarrasser de la SNCM quasiment pour l’euro symbolique, en abandonnant la totalité de ses créances et des avances de trésorerie concédées à la compagnie maritime. Dans tous les cas de figure, il y a une constante : le destinataire final de la facture, c’est le contribuable français. Plus ça change…
BOITE NOIREJ'ai cherché vainement à rentrer en contact avec Kristian Siem, un représentant ou même un porte-parole. La seule adresse électronique indiquée sur le site de Siem Industries ne fonctionne pas. Le numéro de téléphone du siège à Georgetown sonnait dans le vide lors de mes appels, et celui passé à la filiale londonienne ne pouvait “aboutir”, disait le répondeur.
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