Guy-Louis Bastien se frappe la poitrine en disant : « C’est ma très grande faute. J’ai jugé que ma mère ne pouvait plus rester seule, isolée dans son appartement à la Défense. Elle avait toute sa tête, mais de plus en plus de difficultés à se déplacer. Mes sœurs n’étaient pas d’accord, mais pour moi, cette maison de retraite, c’était la bonne solution. Ma mère a été séduite par Neuilly-sur-Seine, elle pensait qu’elle y serait bien traitée. » Léone Bastien, 101 ans, est entrée en septembre 2013 à la maison de retraite publique de Neuilly-sur-Seine, dans les Hauts-de-Seine, qui accueille 200 résidents sur deux sites (la résidence Roger Teullé et la résidence Soyer). En trois mois, Léone y a chuté trois fois, la dernière fut fatale. La nuit du 30 au 31 décembre, à 23 h 45, elle s’est levée pour aller aux toilettes, s’est pris les pieds dans le seuil à l’entrée de la salle de bains, est tombée, s’est traînée jusqu’au bouton d’alarme, mais personne n’est venu la relever. Elle est restée au sol jusqu’à 6 heures du matin : « Dans le froid, les excréments, le vomi. Cela a été un tel choc ! Elle a fait une pneumonie, elle est morte en trois semaines. Je savais que j’allais la perdre, mais pas comme ça ! »
Guy-Louis Bastien a porté plainte car la terrible mésaventure de Léone Bastien n’est pas un accident. Le directeur de la maison de retraite, Marc Fernandes, l’admet à demi-mots : « Désormais, nous traçons les appels des malades, et nous contrôlons chaque matin que le personnel de nuit a bien répondu. » Guy-Louis Bastien dit avec des yeux ronds : « On m’a dit que le personnel devait dormir… » Et cette chute n’est pas fortuite. L’établissement a terminé en 2013 de lourds travaux qui l’on endetté, mais qui présentent « des malfaçons, reconnaît le directeur. Ces seuils ne sont pas aux normes. Je suis le premier inquiet pour les personnes âgées. C’est inadmissible dans une maison de retraite. »
Ce directeur tout neuf, qui a pris son poste il y a un peu plus d’un mois, hérite, de l’avis de toutes les parties prenantes, d’années de « laisser-aller » dans la gestion de cette maison de retraite. Croulant sous les courriers de plaintes des familles, il a décidé de mettre à leur disposition… un « registre des doléances ». Il travaille aussi sur « des procédures pérennes ».
Trois autres parents de résidents ont accepté de témoigner, mais de manière anonyme : « Mon mari me dit, ne t’énerve pas trop, cela va me retomber dessus ! » Leurs témoignages sont concordants. Ils décrivent d’autres chutes sur ce seuil de salle de bains. Certaines se sont soldées par des fractures, qui signent presque systématiquement l’entrée dans la grande dépendance – « c’est le début du drame, ma mère est dans un état lamentable, grabataire, malheureuse ». La prise en charge médicale laisse aussi à désirer, affirment les familles : les prescriptions des médecins ne sont pas toujours délivrées – « pendant tout un week-end ma mère a souffert d’une infection urinaire » –, les médicaments sont distribués à des heures très variables – « on l’a réveillée à 23 heures pour lui donner son somnifère ». La toilette quotidienne n’est pas toujours faite, surtout chez les patients les plus lourds – « mon mari, très lourd et grabataire, est lavé une fois par semaine ». Les levers des résidents peuvent être très tardifs et le coucher débute à 16 h 30 : « Pas étonnant qu’il ait des esquarres », ces plaies cutanées profondes, difficiles à guérir, qui surviennent quand les personnes restent trop longuement alitées.
Locaux inadaptés, horaires anarchiques, pertes de repères, manque de soins : il y a là de quoi rédiger un parfait « contre-guide » du maintien de l’autonomie des personnes âgées. Difficile de parler de maltraitance, mais plutôt de négligences, de défaillances dans les soins, d’une désorganisation généralisée. Le personnel est également montré du doigt, parfois durement, par les familles, qui dénoncent de « gros problème de management » mais aussi de l’« incompétence », voire de la « malveillance ». D’autres louent au contraire le « dévouement de quelques femmes et hommes remarquables, qui tiennent cette maison à bout de bras » et fustigent le « mépris social de certains grands bourgeois ».
Lutte des classes à Neuilly-sur-Seine ? « Certaines familles ne nous saluent pas. Elles sont aussi très procédurières : elles s’adressent immédiatement à la direction quand la moindre chose ne va pas, alors qu’elles pourraient nous parler. Et elles doivent comprendre qu’on ne peut satisfaire toutes les demandes des personnes âgées, parfois très exigeantes », se défend Aurélie Lefèvre, déléguée syndicale CFTC. Cela dit, elle reconnaît que « les familles ont souvent raison. Cette maison de retraite va mal. Il y a toujours eu des dysfonctionnements, mais on atteint le summum. On sait que l’établissement est endetté, qu’il faut faire des économies, mais pas sur le personnel. On est parfois deux par étage pour 24 résidents : les petits-déjeuners et les toilettes du matin, on peut les finir à 12 heures, même à 13 heures ; la nuit, il y a deux personnes pour 120 résidents. Beaucoup d’agents de service hôteliers, normalement chargés du ménage, font fonction d’aides-soignantes ».
En plus des « incidents » relatés ici, et d’autres encore, deux événements graves – des suicides – ont secoué en 2011 et 2013 la maison de retraite. Ils ont justifié une inspection de l’Agence régionale de santé, chargée de veiller à la qualité des établissements médico-sociaux. Les deux rapports d’inspection – que Mediapart s’est procurés – sont très sévères. Le premier, rédigé fin 2012, émet dix-neuf injonctions. Dix-huit sont maintenues après une phase contradictoire, faute d’argumentation « sur le fond ». Celle-ci suggère « une responsabilisation de la direction qui doit s’interroger sur son mode de management de l’établissement et sur la mise en œuvre de la réglementation », notamment les procédures de sécurité. Nouveau suicide début 2013 et nouvelle inspection : l’ARS constate que ses recommandations ont « très peu, voire pas du tout, été suivies d’effet ». Et pour cause, l'homme a tenté de se suicider quelques semaines plus tôt, et cette tentative « n'a pas été prise en compte », a même été « banalisée », constate l’ARS. Elle prend donc acte de « l’incapacité de la directrice à impulser une prise en charge de qualité et à garantir la santé, la sécurité, l’intégrité ou le bien-être physique et moral des usagers ». Ça tombe bien, la directrice part à la retraite au printemps 2013.
Mais il faudra onze mois à l’administration pour lui trouver un remplaçant ! Onze mois au cours desquels la situation s’est encore dégradée, selon la syndicaliste CFTC : « Nous ne sommes pas encadrés. Il n’y a plus de motivation, beaucoup d’absentéisme. » « Cela a pris un peu de temps, on ne remplace pas un directeur comme ça, se défend Annick Gelliot, directrice territoriale dans les Hauts-de-Seine de l’ARS. L’établissement présente des dysfonctionnements, c’est vrai, mais la situation devrait s’arranger avec le nouveau directeur. » L’agence n’est pas ici seule en cause : la nomination d’un directeur, qui appartient comme le reste du personnel à la Fonction publique hospitalière, dépend du Centre national de gestion, sous la tutelle directe du ministère de la santé.
Il y a beaucoup de monde au chevet de cette maison de retraite chancelante : l’ARS, mais aussi le conseil général, tutelle financière (qui ne nous pas accordé d’interview malgré de multiples relances), et la mairie, qui préside le conseil d’administration. L’image de la ville la plus riche de France, qui compte 25 % de plus de 65 ans, est ternie : « De la part de Neuilly, c’est inadmissible », enrage un de ses habitants, fils d’une résidente.
La mairie a un droit de regard et un « devoir d’alerte », admet Jean-Christophe Fromantin, le maire de Neuilly (réélu dès le premier tour). « Je l’ai activé dès mon arrivée à la mairie en 2008, mon prédécesseur l’avait fait avant moi. Nous avons reçu les familles, participé au financement des travaux. Mais le contrôle et la gestion des maisons de retraite, c’est le métier de l’ARS et du conseil général. Je suis en première ligne dans cette affaire, mais j’ai zéro pouvoir. Et je suis confronté à une fragmentation du système de décision, c’est très frustrant. Cette gouvernance manque de transparence, de contrôles. »
Pour les familles, c’est d’autant plus inacceptable que l’hébergement de leur proche représente un effort financier important. La retraite de Léone Bastien – 1 400 euros par mois – ne suffisait pas à couvrir le coût de la maison de retraite, qui approchait les 3 000 euros mensuels. Publique, cette maison de retraite est l’une des moins chères du département. Elle est éligible à l’aide sociale, dont bénéficient 40 % des résidents, ceux dont les ressources associées à celles de leurs conjoints et enfants sont insuffisantes pour couvrir le coût de la maison de retraite. Il est alors pris en charge par le département, qui peut ponctionner presque tous les revenus du résident, et même se rembourser sur la succession. Dans les maisons de retraite privées des Hauts-de-Seine, plus rarement éligibles à l’aide sociale, le coût mensuel est de 4 000 à 5 000 euros mensuels. Si le Conseil général affirme que l’offre de places est supérieure à la demande, cet habitant de Neuilly, qui cherche à exfiltrer sa mère de l'établissement public, assure que « dans les maisons de retraite publiques aux alentours, il y a 18 mois d’attente ».
Un projet de loi d’adaptation de la société au vieillissement sera bientôt discuté au Parlement. Il prévoit 650 millions d’euros supplémentaire pour la prise en charge des personnes âgées à leur domicile (revalorisation de l’Allocation personnalisée d’autonomie, aménagement des logements, etc.). L’amélioration de la prise en charge en établissements sera abordée dans un second temps, « pas avant 2015 », regrette Pascal Champvert, président de l’Association des directeurs au service des personnes âgées (AD-PA). Il rappelle que les établissements français souffrent d’un « manque de personnel : nous avons 0,55 personnel par résident, contre 0,8 en moyenne en Europe ».
Guy-Louis Bastien, 70 ans, sort meurtri de cette expérience, inquiet pour ces vieux jours et sur l’état de santé de la société : « On ne sait pas gérer le vieillissement. Avant, les générations vivaient près les unes des autres. Aujourd’hui, on vit de plus en plus vieux, mais les familles sont éclatées : mes deux enfants sont partis à l’étranger. On n'a pas le droit de laisser nos vieux comme ça, ce n’est pas digne d’un pays démocratique. »
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