Comme l’a révélé Mediapart, le parquet de Draguignan a ouvert fin janvier 2014 une information judiciaire pour trafic d’influence et recel suite à la plainte d’un propriétaire tropézien, Benno Feingold, victime d’un curieux transfert dans les années 1990 de ses droits à construire vers la propriété de son voisin, René Château. Le célèbre éditeur vidéo du cinéma français des années 1960 à 1980 était alors très en cour avec les maires de l’époque : Jean-Michel Couve (maire de 1983 à 1989, puis de 1993 à 2008 et aujourd'hui député du Var) et Alain Spada (maire de 1989 à 1993 et aujourd'hui conseiller général). Deux ennemis jurés dont la rivalité a secoué la vie du célèbre village et qui briguent aujourd’hui la mairie de Saint-Tropez sur des listes concurrentes face au maire sortant Jean-Pierre Tuveri (DVD).
Ce n’est pas la première fois que le parquet de Draguignan est alerté sur des dysfonctionnements au sein du service de l'urbanisme de Saint-Tropez sous les différentes mandatures de Jean-Michel Couve.
Le maire RPR avait créé lors de son premier mandat des « taches blanches », ouvrant la voie au bétonnage des espaces boisés classés au mépris de la loi Littoral (entrée en vigueur en janvier 1986). « Nous avons considéré, avec les membres de mon équipe, que sur les terrains de plus d'un ou deux hectares, je ne me souviens plus, il y avait la possibilité de réaliser ce que l'on appelle une tache blanche, c'est-à-dire de construire une maison afin que les terrains en question soient entretenus et donc protégés des incendies », justifie Jean-Michel Couve, dans un documentaire réalisé par Stéphane Bentura, diffusé le 3 septembre 2013 sur France 2. Le premier plan d’occupation des sols (POS) de Saint-Tropez, adopté en février 1987, comptait une trentaine de ces « taches blanches ». Curieusement, la préfecture du Var de l’époque, censée exercer un contrôle de légalité, n’a jamais tenté d’invalider ces incartades à la loi Littoral. Et la justice varoise ne s’est pas plus penchée sur le sujet.
Le 6 janvier 1994, Gérard Moulet, adjoint à l’urbanisme de Jean-Michel Couve de 1986 à 1989, envoie pourtant un courrier au président du tribunal correctionnel et au procureur de la République de Draguignan. Il écrit avoir « assisté à un grand nombre d’irrégularités voulues par Monsieur Couve, député-maire » et fait part d’une intervention du maire sur un dossier précis, celui de l’hôtel de luxe de La Messardière. La presse s’en fait écho, mais « Monsieur Moulet n’a jamais été entendu », indique Alain Spada, l'éphémère successeur de Couve à la mairie. De nombreux témoins se souviennent encore du temps où Gérard Moulet se répandait dans Saint-Tropez en affirmant qu'il allait « tout révéler ». Mais l’ex-adjoint à l’urbanisme effectue aujourd’hui un beau rétropédalage. « Cette lettre avait été faite sous la contrainte à un moment où je n’allais pas bien, dit-il, joint par téléphone. On a profité d’un état de faiblesse, mais tout ça n’avait aucun fondement. »
Le 27 novembre 2001, un compte-rendu d’enquête préliminaire signalant plusieurs « dysfonctionnements au sein de l’urbanisme de Saint-Tropez » atterrit sur le bureau du procureur de la République de Draguignan. C’est un ingénieur territorial expérimenté qui a donné l’alerte. Recruté un an plus tôt par Jean-Michel Couve comme chef du service de l’urbanisme, il avait été chargé d’informatiser tout le service. Mais il s’était heurté à bien des obstacles.
Dans son audition du 27 septembre 2001, l’ingénieur s’étonne de la disparition répétée de documents sensibles, comme des courriers d’avocats ou un lutin répertoriant les contentieux d’urbanisme de la commune. De même 173 déclarations d’aliéner (qui préviennent la mairie d’une vente) ont été mystérieusement enfermées dans une armoire pendant les délais de recours légaux, empêchant la mairie de préempter les bonnes affaires. Des dysfonctionnements « volontaires et malveillants » retardant son travail et surtout pouvant « entraîner des avantages indus à l’égard d’une des parties ou occulter des dysfonctionnements plus graves », souligne l’ingénieur devant le policier. Le fonctionnaire a lui-même été victime d’« actes de malveillance puisque (ses) pneus de véhicule personnels ont été régulièrement crevés depuis mon arrivée, sur le parking du port ».
Alors que les faits dénoncés sont graves, l’enquête est bâclée et son compte-rendu semble s’être perdu dans les méandres du parquet de Draguignan qui ne lui donnera aucune suite. Ce fonctionnaire territorial « était un homme d’une grande qualité, j’ai tout fait pour corriger ces dysfonctionnements », assure aujourd’hui Jean-Michel Couve. L'ingénieur, lui, a préféré quitter la mairie dans la foulée... Il refuse aujourd'hui de répondre aux questions des journalistes. Il y a quelques années, il nous expliquait être harcelé par des coups de fil menaçants. Après son dépôt de plainte pour menaces de mort répétées, les policiers lui ont, selon lui, indiqué la provenance des appels : d'abord du Var, ensuite de Paris, puis d'Afrique de l'ouest.
Le 19 novembre 2001, selon un rapport de police, Michel Canque, le président de l’association syndicale des propriétaires des parcs de Saint-Tropez, aurait adressé un courrier au procureur de la République de Draguignan pour dénoncer des « faits de corruption » au sein du service d’urbanisme. Ce dernier courrier ne semble lui non plus ne pas avoir eu de suite.
Le 10 avril 2013, c’est le préfet du Var, Laurent Cayrel qui prend sa plume pour écrire au procureur de la République de Draguignan. Il a été informé par un des avocats de M. Benno Feingold d’un «curieux» transfert de constructibilité vers la parcelle de son voisin. Dans sa lettre, le préfet fait également état d’une vieille rumeur concernant un carnet qu’aurait tenu Jean-Michel Couve «relatant les mouvements de fond des bienfaiteurs de la commune qui auraient soutenu de campagnes électorales en échange de droits à construire». Le parquet de Draguignan classe l’affaire le 20 mai 2013 pour prescription.
Ce n’est que fin janvier 2014, après une plainte de Benno Feingold et un signalement très détaillé de Jean-Pierre Tuveri, maire actuel de Saint-Tropez, qu’une information judiciaire pour trafic d'influence et recel de trafic d’influence, ainsi que délivrance indue de documents administratifs, sera ouverte. La juge d’instruction désignée, Madeleine Pfender, a également été saisie de la lettre du préfet. Voilà donc la justice sur la trace de ce mystérieux carnet que personne n’a jamais vu.
Un militant gaulliste, Daniel Vetault, aujourd’hui décédé, avait affirmé à plusieurs personnes dont l’une de ses filles, que nous avons rencontrées, avoir récupéré un jour ce carnet dans le bureau de Jean-Michel Couve. Se revendiquant ancien du Service d'Action Civique (SAC), Daniel Vetault a accompagné la carrière politique de Jean-Michel Couve, en tant que secrétaire départemental du RPR puis de l’UMP pour le Var. Créé dans les années soixante par des militants gaullistes pour lutter contre l'OAS en Algérie, le SAC a ensuite fourni des hommes de l'ombre aux partis gaullistes successifs jusqu'à sa dissolution en 1982 après la tuerie d'Auriol.
Quand Stéphane Bentura, l’un des auteurs de cet article, a rencontré Daniel Vetault en décembre 2012 au café de Paris sur le port de Saint-Tropez, ce dernier était prêt à passer devant la caméra pour tout raconter : tout d'abord la mission de son équipe d'ex SAC envoyée en 1983 par Charles Pasqua pour aider le docteur Jean-Michel Couve, poulain du dirigeant RPR Bernard Pons, à gérer la mairie de Saint-Tropez, puis à conquérir le siège de député en 1986. Pour l’anecdote, Daniel Vetault avait été très surpris découvrant le visage de celui qu’il était venu aider : le nouveau maire RPR de Saint-Tropez était un ancien militant PSU (parti socialiste unifié) que Daniel Vetault et ses hommes avaient délogé du rectorat de Marseille en 1968 !
Rendez-vous avait été pris en janvier 2013 pour l'interview. Daniel Vetault avait promis d’apporter le fameux carnet et ses mémoires qu’il venait de terminer. Mais le 24 décembre 2012, avant d’avoir pu confirmer face à la caméra, Daniel Vetault décède d’un cancer foudroyant à l’âge de 72 ans.
Restent des questions : s’agit-il d’une bombe atomique fictive, imaginée par un homme blessé par le manque de reconnaissance de son ancien leader ? Vetault décrivait assez précisément ce carnet rectangulaire, pouvant rentrer dans la poche d’une veste. S'il le dément aujourd'hui, Gérard Moulet, l'ancien adjoint à l'urbanisme de Couve durant sa première mandature, nous avait lui aussi, il y a quelques années, parlé du carnet entre les mains de Daniel Vetault.
En février 2013, un mois après la mort de Daniel Vetault, Jean-Michel Couve, interrogé sur ce carnet dans le cadre du documentaire pour France 2, avait démenti. Il avait toutefois reconnu regretter ne pas avoir su reconnaître Daniel Vetault «à sa juste valeur». Contacté le 28 mars 2014, il parle d’une «rumeur assez inopportune à deux jours des élections». «Je n’ai jamais dérogé aux lois sur le financement des campagnes électorales et je n’ai jamais réalisé de contreparties pour des gens qui nous auraient soutenu, assure-t-il. Pourtant en 21 ans (à la mairie, ndlr), j’ai délivré beaucoup de permis et j’ai eu beaucoup de pressions.» Quant à Vetault, «il n’était pas du tout un ancien du SAC et ce n’est pas du tout Pasqua qui l’a envoyé, c’était un petit commerçant de Cogolin qui est venu m’aider, puis qui a voulu régler des comptes».
En 2011, en froid avec le député Jean-Michel Couve, Daniel Vetault avait soutenu la candidature dissidente du maire de Sainte-Maxime, Vincent Morisse. «Cette histoire de carnet a toujours plané, mais elle reste un mystère», dit ce dernier. «M. Vetault ne se serait pas servi de quoi que ce soit pour nuire à qui que ce soit, il voulait que les choses se remportent à la loyale, sur le terrain des idées», assure Vincent Morisse. Depuis, c'est la justice qui cherche, entre autres, le fameux carnet.
Mais le cœur de l'enquête judiciaire reste sur les échanges entre René Château et les maires successifs de Saint-Tropez. Craignant que des documents disparaissent, le maire sortant Jean-Pierre Tuveri a récemment missionné un huissier pour «répertorier et mettre à la disposition de la justice les documents concernant M. Château et M. Feingold», nous indique-t-il. Parmi ces archives, des annotations manuscrites montrent qu’Alain Spada, jusqu'ici apparu comme le «chevalier blanc» du village contre le bétonnage, pourrait avoir lui aussi avantagé certaines de ses connaissances.
Comment par exemple expliquer que Benno Feingold n’ait jamais pu construire sur son terrain de la presqu’île de Saint-Tropez, acheté en 1987 avec des droits à construire de 250 m2, alors qu’autour de lui les villas poussaient comme des champignons ? Parfois même les pieds dans l’eau, au mépris de la loi Littoral (entrée en vigueur en 1986).
Interrogé, Alain Spada, maire de Saint-Tropez 1989 à 1993, affirme n’avoir fait que suivre les instructions des services de l’Etat (qui à l’époque assistaient les communes dans l’élaboration de leurs documents d’urbanisme) et avoir refusé les permis de construire déposés par Benno Feingold «car la loi littoral ne le permet pas».
Deux notes manuscrites retrouvées dans les archives de la mairie de Saint-Tropez montrent pourtant que celle ci est bien intervenue en 1990 auprès de l’ex DDE (direction départementale de l’équipement) pour bloquer le permis de construire de Benno Feingold, alors que l’avis de services de l’Etat était au départ favorable. Le 30 octobre 1989, tampon du ministère de l’urbanisme à l’appui, l’architecte des bâtiments de France du Var (ABF) valide le projet de construction d’une villa avec parkings.
Le 12 décembre 1989 sur la feuille d’étude du permis de construire de la DDE, il inscrit « AF » (avis favorable). Lequel se transforme subitement en « AD » (avis défavorable) le 20 février 1990. Que s’est-il passé entretemps ? Le 8 février 1990, une note, sur un papier à en-tête du service urbanisme avec le cachet de la mairie, a tout simplement demandé à la DDE de «reprendre l'arrêté du PC (permis de construire, ndlr) en avis défavorable». Et une deuxième note, qui sommeillait elle aussi dans les archives de la mairie, indique : «En attente, renvoyé arrêté en (sic) refaire en défavorable le 08.02.1990 à la DDE Ste Maxime ». Note à laquelle a été retrouvée agrafée la carte de visite de… René Château, décidément très bien introduit à la mairie. Dans le plan d’occupation des sols de 1992 (préparé par la mairie Spada et qui ne sera jamais validé pour cause d'élections), repris par le POS de Jean-Michel Couve en 1997, les droits à constructibilité de Benno Feingold disparaitront, pour réapparaitre sur le terrain de son voisin René Château.
«Je n’ai jamais eu de relations avec M. Château, si ce n’est mauvaises», balaie Jean-Michel Couve. Dans un fax envoyé le 16 juin 1993, René Château le remerciait pourtant « infiniment » de « l’entretien qu('il a) bien voulu (lui) accorder à l’Assemblée nationale, au sujet de la SCI du Soleil (mitoyen à (sa) propriété), quant aux suites que vous entendez donner aux prétentions bétonifères (sic) de son propriétaire, Beno Feingold (sic)». «Je serais complètement fou d’avoir écrit un truc pareil, répond Jean-Michel Couve (à côté de la plaque). D'ailleurs René Château a fait un recours en faux en écriture.»
Si Jean-Michel Couve dément toute contrepartie à cette décision favorable pour René Château, Alain Spada, du bout des lèvres, finit par reconnaitre un financement d’une ou plusieurs de ses campagnes. «En 2011, peut-être en 2004, il a fait un chèque pour ma campagne, nous a-t-il affirmé le 3 mars 2014. Mais il n’y a pas eu d’enveloppe.» Impossible de vérifier auprès de la commission nationale de contrôle des comptes de campagne à laquelle la loi française interdit de divulguer la liste des donateurs.
BOITE NOIREJournaliste indépendant, Stéphane Bentura a réalisé le documentaire «Saint-Tropez, l'histoire secrète d'un petit port de pêche» pour l'émission Infrarouge sur France 2. Dans ce film, il notamment interviewé Jean-Michel Couve, qui a pu répondre sur les soupçons planant autour de sa gestion de la mairie de Saint-Tropez. Après sa diffusion le 3 septembre 2013, Jean-Michel Couve a déposé plainte pour diffamation avec constitution de partie civile le 29 novembre 2013 contre «les auteurs des propos, l'auteur de l'émission et contre le directeur de publication de la chaine de télévision France Télévisions».
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