De notre envoyée spéciale à Quimper (Finistère).
C’est une indifférence courtoise. Pas de violence, parfois du dégoût, plus souvent de la distance. À Quimper, préfecture du Finistère, sept listes se disputent la mairie, dont le sortant, conseiller du président de la République, Bernard Poignant. Rien qu’à gauche, elles sont quatre. Toutes partagent la même inquiétude : celle, difficile à mesurer, de l’abstention.
« Les électeurs aujourd’hui ont une fâcherie avec la gauche. Ils ont des interrogations, des déceptions. Mais dans l’ensemble, ils n’ont pas envie des autres. Ils n’ont pas envie de retrouver Sarkozy, Copé, Estrosi, Balkany… Et ils ne croient pas aux extrêmes. Il y a donc un risque d’éloignement des urnes », dit d’emblée Bernard Poignant, depuis le centre social les Abeilles, au cœur d’un quartier “Castors” de Quimper, du nom de cette coopérative d’autoconstructeurs née après guerre pour les ménages modestes. « On n’a pas d’adversaire, mais on a un ennemi : l’abstention. Il n’y a pas de rejet. Il y a de l’agacement. Mais c’est surtout un sentiment d’impuissance », confirme Jean-Jacques Urvoas, député PS de la ville.
Il y a des signes qui ne trompent pas. Surtout pas Bernard Poignant, qui se présente, à 68 ans, pour la 17e fois devant les électeurs tous mandats confondus – il a notamment été maire de 1989 à 2001, et réélu en 2008. Lundi, le nombre de procurations enregistrées était de 280 seulement. À titre de comparaison, les Quimpérois en avaient fait 2 800 pour le premier tour de la présidentielle, selon le maire sortant. Cette année, la campagne est plutôt morne. Le mouvement des Bonnets rouges, qui a agité l’automne, est retombé et, si Quimper en a été le réceptacle le temps d’une manifestation, ses partisans n’y sont pas implantés. Le porte-à-porte est poli, mais sans passion. Les réunions publiques ne drainent pas les foules. La seule petite guerre, bien dérisoire, est celle des affiches que, presque tous les matins, tous les militants recollent les unes par-dessus les autres.
Lundi et mardi soir, Bernard Poignant n’a rassemblé qu’une quarantaine de personnes, dont une large majorité de colistiers et de militants socialistes, pour deux réunions publiques. Son discours s’en ressent : du local, rien que du local, pas de polémique et, en guise de programme, un « tour de ville » des projets d’aménagement en cours. Les questions sont à l’avenant : quid de l’éclairage de l’échangeur du Loc’h, de la médiathèque de Kerfeunteun, d’un espace vert à l’abandon, et du projet d’accession à la propriété « derrière la boulangerie ».
Cela va très bien aux socialistes, soutenus par le PCF et qui ont choisi de ne faire apparaître aucun logo sur leur matériel de campagne. Personne à Quimper n’a eu l’idée de faire venir un ministre – présenter le conseiller du président suffit. Et quand il le faut, jouer le local contre le national ne nuit pas. « Dans les porte-à-porte, les gens ne sont pas forcément d’accord avec tout, par exemple la réforme des retraites. Mais ils ajoutent : “le local, par contre, c’est autre chose.” », témoigne Karim Ghachem, 37 ans, responsable fédéral du PS dans le Finistère et candidat. « On ramène à l’enjeu local », dit aussi son camarade Jean-Marc Tanguy, candidat en 5e position. Mardi soir, à une habitante qu’il tutoie et qui réclamait une médiathèque, Poignant en a souri : « Je ne vais pas promettre. Les finances des six prochaines années ne seront pas reluisantes. C’est la faute de l’État, avec un grand É ! Et c’est M. le député Urvoas (présent dans la salle, ndlr), qui vote ça ! »
L’ancien professeur d’histoire, défenseur acharné de son ami François Hollande, partage la ligne « sociale-démocrate » du pouvoir. Il ne voit pas d’alternative. Il est convaincu que les électeurs, même dépités, le savent. « Tout le monde sait qu’il faut réformer. Il y a les colères parfois, les déceptions, les doutes, mais aussi une certaine lucidité. » « Je suis allé faire du porte-à-porte pour me rassurer. Il n’y a pas de rejet de Bernard (Poignant), comme on aurait pu le craindre », dit aussi le député Urvoas. Les militants socialistes rencontrés répètent que la campagne se passe bien, que l’accueil est bon, l’équipe enthousiaste. On les croit volontiers, même si cela ne prédit rien du résultat.
On les croit d’autant plus que l’UMP est divisée – elle a présenté Ludovic Jolivet, un « copéiste », soutenu par l’UDI mais loin de la tradition démocrate-chrétienne chère à la Bretagne, qui a fait polémique en déclarant la chasse aux « marginaux » et en appelant à « libérer la ville ». Le Modem présente aussi une candidate. Tout comme le FN qui, signe des temps, a réussi à déposer une liste, même si c’est en forçant la main, selon Le Télégramme, à plusieurs candidats. Leur candidat Alain Delgrange est peu visible en ville, le résumé de son programme est plus que sibyllin et il dit être candidat parce que « le FN nous l'a demandé ». « Le problème, c’est qu’ils n’ont pas besoin de faire campagne », soupire le socialiste Karim Ghachem, dans une ville où Marine Le Pen avait réussi à recueillir 9,2 % des voix à la présidentielle.
Prudent, toujours, Bernard Poignant dit « dormir d’un œil ». Mais il jure aussi que cette campagne, et son faux rythme, n’ont rien à voir avec l’atmosphère de 1993, année de débâcle du PS aux législatives. « Cette campagne-là était un calvaire. Cette fois, on ne sent pas d’hostilité ou de rejet », affirme Poignant. Mais lui qui tient tant à son langage finit par lâcher dans un sourire : « Putain, que c’est dur ! »
« La campagne est atone. Jamais on ne me parle de politique nationale, ni de la participation des écolos au gouvernement. Mais il n’y a pas non plus de vraie polémique sur les enjeux locaux. En fait, aujourd’hui, personne ne se sent suffisamment à l’aise pour donner des leçons aux autres… Ce n’est l’euphorie dans aucun parti, cela rend tout le monde modeste », raconte aussi Jean-Pierre Bigorgne, adjoint écologiste sortant et qui se représente dans une ville où Europe Écologie-Les Verts peut compter sur un socle électoral important. En 2008, la liste avait approché les 17 % et Quimper compte des élus municipaux écolos depuis le début des années 1980. Alliés historiques des socialistes, ils ont déjà annoncé une fusion des listes pour le deuxième tour, parce qu’il « vaut mieux être dedans pour influencer que dehors dans la rue », selon la tête de liste, adjoint sortant, Daniel Le Bigot.
Cette fois, signe de l’éclatement à gauche, ils sont directement concurrencés par une liste “citoyenne”, emmenée par une conseillère régionale de l’UDB (Union démocratique bretonne, régionaliste), élue avec EELV, Naïg Le Gars. Derrière elle, des militants de la cause bretonne, profs à Diwan ou bilingues, des ex-EELV en rupture de ban, des jeunes qui refusent le cadre des partis. La plupart ont défilé avec les Bonnets rouges à l’automne dernier – le nom de leur liste « Vivre Kemper » rappelle celui du mouvement contre l’écotaxe « Vivre, décider, travailler en Bretagne ». Ils veulent une « démocratie participative », avec « des valeurs sociales », se disent de gauche mais certains réfléchissent à s’allier au Modem au deuxième tour.
« Les gens de gauche ne se sentent pas représentés. On ressent que beaucoup sont prêts à s’abstenir. Moi-même, si on n’avait pas monté cette liste, j’aurais voté blanc, promet Jakez Andro, 4e de liste et « écolo-libertaire » revendiqué. Poignant, cela reste la France des petits fours, des salons, la gauche caviar. Nous, on est la gauche casse-croûte… » Un titre pour lequel il est en concurrence avec la liste de gauche radicale, soutenue par le Front de gauche (hors PCF) et le NPA.
On les retrouve devant la Caisse primaire d’assurance maladie, sur les hauteurs de la ville, un bâtiment sans âme, dans un quartier pavillonnaire tranquille. Ils sont venus au rassemblement appelé par la CGT, la FSU et Solidaires contre le pacte de responsabilité de François Hollande – c’est une journée nationale de mobilisation et à Quimper, elle n’a pas attiré au-delà des habituels bataillons syndicaux.
Avec en fond sonore « Appelle-moi camarade » du Ministère des affaires populaires (MAP), Annie Cloarec, venue en voisine et candidate du Front de gauche à Rosporden, raconte « la déprime et le désintérêt pour tout ce qui est politique ». « Les gens se disent que la droite et la gauche, c’est pareil. » « “Moi, c’est terminé, je ne veux plus voter”, on l’entend en porte-à-porte », dit aussi Philippe Levallois, 59 ans, candidat à Quimper et militant du Front de gauche. « J’ai vu des gens déchirer leur carte électorale », abonde Janine Carrasco, 49 ans, deuxième de liste et encartée au NPA. La tête de liste, Patryk Szczepankiewicz, 34 ans, du Parti de gauche : « Plein de gens sont dans la fin de l’histoire, c’est cette gauche qui a perdu l’espoir et qui pense que ça va de soi, que ça ne changera plus… »
Pour le PS, Quimper peut faire figure de test, et pas seulement pour le symbole. Parce qu’à l’échelle de la ville, Poignant ressemble souvent à François Hollande à l’échelle du pays. Le maire sortant revendique cette proximité, souvent, très souvent même. Pas un Quimpérois ne peut ignorer qu’il a « l’oreille du président ». En campagne, il a poussé le mimétisme jusqu’à se dire un « maire normal ». Comme son « ami » à l’Élysée, Poignant est un homme courtois, sympathique même. Pas de bling-bling, pas de fantaisie non plus. Il glisse au passage qu’il habite la « même maison depuis 40 ans ». Sa femme est là, parfois, au premier rang, pour le soutenir.
Proche de Michel Rocard à ses débuts, il a toujours été “deuxième gauche” et se dit plus volontiers social-démocrate que socialiste. Poignant a aussi ce côté conservateur catholique qui ressemble à sa ville. Il était rétif au mariage pour tous et très hostile à la PMA pour les couples de femmes.
« Quimper n’est pas une ville qu’on brutalise. Son avenir ne peut être que la continuation de son passé. C’est une belle ville, attentive à son apparence. C’est un écrin », dit d’elle son député, Jean-Jacques Urvoas. Il ajoute : « C’est une petite bourgeoisie de province, salariée, pas riche. Monsieur est au Crédit agricole, Madame à France Télécom, ils ont une maison, deux voitures et partent en vacances. » Poignant a une variante : « Elle est employée à la préfecture, lui technicien chez Bolloré, ils gagnent entre 3 500 et 4 500 euros à eux deux, aspirent aux loisirs, à la culture et à la propriété. »
Poignant, comme de nombreux élus locaux, est ami avec l’industriel du coin. Sauf qu’ici, l’industriel s’appelle Vincent Bolloré. Cette année encore, le Breton a rendu service au candidat socialiste : volontairement, il a annoncé à une semaine du premier tour l’installation d’une nouvelle usine à quelques kilomètres de Quimper, pour fabriquer des tramways électriques, avec à la clef 100 emplois l’an prochain. « La création de 100 emplois va profiter à tout le monde. Si ça peut rendre service à Bernard Poignant et à Hervé Herry (le maire de droite d’une commune voisine, ndlr), j’en suis ravi… », a assumé Bolloré en conférence de presse. Avant d’ajouter : « Est-ce que je voterai pour Bernard Poignant ? Oui, comme tout l’encadrement, tout le personnel aussi. » Un soutien explicite, que l’industriel avait déjà manifesté en 1989 et en 2008.
L’histoire, Bernard Poignant l’a racontée des dizaines de fois. Il semble ne pas s’en lasser. Celle d’une amitié de « 33 ans », commencée en 1981 quand Vincent Bolloré, jeune héritier de l’usine familiale, cherche de l’aide pour soutenir un groupe au bord du gouffre. Jeune député, Poignant est le seul élu à répondre à l’appel de l’industriel. Depuis, ils ne se sont plus quittés. Poignant l’a décoré deux fois de la médaille du travail, a fait l’entremetteur avec Hollande, venu inaugurer le dernier site de production l’an passé. Il en est fier, tout comme du petit livret fait à cette occasion par « Vincent » pour retracer en photos et en textes leur complicité.
En introduction de cette brochure de 30 pages, l’homme qui avait prêté son yacht à Nicolas Sarkozy en 2007 écrit : « Il y a eu beaucoup d’hommes politiques français importants qui nous ont fait l’honneur de venir en Bretagne évoquer nos entreprises, mais assurément le plus fidèle aura été Bernard Poignant. » « J’ai un lien historique avec Vincent. Tout le monde le sait. C’est un élément déstabilisateur à droite et un argument de crédibilité économique pour moi. C’est la triangulation ! », sourit Poignant. La « triangulation », théorisée à gauche par Tony Blair et Gerhard Schröder, signifie marcher sur les plates-bandes de l’adversaire pour siphonner son électorat.
Maire de la ville de 1989 à 2001, puis de 2008 à 2014, le conseiller bénévole de François Hollande, qui dispose d’un bureau à l’Élysée, est aussi celui qui a refusé de remunicipaliser la gestion de l’eau, confiée à Veolia, qui a voulu fermer trois écoles avant de faire machine arrière, qui a décidé de transformer un lieu associatif et un cinéma d’art et d’essai (déplacé plus loin) chers à la gauche, le Chapeau rouge, pour en faire un palais des congrès, et qui est prêt à investir 40 millions d’euros dans le projet Ialys, sorte de Disneyland à la gloire de l’agroalimentaire de Cornouaille. Autant de « marqueurs » que dénoncent ses adversaires de gauche.
Poignant n’est pas un « baron local » – « il ne tient pas sa ville », dit l’écologiste Jean-Pierre Bigorgne, et « il n’a pas un comportement clientéliste, ne préside pas tous les syndicats intercommunaux et ne s’est jamais payé sur la bête », dit le socialiste Urvoas. Mais il a multiplié les mandats depuis plus de 30 ans – député de 1981 à 1993, avec une pause de deux ans, député européen de 1999 à 2009, passé par le conseil général du Finistère et le conseil régional de Bretagne. Favorable au non-cumul des mandats au moment du vote de la loi, il revendique de s’accrocher à son fauteuil de maire à 68 ans. « J’ai le même âge qu’Alain Juppé, et le même nombre de mandats. Mais moi je ne veux pas présider la France ! », défend Poignant. Il incarne aussi un mode de gestion traditionnel, voire paternaliste, fait de grands projets, sans embardée ni nouveauté. « C’est plus qu’à l’ancienne, avec des vieux mâles blancs… Mais Quimper se gagne au centre », soupire Jérôme Abbassene, coopérateur EELV et deuxième de la liste Vivre Kemper.
La tentative de démocratie participative, en début de mandat, a fait long feu et l’adjointe EELV qui la portait a été démise de ses fonctions en février dernier. Les conseils de quartier mis en place, dont deux tiers des membres étaient tirés au sort chaque année, « ont fait des propositions. Elles n’ont jamais été regardées », explique l’élue sortante, Martine Petit, qui ne se représente pas (lire ici sa lettre ouverte).
« À Quimper, même au bureau municipal, il n’y a pas d’arbitrage collectif. Bernard Poignant est très peu à l’écoute. C’est un pouvoir très concentré », dit l’écologiste en rupture de ban. Une gestion en solitaire, dénoncée par ses adversaires, mais qu’il assume. « Un maire, ça écoute, ça consulte, mais ça tranche, ça décide. Parfois, il faut dire : “C’est comme ça !” Mais dire que je suis un despote, c’est du folklore… », explique Poignant.
Jeudi soir, il a fait son dernier meeting de campagne. Jusqu’au dernier moment, ses partisans vont tenter de mobiliser les abstentionnistes. De convaincre que les municipales ne sont pas une élection nationale, et qu’il faut faire confiance à l’expérience. Avec l’espoir que la ville ne leur échappe pas.
BOITE NOIREJ’ai passé deux jours à Quimper, lundi 17 et mardi 18 mars. J’ai rencontré des représentants des quatre listes de gauche pour essayer de comprendre quel climat règne dans l’électorat de gauche (dans toutes ses sensibilités). J’ai aussi suivi plusieurs actions de campagne, dont deux réunions publiques du maire sortant Bernard Poignant.
Contacté, le candidat UMP Ludovic Jolivet n’a pas retourné notre appel dans les délais. Il m'a rappelée vendredi à 18H30, après la publication.
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