Anne-Bénédicte Hoffner, 37 ans, est journaliste au service religion du quotidien La Croix. Le 28 janvier 2014, la journaliste, spécialiste de l’islam, signe un article très bien renseigné intitulé « La France doit mieux prévenir les risques de l’islam radical ». Alors que deux adolescents de Toulouse partis pour combattre en Syrie viennent d’être interceptés et interrogés par la police, l’article révèle quelques courts extraits d’un récent rapport du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) sur la « Prévention de la radicalisation ». Un rapport confidentiel assez critique qui s’inquiète, selon le quotidien, de « l’importance croissante » de la radicalisation de jeunes musulmans sur le sol français et pointe les failles du dispositif français : absence de recherches de référence sur le sujet, de « critères communs de détection », une politique exclusivement ciblée sur « la répression », etc.
Le SGDSN, service rattaché au premier ministre, avance également quelques pistes d’amélioration. « Aucune stratégie d’action préventive n’existe à l’égard des personnes détectées pour les aider à sortir du processus », indique notamment le rapport, remis à Matignon le 30 octobre par Yann Jounot, ex-directeur de la protection et de la sécurité de l’État. Un diagnostic désagréable pour les autorités françaises, à l'heure où le ministre de l'intérieur Manuel Valls a fait de la lutte contre « l'ennemi intérieur » l'un de ses chevaux de bataille, mais, a priori, pas de quoi faire trembler la République.
C’est pourtant cet article qui a valu à son auteure d’être entendue comme témoin pendant deux heures, le 18 mars 2014, dans les sous-sols de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), à Levallois-Perret. Contacté, le parquet de Paris indique avoir ouvert une enquête préliminaire pour compromission du secret-défense, suite à une plainte du SGDSN, déposée « dès le lendemain de la parution de l’article ». « Au téléphone, vendredi, le policier m’a indiqué qu’il voulait m’entendre sur le contenu de l’article, ce qui m’a surpris », explique Anne-Bénédicte Hoffner. Selon elle, les policiers souhaitaient savoir comment elle avait eu accès à ce document, apparemment classé confidentiel défense, et qui avait donné son feu vert à la publication au sein de sa rédaction. « Le but était de m’impressionner, estime la journaliste. L’un des policiers m’a dit : “La prochaine fois que vous aurez accès à des informations, vous vous souviendrez de nous.”. »
Dominique Quinio, la directrice de La Croix qui accompagnait sa journaliste, a été priée de l’attendre à l’extérieur du bâtiment de la DCRI. « Nous avons fait notre travail sur un sujet qui concerne tout le monde, indique Dominique Quinio, jointe par téléphone. Ce qui était rapporté dans cet article était extrêmement général et pas de nature à mettre en péril qui que ce soit. Mais La Croix est un journal qu’ils n’ont peut-être pas l’habitude de voir sur ces terrains-là. » Le directeur de la publication, Georges Sanerot, devrait également être prochainement entendu.
Ce n’est pas la première fois que la DCRI tente d’intimider des journalistes au motif de la protection du secret-défense. La violation du secret-défense peut être punie d'une peine allant jusqu'à cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende. Le problème est que, depuis la réforme des services de renseignement menée par Nicolas Sarkozy en 2008, ce classement secret-défense a été largement étendu, y compris à des informations utiles au débat public.
En avril 2013, deux anciens journalistes d’Owni, ainsi que l’ex-directeur de publication du site d’information, fermé fin 2012, avaient été entendus suite à la publication d’une enquête sur la plateforme nationale d’interception judiciaire (Pnij), confiée au groupe Thalès. Cette dernière doit centraliser l’ensemble des écoutes téléphoniques, suivis Internet, géolocalisations et autres surveillances réalisées en France dans le cadre d’enquêtes judiciaires. Leur tort ? Le site avait mis en ligne de larges extraits du « programme fonctionnel détaillé » du projet, classé confidentiel-défense. Les journalistes n'ont pas eu de nouvelles depuis.
Contacté, le SGDSN ne nous a pour l’instant pas répondu.
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