La “politique autrement” existerait, on l'a peut-être rencontrée. Au Havre, le scrutin municipal offre aux électeurs de cette sous-préfecture de Seine-Maritime de quoi ne pas bouder les urnes, elle qui a été marquée quarante ans durant par un duel entre communistes et gaullistes héritiers de la Résistance, le chiraquien Antoine Rufenacht succédant en 1995 au PCF André Duroméa, élu en 1971.
Aujourd’hui, les principaux postulants à la mairie sont trois sémillants quadras. Face au jeune maire UMP Édouard Philippe (44 ans), proche d’Alain Juppé, qui a succédé au baron chiraquien Antoine Rufenacht, la gauche présente deux candidats aux profils inédits : une communiste de 45 ans, Nathalie Nail qui entend renouer avec l’histoire rouge de la ville, et un ancien président d’université noir de 49 ans, Camille Galap, vainqueur surprise d’une primaire ouverte socialiste et qui espère créer la surprise.
Tous sont désireux d’écrire une nouvelle page de l’histoire tourmentée de cette ville rasée pendant la Seconde Guerre mondiale, reconstruite, avant de s’étendre dans les années 1950-60, annexant de petites villes voisines. Se divisant entre huit quartiers bas et hauts, mal reliés entre eux et à l’identité bien affirmée, Le Havre doit composer depuis une trentaine d’années avec les restructurations industrielles de l’économie portuaire et automobile, et perd sans cesse des habitants (aujourd’hui, ils sont 175 000, dont un peu plus de 110 000 électeurs inscrits).
Malgré les tentatives de rénovation urbaine et de dynamisation économique de la municipalité de droite de ces dernières années, la fracture reste forte entre centre-ville, quartiers périphériques bourgeois et quartiers populaires en décrépitude. Si l’embellie récente du centre-ville côté port ou l’instauration d’un tramway allant jusqu’à la plage sont saluées par ses opposants, ceux-ci ne manquent pas de rappeler dans le même temps que 22 % de Havrais vivent en dessous du seuil de pauvreté, et que la ville compte 13 % de chômage.
Dans une ville qui penche encore majoritairement à gauche – elle a voté à 58,6 % pour Hollande au second tour de la présidentielle de 2012 –, le jeu politique local a l’indéniable mérite de la clarté politique. Ici, pas de dissidences, de débauchage d’élus sortants sur des listes concurrentes ou de débat uniquement centré sur la propreté. Si les trois candidats cèdent à la logique municipaliste de ne pas afficher clairement leur étiquette et ne convient aucun soutien de figures nationales de leurs organisations, au nom de leur sens de « l’intérêt général allant au-delà des partis », tous assurent « ne pas mettre (leur) drapeau dans la poche sur le terrain ».
De fait, ils incarnent chacun trois lignes bien distinctes, quant à leur vision de la gestion municipale, et contribuent ensemble à repolitiser un scrutin d’habitude souvent déconnecté des clivages profonds gauche/droite. Panorama de trois candidats un brin atypiques dans leurs partis (un UMP juppéiste très modéré, une communiste n’arborant pas le logo Front de gauche, un socialiste contournant l’appareil fabiusien local), qui font des municipales du Havre une vraie bataille électorale de fond, et donnent un visage attractif de la rénovation en politique.
« C’est assez sain pour une ville de gauche d’avoir un maire de droite, comme d’avoir des maires de gauche dans des villes de droite. Cela force à s’enraciner dans le compromis et l’adhésion de tous, loin des discours sectaires, simplistes et doctrinaux. » Attablé à la terrasse d’un bistrot proche de la mairie, Édouard Philippe ne se fait pas prier pour raconter son profil singulier, celui d’une droite improbable, voire insoupçonnable. À 45 ans, ce petit-fils de docker qui dit « beaucoup aimer Mélenchon » (car « c’est le seul à avoir compris les enjeux politiques de la mer ») explique avoir été adhérent du PS « pendant deux ans, à la fac », quand Michel Rocard semblait être en mesure de succéder à Mitterrand. « J’aimais sa vision d’une social-démocratie ouverte, mais je suis parti, écœuré par le sectarisme intellectuel des fabiusiens », dit-il dans un clin d’œil, lui qui est l'un des rares maires de droite dans le fief de Seine-Maritime de l’actuel ministre des affaires étrangères.
Né à Rouen, ayant grandi dans le Nord avec des grands-parents havrais, Édouard Philippe évoque Pierre Mauroy comme « modèle municipal », puis s’empresse d’ajouter : « En plus de ma double filiation très claire envers Antoine Rufenacht et Alain Juppé. » Il est un fidèle de ce dernier depuis une douzaine d’années, « dans les bons moments aujourd’hui, comme dans ceux de solitude, après sa condamnation, où on était très peu nombreux ». Lors du congrès fondateur de l’UMP, en novembre 2002, Juppé avait fait du jeune adjoint havrais son premier secrétaire général, lui qui n’avait « jamais pris de carte dans un parti de droite jusque-là ».
Atypique, cet ancien conseiller d’État, qui s’essaie à l’écriture de polars (il en a déjà publié deux), a finalement été préféré à Christine Lagarde par Antoine Rufenacht, pour devenir son successeur. Fils d’enseignants, Édouard Philippe s’est installé en 2010 dans le fauteuil du maire chiraquien, aujourd’hui âgé de 74 ans, qui avait lui-même gagné la mairie en 1995 au bout de sa quatrième tentative. Il s’inscrit dans ses pas, revendiquant la continuité de l’action municipale, « je conserve sa philosophie de gestion, avec des marottes différentes, notamment sur la culture », et a demandé à Rufenacht de figurer en dernière position sur la liste. « Depuis qu’il m’a laissé sa place, il a été d’une classe exceptionnelle, dit Philippe. Il a dû me dire une fois en quatre ans de faire attention… »
Affirmant un positionnement de « droite républicaine ouverte », il insiste sur sa « liberté » locale : « Je déconnecte totalement la vie municipale de la vie nationale, assène-t-il. Je ne suis passé devant aucune investiture nationale de l’UMP, ni même devant les militants locaux, et je ne reçois aucun financement du parti. Sur ma liste, il y en a qui ont voté Hollande, Bayrou, et même Sarkozy. C’est dire si je suis ouvert… » Pour définir sa ligne, il résume : « Gaulliste, libéral sur l’économie et les questions sociétales, pro-européen. » Au Havre, il se tient à distance des polémiques nationales, par rapport au gouvernement (« La critique, je la fais à l’Assemblée », dit celui qui a été élu député en 2012) comme des affaires dans son propre camp (« Je ne suis ni sarkozyste, ni filloniste, ni copéiste »). Selon lui, « le contexte national aura un impact sur quelques pour-cent de voix, dans l’électorat de gauche comme de droite. Ceux qui s’en irritent s’abstiendront, mais l’essentiel se prononce sur un maire… ».
Ce profil “néo-gaulliste libéral” se retrouve dans son programme, axé sur l’économie touristique (il s’interrompt souvent pour s’auto-congratuler : « Vous avez vu tous ces touristes qui viennent de descendre du paquebot ? Il y en aura bientôt 150 par an qui s’arrêteront ici… »), l’action et la communication culturelles (et notamment sa « politique de lecture globale »), la rénovation urbaine de la ville, ou son souci de ne pas augmenter les impôts. En campagne, il privilégie les réunions d’appartement (il dit qu’il en aura fait « 130 en tout ») et les réunions de quartier (il en a prévu 22 dans le dernier mois). Son allure “techno dynamique” inspire son art oratoire, un brin “droit dans ses bottes”, mais des pointes d’humour en plus. Pédagogique et parlant sans fiches, lors d’une réunion publique devant une soixantaine de personnes assez âgées du quartier Sainte-Catherine, il déroule une heure durant sa vision du Havre.
La transformation et la réhabilitation de certains des quartiers abandonnés autour du port sont le cœur de son discours et de son idée force de « changer physiquement la ville ». Son vocabulaire se veut simple, il détaille sa « belle piscine », son « immense centre commercial qui a revitalisé les docks en conservant le bâti », son futur centre de congrès et les bureaux qu’il compte créer pour achever « la transformation du port, qui est peu à peu partie vers le sud », l’utilité de la rénovation urbaine dans les quartiers nord, « où on a tout cassé et on a tout transformé », les coins encore « moches », les ponts à détruire ou à reconstruire, les « promenades » à aménager et les rues ou les quais qui doivent devenir « jolis » dans les années à venir. À plusieurs reprises, il évoque son envie de miser beaucoup sur « l’économie du nautisme » : « D’abord, ça fait plaisir à ceux qui aiment ça, mais c’est aussi très bon pour les enfants de savoir faire du bateau. Ça permet d’apprendre à être responsable et à comprendre que parfois, les éléments sont plus forts que vous. »
Son autre axe de campagne, c’est le développement économique. « Le maire ne peut pas tout faire et tout promettre en matière d’emploi, dit-il à ses administrés. Mais il peut faire venir des entreprises et essayer de faire profiter les Havrais des emplois créés. » Et d’évoquer la venue d’Areva et d’usines d’éoliennes offshore, pour laquelle « il a fallu se battre ». Sans préciser que c’est chez Areva qu’il s’était recasé, comme « directeur des affaires publiques » (fonction qu’il exercera jusqu’en 2010), après son passage au cabinet d’Alain Juppé, éphémère ministre de l’écologie en 2007, le temps d’un mois, jusqu’à la défaite du maire de Bordeaux aux législatives. « La venue d’Areva, c’est 2 000 emplois industriels qualifiés ! » Dans la salle, une voix s’élève faiblement : « Oui, mais c’est pour du personnel qualifié… » Édouard Philippe enchaîne : « On va se battre pour qu’un maximum de Havrais puissent en profiter. Il ne faut pas se leurrer, ils feront venir des cadres. Mais il y aura aussi d’autres emplois, par exemple des entreprises de services et de nettoyage seront sollicitées… »
S’il évoque aussi la sécurité parmi ses priorités, son discours sur le sujet est bien loin des surenchères auxquelles se livrent certains dans son parti. Édouard Philippe, qui a déjà exprimé publiquement être « de ceux qui voteraient à gauche dans les cas de duel avec le Front national », reste très mesuré. Il parle d’abord des bienfaits de la rénovation urbaine sur la baisse des chiffres de la délinquance, de l’augmentation de la police municipale (88 employés), « mais elle ne sera jamais armée et si nous continuerons d'augmenter tranquillement les effectifs, ce ne seront pas des cow-boys ». Quant à la « vidéoprotection », déjà mise en œuvre par son prédécesseur, il s’exclame : « Ça rassure, ça sérénise (sic) les habitants, mais il faut avoir conscience que ça ne fait pas tout. »
Respectueux de ses adversaires, dont il dit plutôt du bien à titre personnel (« Avec les communistes, le temps du verre pilé dans la colle des affiches est terminé »), Édouard Philippe estime qu’ils n’ont « pas d’enjeux clivants » à lui opposer. Il balaie le reproche qui lui est fait de ne rien faire pour endiguer la baisse continue de la population : « C’est un faux débat. Nous sommes tous d’accord pour redynamiser la ville, mais cela fait 35 ans que la ville perd des habitants, à cause de décisions passées qui produisent des effets à long terme, notamment celui d’avoir rendu plus attractif l’extérieur du Havre, et sur lesquels nous travaillons. » Et d’évoquer la construction d’un hôpital privé en ville, de s’interroger sur la pression fiscale moindre dans la périphérie havraise, sur la mauvaise accessibilité de la zone industrialo-portuaire, principal bassin d’emplois de la ville, depuis l’intérieur du Havre, ou sur l’existence de zones commerciales en dehors, comme sur la dégradation des logements de centre-ville. « C’est un mauvais procès qu’on me fait, jure-t-il, mes adversaires se trompent en choisissant cet angle d’attaque, car aucun Havrais ne m’en veut personnellement, ils savent bien que je fais tout pour rendre la ville plus attractive. »
Sûr d’affronter Nathalie Nail au second tour – « c’est évident que les communistes seront loin devant le PS » –, Édouard Philippe balaie tout risque pour lui d’une présence du FN au second tour. Pourtant, son abstention lors du vote sur le mariage pour tous pourrait lui coûter des voix dans l’électorat chrétien et de droite. « Rufenacht a gagné Le Havre dans une triangulaire avec le FN, rappelle-t-il. Ici, l’électorat frontiste est avant tout un transfert de celui du PCF… » Adepte assumé du cumul des mandats, « mais j’ai annoncé dès les législatives de l’an dernier que je choisirais la mairie », il a refusé tout débat public ou télévisé avant le second tour (« ça n’a de sens qu’une fois que les électeurs ont dégagé deux ou trois adversaires »). De toute façon, tranche-t-il, un peu bravache : « Je parle de moi et de ce que j’ai envie de faire, les gens prennent ou pas. »
« Édouard Philippe, c’est le maire du déclin et du laisser-faire. Le Havre est devenu un laboratoire de la droite libérale municipale. » Dans son bureau, au siège de la section PCF, Nathalie Nail n'a pas de critiques assez dures sur son adversaire à la mairie. Elle attaque : « En voulant faire une ville de standing, lui et Rufenacht ont tout cédé à Bouygues et aux copains promoteurs, au lieu de céder des terrains à l’euro symbolique à des bailleurs sociaux. Son “plan-lecture”, c’est de la com, alors qu’il ferme des bibliothèques ! Il confie un forum de réflexion à Jacques Attali (le LH forum – ndlr), mais il y a très peu de Havrais qui y viennent. Il dit qu’il n’augmente pas les impôts, mais il le fait par l’autre bout. » Puis, elle égrène : « Il y a eu 19 écoles de fermées depuis 1995 ! Tous les services municipaux ne cessent d’augmenter. La journée de centre aéré, le ticket de transport, la dernière tranche du tarif de cantine, à 5,10 euros ! Même le “conte de Noël” pour les enfants était payant, et a généré 17 000 euros de recettes. Nous, à l’époque, la municipalité offrait des livres aux enfants… »
Challenger avide de reconquête, Nathalie Nail est une enfant du “communisme municipal”, même si elle renâcle à s’en affirmer l’héritière. « C’est une notion galvaudée, dit cette fille de garagiste et militant communiste, j’en ai marre des clichés sur le droit de propriété. Je suis pour le rassemblement avant tout. » Pourtant, il ne faut pas beaucoup prier cette « tchatcheuse invétérée », qui dit « être née avec une cuillère en bronze dans la bouche », pour évoquer sa « nostalgie » du Havre rouge. Le centre de vacances de Montgenèvre où elle allait, gamine, en “colo”, et « où on payait en fonction des revenus et on croisait tous les milieux sociaux », son premier engagement dans le comité local de libération de Nelson Mandela (« où il n’y avait pas grand-monde à l’époque, en dehors des communistes »), sa première carte du parti, « prise à 15 ans, à la fête de l’Huma ».
Et puis, il y a Michel Fugain, qui avait créé dans la cité océane la chanson emblématique “Le chiffon rouge”. « C’était dans le cadre de l’opération “Juin dans la rue”, une animation préparée longtemps à l’avance avec les enfants de tous les quartiers de la ville, chacun préparant une chanson, s’enhardit Nail. Jimmy Cliff était venu, Johnny Clegg aussi… » Elle s’amuse : « Si je suis élue, on pourrait organiser un “Mai sur le boulevard”. » Être une femme de moins de 50 ans (elle en a 45) est déjà en soi un signe fort de renouvellement pour le PCF havrais, même si son directeur de campagne reste Pierre Thorez, fils de Maurice, l’illustre secrétaire national du PCF entre 1930 et 1964.
Avant elle, ce sont de vieux cadres du parti qui avaient tenté de conserver la ville (Daniel Colliard, à qui Duroméa avait passé le flambeau six mois avant l’élection, en 1995), puis de la reprendre à Rufenacht (Daniel Paul, le député, en 2001 et 2008). Pur produit du parti, après avoir été quelque temps conseillère d’orientation, Nathalie Nail est attachée parlementaire de Daniel Paul en 1997, puis salariée par le PCF depuis son élection surprise comme conseillère générale, en 2001. « Je reverse 3 000 euros, la totalité de mon indemnité d’élue, au parti, qui me salarie autour de 2 500 euros, plus le remboursement de la garde de mes enfants », dit-elle en toute transparence.
Sur le terrain, la conseillère générale use d’un discours identitaire, rappelant souvent qu’elle est la la seule à être une « havro-havraise », qui n’a jamais quitté la ville depuis sa naissance. En porte-à-porte, elle prend son temps, n’hésite pas à rentrer chez les gens pour constater les malfaçons décrites par les habitants, appelle à « rendre la ville aux Havrais », plutôt que d’encourager la municipalité sortante, qui « imagine une ville pour les Parisiens ». À ceux qui lui parlent sécurité, elle répond qu’elle n’est « pas forcément contre la vidéosurveillance », mais ajoute : « En même temps, on a tous été jeunes, et si l’on ne nous avait rien proposé comme activité, on aurait aussi traîné dans la rue. » Face à un électeur désabusé qui lui lance que « la gauche, c’est pareil que la droite », elle riposte : « Au niveau national, je suis bien d’accord avec vous. Mais moi, je sais ce que j’ai fait pour défendre les salariés en lutte ces dernières années. Vous avez connu avant, Duroméa ? C’était bien, non ? » « Mouais, on revient en arrière, quoi… »
Si elle ne met pas en avant le Front de gauche, ni l’appellation ni le logo, c’est qu’elle veut « avant tout parler aux Havrais ». De fait, au Havre, le PCF est encore largement majoritaire parmi les militants de gauche, et « le Parti » peut encore compter sur 800 sympathisants, selon elle, qui préfère parler de « rassemblement citoyen » que d’« union de la gauche », et ne dit « jamais “votez communiste”, car notre liste va bien au-delà ». Elle a misé sa campagne sur la consultation de la population, via des « questionnaires citoyens », distribués à 90 000 exemplaires, et pour lesquels elle dit avoir reçu « près de 5 000 réponses », et des « ateliers citoyens » ayant permis de dégager les axes forts et prioritaires de son programme : accompagnement dans la recherche d’emploi, priorité au logement social, transports (dont elle veut revoir tout le réseau municipal ainsi que la politique tarifaire), culture et sport.
Elle croit la victoire possible, et ne doute pas d’arriver devant le PS au premier tour (« En 2008, dans un contexte autrement favorable pour eux, ils n’avaient fait que 13 % »). Comme son concurrent à gauche, elle ne souhaite pas évoquer les conditions d’un accord d’entre-deux tours, et elle s’abstient de trop parler de son adversaire socialiste, Camille Galap. « Je ne veux pas rajouter de la division à la division », dit-elle, ne croyant pas une seconde à une éventuelle percée de l’ancien président d’université, vainqueur surprise de la primaire ouverte d’octobre dernier. « C’est sympa, les tapes dans le dos et les grands sourires, mais ça a ses limites », grince-t-elle, avant d’ajouter : « Les parachutés, ça n’a jamais marché. La politique, c’est sérieux. » Pour elle, Camille Galap est un « aventurier, qui vient puis qui repartira », comme avant lui Najwa Confaits, une élue proche de Manuel Valls (dont elle fut l’une des plumes pendant la primaire) et qui a démissionné l’an dernier du conseil municipal, pour s’implanter en région parisienne. Elle laisse entendre que son adversaire s’intéresse surtout aux quartiers populaires et aux questions de discrimination, avant de souligner qu’à ses yeux, le « pouvoir d’achat est la première des discriminations, car on ne demande jamais sa carte d’identité à un émir ».
Même fatigué, il rit encore. Camille Galap et son équipe ne sont plus aussi fringants que lors de la primaire socialiste d’octobre dernier. Quand, avec l’aide d’une majorité de militants non-encartés (estimé autour de 200), le plus souvent venus de la fac (chercheurs ou étudiants), l’ancien président de l’université, adhérent du PS seulement depuis janvier 2013, avait battu au premier tour l’opposant socialiste Laurent Logiou (lire notre reportage d'alors), proche de l’ancien président de région Alain Le Vern, mais en disgrâce auprès de Laurent Fabius après avoir échoué de peu aux législatives, face à Édouard Philippe.
« Beaucoup moins naïf sur la réalité et la dureté de la politique qu’il y a six mois », aux dires de l’un de ses proches, Galap affiche toujours sa force tranquille et bonhomme, notamment quand il s’agit de répliquer aux critiques sur sa gestion de l’université, dont il vante son bilan en terme d’animation étudiante : « Mon vice-président a été élu à ma suite dès le premier tour, c’est un résultat bizarre pour sanctionner une gestion… Je ne nie pas les difficultés, mais elles étaient avant tout liées à un problème structurel, celui de la réforme de l’autonomie des universités voulue par Valérie Pécresse, une ancienne attachée parlementaire d’Antoine Rufenacht… »
Galap continue d’occuper le terrain sans cesse. À la sortie de l’usine de Renault-Sandouville, il retrouve l’un de ses co-listiers, Fabrice Leberre, un délégué CGT emmené par les écologistes sur la liste. Devant la foule des 2 000 ouvriers qui sortent en l’espace d’une vingtaine de minutes, l’accueil est bon et les poignées de mains franches.
« Les diffusions de tracts fonctionnent toujours ici, dit Leberre, devant les cars alignés sur le parking. Ça fait de la lecture pour le retour. » Lui a contribué à promouvoir le projet de déconstruction de voitures, porté par la CGT sur le site régulièrement menacé de Sandouville, dans le programme de Galap. À ses côtés, Arnaud Lemarchand, professeur d’économie à la faculté, est venu ponctuellement filer un coup de main. Actif pendant la primaire, ce militant associatif – notamment dans l’aide aux populations roms et au Droit au logement (DAL) – s’est un peu éloigné, effrayé par les chicayas socialistes d’après primaire et les tensions consécutives à la formation de la liste, où, entre pression de Laurent Fabius himself et annonce de démission du PS par Galap, son collègue universitaire a finalement obtenu le dernier mot et l’accord de Solférino.
Son ancien concurrent, Laurent Logiou, est finalement renvoyé en fin de liste, comme la députée PS Catherine Troallic, au nom du mandat unique défendu par Galap et son équipe. « Camille est un produit de la Fabiusie, qui l’a utilisé pour dégager Logiou, persifle de son côté Édouard Philippe. Ça lui coûte d’ailleurs à l’intérieur du PS. Comme il n’est pas assez implanté dans la gauche bourgeoise de la ville, il s’appuie sur les quartiers périphériques et les étudiants. Mais lui et les siens n’ont pas suffisamment l’expérience d’une campagne municipale. Le job n’est pas bien fait. » Comme beaucoup, le maire sortant est désorienté par l’absence totale de réunions publiques de Galap. « Il n’y a pas que lui, sourit un proche du postulant socialiste. Tout le monde au parti n’arrête pas de nous dire qu’on fait n’importe quoi, qu’on ne sait pas faire, qu’on est des amateurs… Mais on assume ! Les meetings, ça ne fait venir que des convaincus… »
Dans son entourage, tous ont bon espoir de créer la surprise en passant devant le PCF. Tout dépendra de l'investissement des quartiers populaires. Celui-ci avait permis la victoire lors de la primaire. Sans que ce ne soit un raz-de-marée participatif (1 461 votants, mais représentant tout de même dix fois l’effectif de la section PS du Havre), la mobilisation avait été suffisante pour l’emporter. Mais le sera-t-elle cette fois-ci à grande échelle ?
Le pari est aujourd’hui davantage rationalisé scientifiquement, avec l’aide du logiciel 50+1 (mis au point par les spécialistes bostoniens du porte-à-porte de la campagne de François Hollande), qui leur permet de recouper, rue par rue, les zones les plus abstentionnistes et enclines malgré tout à voter à gauche. « L’objectif est d’avoir frappé à quelque 10 000 à 15 000 portes à la veille du premier tour, en se concentrant sur une trentaine de bureaux de vote prioritaires et en ayant couvert en porte-à-porte 75 % de la ville haute », explique l’un des deux salariés de campagne (l'un à la communication, l'autre à l'organisation de terrain).
« Grâce à la primaire, où nous sommes venus récolter des parrainages citoyens (Galap avait récolté plus de 2 600 soutiens – Ndlr), puis où nous avons fait campagne, cela fait près d’un an qu’on vient régulièrement dans ces quartiers », explique Muriel Devriese, n°2 sur la liste de Galap. Ce dernier met un point d’honneur à toujours être présent à chacun des porte-à-porte, et se réjouit de voir son équipe (parfois renforcée par des militants socialistes venus incognito d’autres villes du département acquises à la gauche) se rendre compte concrètement des difficultés de certaines zones résidentielles. À Bois de Bléville, il s’abasourdit de trois immeubles successifs aux trois quarts vides, signe du grand turnover que connaît la population havraise. « Si je suis élu, je réunirai dans la semaine les bailleurs sociaux, soupire-t-il dans l’ascenseur. Ça ne peut pas rester en l’état. »
Quand des jeunes, qui tiennent le mur en tirant sur un joint, l’interpellent, il raboule son impressionnante carrure de champion de France universitaire de karaté et entame une série de poignées de main, son grand sourire en avant.
– Alors, monsieur Galap, on a voté pour vous, on attend !
– Je ne suis pas encore élu, et ça dépend toujours de vous. Le maire ne vous a pas répondu pour la salle ?
– Non.
– Grâce à vous, ça va changer tout ça…
– Enfin, le problème central, c’est que dans les boîtes d’intérim, Benoît il trouve un taf, mais Mohammed, il en trouve jamais !
– Si je suis élu, je m’engage à revenir ici et à trouver des solutions. Je comprends votre colère, le maire actuel, il a choisi ses quartiers, parce qu’il sait qu’ici, ça ne vote pas. Du coup, vous vous retrouvez avec des immeubles vides et pas de salle…
– Ouais, mais on perd espoir, monsieur. Faut comprendre qu’il y en ait qui font dans l’illicite. Des gars avec des prospectus, qui disent qu’ils vont tout changer, on en a vus…
– Mais moi, je suis tout neuf en politique, vous pouvez me faire confiance.
– Vous savez, c’est pas vrai que les voitures brûlent ici…
– Mais bien sûr que je sais, je connais ce quartier, c’est là où je donnais des cours de karaté.
À la fin de l’échange, les jeunes le saluent et lui souhaitent bonne chance. Mais iront-ils voter ?
Aux yeux de Galap, pour le centre-ville, un simple “boîtage” du programme et une présence sur les marchés suffisent. « Ceux-là s’intéressent aux programmes et s’informent dans les journaux, glisse sa directrice de campagne, Bénédicte Martin, conseillère régionale et collègue à l’université de Galap. Alors, nous faisons des conférences de presse pour parler du fond de notre programme. » Dans ses porte-à-porte, l’accent est mis sur les propositions singulières du candidat, comme la mise en œuvre d’un “tram-train” (qui roulerait sur des rails abandonnés, permettant de desservir enfin la zone portuaire) et la gratuité des transports le week-end, la création d’un centre municipal de santé, la tarification sociale de l’eau, les horaires décalés pour les crèches, un plan local de lutte contre les discriminations à l’emploi et aux stages, ou l’installation d’un « réseau de chaleur » pour faire baisser de 40 % certaines factures énergétiques (une proposition apportée par les alliés écologistes)…
Novice, Camille Galap se sent « plutôt à la gauche du PS, mais conscient des enjeux économiques et préoccupé par l’avenir des entreprises localement, dont je ne considère pas les patrons comme des ennemis ». Pour autant, il n’a pas franchement de fétichisme face à son nouveau parti : « On trace notre chemin, c’est tout. Les militants socialistes motivés qui y croient, ils nous suivent. Voilà. » Il s’amuse des dires de ses adversaires, qui évoquent à son propos une « bulle médiatique », qui serait sans rapport avec la réalité de son score à venir. « On verra bien quand elle leur pétera à la gueule, la bulle », lance-t-il d’un grand éclat de rire, qui demeure toujours autant sa marque de fabrique en campagne. Celui-ci subsistera-t-il au soir du premier tour ?
BOITE NOIREJ'étais en reportage au Havre les 6 et 7 mars. Outre un suivi en leur compagnie d'actions de campagne, chacun des trois candidats m'a accordé une grosse heure d'entretien.
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