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Sarkozy, l'épuisement d'un système

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Ce n’est pas encore « les dix petits nègres » d’Agatha Christie, ou plutôt « les dix grands hommes de l’ombre », mais ça commence à y ressembler. Buisson : poursuivi. Guéant : entendu. Squarcini : jugé. Balkany : soupçonné. Tapie : mis en examen. Pérol : même chose. Thierry Gaubert : idem. Hortefeux : condamné. Herzog : perquisitionné. Sans parler de Jean-François Copé qui ne fait pas vraiment partie du cercle… Et maintenant, pour couronner le tout, Gilbert Azibert, cet avocat général près la Cour de cassation qui renseignait l’ancien président afin de bloquer l’instruction sur l’affaire Bettencourt (notre article ici).

Nicolas Sarkozy.Nicolas Sarkozy. © Reuters

Pour un homme qui se flattait, en 2006, à la veille de son élection à la présidence de la République, de n’être éclaboussé par aucune affaire, le palmarès finit par devenir vertigineux. Nous l'écrivions de longue date ; les accélérations survenues dans plusieurs dossiers judiciaires viennent le confirmer. Du financement de la campagne Balladur en 1995 à l’affaire Karachi, de l’invalidation des comptes de campagne de 2012 à l’arbitrage Tapie, du transfert de François Pérol (à la Caisse d’épargne) à la nomination ratée du dauphin Jean (à l’Epad), de l’attribution du marché des sondages aux soupçons de financement libyen, sans parler du dossier Bettencourt, il existe une constante, l'argent, et un refrain, le grand air du complot. Mais cette parade ne couvre plus le grelot des jackpots. Vers où que l’on se tourne, on n’entend plus qu’un bruit : “Money…”, “Money…”, “Money”… comme le chantaient les Pink Floyd.

C’est qu’en Sarkozie les affaires d’argent ressemblent aux problèmes de cœur. La frontière est poreuse entre le public et le privé. Cette confusion des amours et des fonctions, des amitiés et des carrières, des influences et des pactoles, a couru depuis la mairie de Neuilly et s’est emballée rue du Faubourg-Saint-Honoré en déteignant sur les entourages, jusqu’aux rouages de l’État.

On connaissait le procureur Courroye, on découvre l’avocat général près la Cour de cassation, qui réclamait un poste à Monaco en échange de ses services. Comme quoi Buisson avait l’exclusivité du dictaphone, mais pas celle des arrangements. Comme tant d’autres, dans ce réseau où les conseillers n’étaient pas les payeurs, mais les payés, il servait et se servait, facturant les sondages en bon chef d’entreprise, et pesant en même temps sur les grands choix du pays.   

Ce que révèle cette succession d’affaires n’est pas l’existence d’hommes et femmes de l’ombre autour d’un président. De Gaulle, Pompidou, Giscard, Mitterrand, Chirac avaient tous leurs visiteurs du soir et Hollande n’en manque pas. Des effets de cour, des intrigants, des confidents, des amis de trente ans, on en a toujours connu autour des lieux de pouvoir, et le fonctionnement de la Ve République n’a fait que les amplifier. Le président de la République française concentre tant de puissance entre ses mains que le premier visiteur auquel il tend l’oreille pèse davantage que les ministres et le chef du gouvernement.

Mais les dérapages, les débordements, les écoutes téléphoniques sous Mitterrand, le cabinet noir sous Chirac avaient une mission précise, et circonscrite : pour l’un, protéger le secret sur Mazarine, pour l’autre, contenir l’incendie sur les affaires de Paris. Avec ce que nous vivons aujourd’hui, et qui n’est rien d’autre que la confirmation par la justice d’une multitude de scandales révélés par la presse, et ici même à Mediapart, voilà que l’exception, le dérapage, l’abus de pouvoir dans un domaine précis deviennent une règle générale, ou plutôt une non-règle générale, une absence de limite, une privatisation de l’argent public et des institutions au service d’un système...

Dans l’entourage du président Sarkozy, du temps de l'Élysée, il y avait les virevoltants, les inclassables, les sans-fonction. Ces espèces de sans-papiers de la République étaient dans les petits papiers du maître, et cela suffisait à leur conférer un pouvoir d’influence considérable. Buisson, Goudard, Minc, et compagnie. Mais aux côtés de ces élus du cœur, il y avait aussi les serviteurs, les gardiens du temple et de la boutique. Guéant à l’Élysée avec son œil sur la justice, Balkany dans les Hauts-de-Seine avec les clés du coffre-fort initial, Squarcini à la police, Courroye, et désormais cet Azibert à la Cour de cassation.

Un pour tous et tous pour soi, ce réseau était uni autour du chef comme les deux doigts du sceptre, mais conservait deux fers au feu : le char de l’État et sa propre Ferrari. Buisson, Ouart, Gaubert, Balkany, Guéant, Goudard, Giacometti ont à coup sûr beaucoup donné, mais nul ne soutiendra qu’ils aient été plus pauvres en quittant l’Élysée, qu’en y entrant...  

Ce qui frappe ici, c’est une manière décomplexée de passer du service de la France à celui de son destin personnel, de l’intérêt public à son avantage privé. L’exemple le plus caricatural est sans doute celui de Bernard Tapie et de son arbitrage colossal, mais les conseillers-sondeurs ne sont pas mal non plus, François Pérol ne dépareille pas, et la fréquentation assidue d’intermédiaires douteux, grassement rémunérés, vient compléter le tableau.

Dans ce monde sans barrière, les scandales révélés ces dernières années renvoient tous à une confusion du politique, du copinage, et du business. Il reste pourtant un étonnement, et un mystère. Il ne concerne ni la morale ni le style de gouvernement, mais le savoir-faire du patron. La cascade d’affaires qui s’abat sur lui, et sur le parti qu’il a conquis en 2004, finit par révéler une étrange fragilité.    

Jean-François Copé, Ziad Takieddine et Brice Hortefeux.Jean-François Copé, Ziad Takieddine et Brice Hortefeux. © (Mediapart)

La réputation du sarkozysme, et de son cercle informel baptisé « La Firme » du temps de la conquête, c’est son côté professionnel, paraît-il implacable, cohérent, mieux réglé qu’une horloge. Et ce qui surprend dans la foulée, c’est ce côté petit bras, Branquignol, amateur, contradictoire. Voilà que la Sarkozie, experte en communication, donne l’image d’un panier de crabes déboussolés !

Comment l’ancien président, communicant à qui la chronique officielle accorde un talent redoutable, voire une forme de génie, en est-il arrivé à léguer cet héritage fracassant, qui jette un doute sur sa probité ou sur ses compétences de chef, au moment même où il escompte le redevenir ? Car avec ses indignations, ses déceptions, ses étonnements, Sarkozy finit par ressembler à Christine Lagarde aux prises avec l’affaire Tapie. Soit il est responsable, et c’est son quinquennat qui est éclaboussé, soit il s’étonne, et c’est Marie-Chantal qui s’éveille au pays des intrigants, président dépassé par ses collaborateurs, et par la situation.

Sarkozy est-il doté de l’autorité qu’on lui prête, d’énergie, de lucidité, ou d’une grande fragilité ? Face aux affaires, dans sa défense, est-il un patron qui commande, ou une victime que l’on persécute, et que l’on trompe ? Après la presse dénoncée pendant sa dernière campagne, après les juges, voilà que son entourage s’y met et que Buisson l’enregistre à son corps défendant. Ce visionnaire n’aurait rien vu, ce Spiderman se serait pris dans la toile, ce pragmatique serait tombé des nues, ce meneur d’hommes ne saurait pas les choisir.

La vérité c’est qu’il est tout à la fois, et l’histoire de cet animal politique hors norme en témoigne jour après jour. Dans chaque situation de sa vie et de sa carrière, sur le court terme, il a fait la preuve des qualités qu’on lui prête. Audace, rapidité, sens de l’organisation, énergie. Mais sur la longue durée, les vérités péremptoires de la veille sont venues se cogner à celles du lendemain, et les fidélités d’un jour aux emballements du suivant.

Sa force, c’est qu’il n’a pas de limites. Sa faiblesse est qu’il les a trop souvent franchies. Elles le rattrapent aujourd’hui.

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