Depuis plus d'un an, des mouvements réactionnaires et radicaux manifestent contre François Hollande. Le 3 février, ils ont fait reculer le gouvernement sur sa loi famille. Qui a défilé dans ces mouvements ? Comment sont-ils structurés ? Quels sont les conséquences et les débouchés politiques de ces mobilisations à droite ?
L'historien spécialiste des extrêmes droites Nicolas Lebourg décortique pour Mediapart la recomposition des droites qui est à l’œuvre et la radicalisation de militants de droite. Chercheur au CRHISM (Centre de recherches historiques sur les sociétés méditerranéennes) de l’université de Perpignan, il a lancé mercredi, avec d'autres chercheurs, le premier Observatoire des radicalités politiques (Orap).
Mediapart : Journalistes et chercheurs ont paru déstabilisés par les mobilisations de mouvements réactionnaires et radicaux auxquelles on assiste depuis novembre 2012.
Nicolas Lebourg : C'est tout à fait vrai qu'on a été surpris par l’ampleur de ces mobilisations. Ces cortèges de la “Manif pour tous” ont été très structurés par le mouvement national-catholique, dont on pensait qu’il avait été marginalisé. Entre 2005 et 2011, l’ascension de Marine Le Pen au sein du Front national se fait avec les nationaux-catholiques comme premier ennemi : ce sont eux les premières victimes des purges. Donc ils se sont réorganisés à l’extérieur du parti. Ce travail underground a été mésestimé par les chercheurs comme les journalistes.
L’ampleur de ces mouvements au long cours n’a pas non plus été perçue parce que l’on est dans une radicalisation culturelle qui a permis cette émergence politique. Le “Jour de colère” était fortement structuré avec des groupuscules de l’extrême droite radicale. On n'a plus l'habitude en France de voir un mouvement aux structures radicales aboutir à un rassemblement de masse : 17 000 manifestants selon la police, c’est tout de même non négligeable.
Justement, à quand remonte une telle manifestation de l’extrême droite dans la rue ?
Le problème est de savoir quelle extrême droite. Il y a une difficulté entre l’extrême droite, l’extrême droite radicale et une droite qui se radicalise. On voit bien qu’il y a des connexions. Christine Boutin, qui n’est pas d’extrême droite, a un moment envisagé de monter une liste aux européennes avec Béatrice Bourges, du Printemps français. Donc on voit bien qu’il y a une géographie, une écologie particulière.
Parmi les grands rassemblements d’extrême droite de rue, on peut penser aux manifestations de Jean-Marie Le Pen dans Paris pour les fêtes de Jeanne d’Arc, avec cette scénographie très particulière (pyramide, etc.). Dans l’entre-deux-guerres ou à la fin du 19e siècle, l’extrême droite a tout à fait la culture des rassemblements de rue, mais cela s’était liquéfié en même temps que l’extrême droite a été démonétisée.
Vous parlez de « connexions » entre droite et extrême droite. Qui manifeste aujourd’hui dans ces mouvements réactionnaires ? Comment peut-on les qualifier ?
Une très grande recomposition de toutes les droites est à l’œuvre depuis des années. Parce que les grands partis de droite avaient abandonné ce qui était référent et essentiel dans les années 1980 – le gaullisme –, pour une conversion au libéralisme. On a eu ensuite une double crise : une crise géopolitique ouverte à partir de 2001, avec cette mythologie islamophobe qui s’est mis à saisir les esprits ; et par-dessus, une seconde crise, macro-économique, ouverte depuis 2008. Cette conjonction des deux rend bien évidemment les vieux logiciels de droite extrêmement fragiles. Agiter aujourd’hui le drapeau libéral n’est pas très porteur politiquement...
Donc, les droites se cherchent un logiciel. On voit des individus de droite qui se radicalisent et se disent qu’après tout, les solutions que les partis de droite avaient prônées ne sont pas si loin que celles qu’apporte le parti socialiste ou du pacte de responsabilité de François Hollande, et que peut-être la question monétaire et celle de la souveraineté nationale sont à revoir.
Et que se passe-t-il à l'extrême droite ?
On a une extrême droite qui n’est jamais si bien que lorsque la gauche est au pouvoir. La social-démocratie est absolument merveilleuse pour elle, en particulier la méthode du président Hollande, qui recherche la coopération et a un modèle nordique à l’esprit. Donc nous avons une droite un peu perdue, une extrême droite qui au contraire a tout pour se mobiliser. On a bien vu avec les polémiques et rumeurs autour de la « théorie du genre » que n’importe quoi peut arriver à se cristalliser.
Lorsqu’on discute avec des électeurs du FN ou des jeunes militants du FN qui viennent des partis de droite, il y a cette idée que le PS (et donc le gouvernement) est au service des minorités. Que le travailleur français est coincé entre d’un côté des minorités, en particulier immigrées, pour qui l’État fait tout (les « profiteurs du bas »), et de l’autre le capitalisme international qui a amené cette crise de 2008 (les « profiteurs d’en haut »). C’est une représentation très forte qui s'est fortifiée lorsque le gouvernement prend un certain nombre de mesures.
À gauche, certains, comme Manuel Valls, ont évoqué la formation d’un « Tea Party à la française ». Peut-on comparer ce mouvement réactionnaire avec le Tea Party américain ?
La comparaison est tentante, mais assez délicate. Le Tea Party est une stratégie : peser sur le parti républicain. Même dans un système d’élection à un tour, le Tea Party gêne le parti républicain. En France, dans un système à deux tours, un Tea Party à la française serait totalement suicidaire. Depuis 2007, la droite a été en difficulté et a perdu toutes les élections. Celui qui fera un Tea Party tuera la droite alors qu’elle est en bonne position.
Ce qui se passe, c’est une liquidation du logiciel idéologique de la gauche, après la liquidation de celui de la droite ces dix dernières années. Définir la social-démocratie aujourd’hui, ce n’est pas forcément une évidence. Dans ce jeu, le propre de l’extrême droite que représente Marine Le Pen c’est, depuis les années 1880, d’amener des valeurs sociales de gauche (la défense des petits contre les gros) et des valeurs politiques de droite (l’ordre, la sécurité, le combat pour la France, contre le déclin).
Cela parle à ces différentes clientèles qui sont aujourd’hui perdues. Le thème du déclin – de droite – est passé à gauche car la liquidation de l’État-providence est telle qu’une partie de l’électorat de la gauche vit ce déclin. Et qui, aujourd’hui, lui dit que l’on peut combattre le libéralisme économique et la politique de Bruxelles ? Le Front national. Des transferts de vote sont en train de se faire de la gauche vers la droite.
Peut-on voir, derrière ces différentes manifestations (anti-mariage pour tous, anti-fiscalité, anti-Hollande), un même « populisme identitaire », comme le pense le chercheur Gaël Brustier (proche de l’aile gauche du PS) ?
C’est très juste : l’identité nationale s’est cristallisée dans l’extrême droite radicale française au cours des années 1970 et explose aujourd’hui en devenant complètement “mainstream”. Cela passe par l’idée de coagulation des problèmes dans la tête d’une partie des concitoyens ; tous les maux de notre société (insécurité physique, économique, transformation des modes de vie) sont regroupés sur une cause unique : la présence de l’islam. Donc, aux problèmes d’emploi, on répondra préférence nationale ; aux problèmes de sécurité, on dira “ce sont les arabo-musulmans”. Le Front national possède le seul programme (avec la « préférence nationale », le « protectionnisme intelligent ») qui vous propose de résoudre – dit-il –, ces trois dimensions, en ne demandant aucun sacrifice à aucun électeur.
Mais quel est le noyau qui a structuré ce mouvement ? Les réseaux catholiques traditionalistes qui ont été réactivés avec le retour de la gauche au pouvoir ?
Il y a une grosse erreur à ne pas faire : observer l’agitation sociale de droite depuis un an en cherchant une cause unique. Le propre de l’extrême droite française, ce sont de petits groupuscules qui s’interconnectent. Ce n’est ni nouveau ni étonnant lorsqu’on voit, dans le front du refus de “Jour de colère”, le Printemps français, les soraliens, etc. Cela a toujours fonctionné comme cela. C’est au contraire lorsque ces groupes ne sont pas capables de s’interconnecter, qu’ils n’arrivent plus à peser dans le débat d’idées ou politique. Cette nécessité d’allier ces différentes chapelles, c’est ce qu’avait compris pendant longtemps Jean-Marie Le Pen pour structurer le FN. Après, on constate un gros poids des réseaux catholiques ultras dans la “Manif pour tous”.
Mais des écoles d’encadrement (l’UNI, l’Action française, le scoutisme) et des militants travaillant dans la communication, la logistique, le conseil, ont été très utiles dans la structuration de ces mobilisations ?
Un mouvement n’est plus structuré par son nombre de militants, ses écoles de cadres. Les gens se forment désormais essentiellement avec des vidéos sur Internet. Cette tactique est pertinente lorsqu’on voit le succès de Dieudonné ou d’Alain Soral. La bataille culturelle n’est plus du tout comme l’extrême droite pouvait l’envisager dans les années 50-70 avec son rêve d’un léninisme de droite. Ce qui fonctionne le mieux, c’est la bataille culturelle au long cours, la présence sur les réseaux sociaux.
Dans vos travaux, vous estimez qu'Alain Soral et son association Égalité et Réconciliation ont « gagné le combat culturel ». Dans quelle mesure ?
Au départ, Égalité et Réconciliation a été fondée pour ramener de jeunes Beurs au FN en vue de participer à la stratégie de « dédiabolisation ». Mais Soral et son obsession du poids du lobby sioniste dans la vie politique française, ce n’était pas franchement la « dédiabolisation »… Lorsqu’il a claqué violemment la porte du FN, tout le monde a dit que c’était fini avec lui. Il s’avère que tout le monde s’est trompé : il pèse aujourd’hui, ses livres se vendent, ses vidéos se voient, ses idées se diffusent. Il arrive même à agréger de nouvelles clientèles à l’extrême droite, des gens de différents milieux et origines. Pour la plupart des journalistes, chercheurs, ce n’était pas grave car c’était sur Internet (avec tout le mépris qu’il y a pour Internet) : mais cela pèse. Internet est devenu le média central. Soral a su jouer le combat culturel.
Par ailleurs, il conserve un œil sur ce qui se passe à l’intérieur du parti et ne veut pas se fâcher avec ceux qui sont à sa direction et sur qui il mise. Il prend grand soin de ne jamais insulter les Le Pen, juste les entourages. Son site est tout en tendresse pour Florian Philippot. Il exerce aussi une grande influence sur la nouvelle jeunesse frontiste.
Quel sera le débouché politique éventuel de ce mouvement réactionnaire ?
S’il y en a un, ce ne sera pas un débouché partisan. Les nombreuses tentatives de constituer d’autres partis à côté du FN ont toujours échoué. L’idéologie d’extrême droite en France a toujours besoin de l’image du sauveur, du guide : mais aujourd’hui elle est préemptée, c’est Marine Le Pen. Il n’y a pas l’espace politique pour un autre parti, un tel parti serait mort-né.
Ce mouvement peut-il en revanche peser sur les élections à venir, les lignes des partis, la primaire de l’UMP en 2016 ?
Si l’UMP était assez folle pour se laisser influencer par cela, elle rendrait un service extraordinaire à François Hollande. On a bien vu l’incapacité d’une bonne partie des cadres UMP à analyser la défaite de Nicolas Sarkozy et à penser que c’est parce qu’il n’était pas allé assez loin sur le thème identitaire – alors que c’est l’abandon du thème de l’emploi qui provoque sa défaite en 2012, si l’on regarde la perte des reports de voix du FN de 2007. Donc l’UMP ne peut pas courir après cela.
Pour le FN, c’est plus complexe. Marine Le Pen est dans cet alliage difficile entre la radicalité anti-système (qui ne peut pas se couper de la base) et l’intrusion dans le système (le fait d’être présidentiable en 2017). On restera dans la radicalité culturelle, comme les rumeurs sur la « théorie du genre », mais il n’y aura pas d’issue politique plus ferme.
L'assise électorale du FN pourrait-elle bénéficier de la mobilisation de l’extrême droite dans “Jour de colère” ?
On a vu cela à de nombreuses reprises en France, en Espagne, en Italie : quand l’extrême droite radicale sème le désordre dans la rue, l’extrême droite non radicale en récolte les fruits parce que cela suscite un désir d’ordre et parce que des gens à l’UMP se diront : “Ces manifestations permanentes, ce gouvernement qui recule, c’est insupportable, il faut de l’autorité.”
Vous lancez, avec d'autres chercheurs sur l'extrême droite, l'Observatoire des radicalités politiques (Orap) de la fondation Jaurès. Quel est l'objectif ?
Le milieu des chercheurs sur l'extrémisme est un tout petit milieu, et nous n'avions pas de structure commune et donc pas de réel programme commun de recherche. Nous avions développé par nous-mêmes des relations très fortes, des terrains de recherche communs, des échanges d'archives, mais tout cela était informel. L'Orap va nous permettre de nettement mieux travailler sur ce milieu très spécifique.
Comment travaille-t-on sur l'extrême droite ?
Avec quatre types de sources : on récupère tous les documents internes possibles des mouvements (directives, archives), pour comprendre pourquoi ils agissent ; les archives de police, la production de la presse, le discours externe, et enfin des entretiens avec des militants d'extrême droite. C'est très important d'avoir un contact au long cours avec eux pour prendre en permanence la température d'un certain nombre de groupements.
Vous revendiquez une « approche neutralisée » de l'extrême droite, « défaite des postures morales », car vous estimez qu'étudier les marges révèle beaucoup sur les tendances qui seront ensuite au centre du jeu politique ?
BOITE NOIRENicolas Lebourg nous a accordé un entretien d'une heure, le 5 février. Nous le publions en deux parties: la première est consacrée aux mobilisations réactionnaires et radicales des derniers mois, la seconde aux enjeux internes du Front national.
Pour en savoir davantage sur l'Observatoire des radicalités politiques et sa mission, lire ici et là.
Retrouvez notre dossier sur le réveil de la France réactionnaire en cliquant ici.
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