Malgré le peu de soutien affiché par les ministres de son gouvernement, en premier lieu Manuel Valls, Jean-Marc Ayrault creuse son sillon sur les questions d’intégration, qu’il a préemptées depuis qu’il a lancé, avant l’été, une concertation avec cinq groupes de travail composés d’experts. La réunion interministérielle annoncée avant Noël, et reportée à la suite de la polémique suscitée par Le Figaro à propos de certaines des préconisations issues des travaux préparatoires, devrait avoir lieu mardi 11 février.
La feuille de route de Matignon, dont i-Télé a évoqué les grandes lignes et que Mediapart présente dans son intégralité (elle est à consulter en cliquant ici), montre que le premier ministre n’a pas renoncé à avancer sur ce dossier inflammable à quelques semaines des élections municipales, quitte à prendre le risque de chauffer à blanc l’opposition, extrêmement remontée sur tout ce qui touche aux « valeurs républicaines » du pays.
Ce document de 33 pages n’est pas définitif, ce qui veut dire que certaines des 44 mesures pourraient être retranchées et d’autres ajoutées. Mais l’architecture générale devrait rester inchangée. Le gouvernement rappelle son ambition de « renouveler en profondeur l’approche des questions d’intégration dans un esprit de responsabilité et avec le souci constant du respect des valeurs de la République », qualifiée de démocratique, laïque et sociale. L’appartenance à la nation, insiste-t-il, se définit par l’adhésion à des « valeurs communes et non négociables qui fondent la cohésion républicaine » à savoir la liberté, l’égalité, la dignité, la laïcité et la langue française.
Le fil directeur de cette « nouvelle » politique est d’en finir avec la « confusion entre immigration et intégration ». « S’il est indispensable de mettre en œuvre des politiques d’accueil volontaristes pour les primo-arrivants, il faut cesser de renvoyer à un fait migratoire des familles et des citoyens français installés parfois depuis des générations, et qui n’aspirent qu’à être considérés comme des Français comme les autres », indique le texte, qui révèle, dans son ensemble, une volonté d’éviter les couacs.
Les références aux dispositions les plus clivantes contenues dans les conclusions des groupes de travail ont en effet été gommées. Il n’est plus question ni de remise en cause de la loi de 2004 sur le voile à l’école, ni de reconnaissance de la part « arabo-orientale » de la France. La référence au multiculturalisme est jugée inappropriée. « Le multiculturalisme ne fait pas partie des valeurs de la République française. La France doit toutefois reconnaître l’héritage légué par les migrants au fil des âges, et leur participation quotidienne au dynamisme de notre nation », indique ce plan, qui consiste à mettre en musique les dispositifs existants et en cours d’adoption (réforme Peillon sur l’éducation prioritaire, loi Duflot pour l'accès au logement, loi Lamy sur la politique de la ville). Pas de solution miracle, donc, mais un renforcement des politiques allant dans le sens du droit commun (limiter autant que possible les mesures spécifiques, tout en s’assurant que les populations concernées aient effectivement accès aux services publics prévus pour tous).
Premier pilier : l’apprentissage du « socle commun » aux « primo-arrivants », c’est-à-dire aux étrangers nouvellement arrivés souhaitant s’établir durablement en France, passe par la mise en place d’un « réel parcours d’installation des personnes » via un service public renforcé de l’accueil.
Deuxième pilier : le renouvellement de la politique d’égalité des droits suppose un élargissement de la lutte contre les discriminations liées à l’origine à l’école, dans l’emploi, en matière de santé et dans le logement. « Bien sûr, l’intégration à la française fonctionne au fil des générations : les enfants de migrants ont un niveau de vie deux fois supérieur à celui de leurs parents et les deux tiers d’entre eux vivent avec un conjoint d’une culture différente. Mais elle se heurte à la persistance des stéréotypes liés à l’origine réelle ou supposée, qui pénalisent les personnes qui en sont victimes dans leur vie quotidienne comme dans leur parcours professionnel », souligne le document. L’ensemble des volets de l’action publique doit être concerné, insiste le gouvernement.
L’Éducation nationale est en première ligne. Afin de lutter contre le « plafond de verre », Matignon propose de développer la formation des personnels éducatifs, d’améliorer la coopération entre les parents et l’institution scolaire, par exemple en instaurant un accueil du matin en école primaire et au collège, de favoriser la scolarisation des enfants de moins de trois ans, de consacrer du temps pour le suivi des élèves et le travail en équipe et de lutter contre le décrochage scolaire. Le tout, en s’appuyant sur la récente réforme de l’éducation prioritaire, qui concentre les moyens sur les établissements les plus en difficulté.
Côté emploi, les agents de Pôle emploi devraient être formés aux « risques discriminatoires ». Les techniques de recrutement fondées sur l’appréciation in situ des compétences des candidats devraient être privilégiées. Pour dénoncer des discriminations, des actions collectives pourraient être menées, à l’initiative des syndicats de l’entreprise, avec l’accord des personnes concernées. La fonction publique devrait faire des efforts particuliers en « démocratisant » ses concours et en développant l’apprentissage.
En matière d’accès aux droits sociaux, le gouvernement rappelle son souhait de lutter contre les refus de soins, d’homogénéiser les durées de séjour exigées selon la nature des prestations, de simplifier l’accès à l’assurance vieillesse des migrants âgés, de sensibiliser les travailleurs sociaux aux discriminations « à caractère ethno-racial » et de recourir à des interprètes dans les lieux d’accueil.
Pour améliorer les procédures d’attribution de logements sociaux, le gouvernement s’en remet aux dispositions de la loi pour l’accès au logement et un urbanisme rénové (Alur) en cours d’adoption au Parlement. La Garantie universelle des loyers, prévue dans ce texte, devrait, quant à elle, permettre de lutter contre les discriminations dans l’accès au logement privé, en empêchant certaines pratiques de contournement de la législation.
Revendication récurrente, la création de carrés musulmans dans les cimetières devrait être encouragée. « De nombreux immigrés finissent leur vie sur le territoire français, mais ils ne peuvent obtenir un lieu de sépulture sur place faute d’espace adapté », regrette le document. Pour restaurer la confiance entre les citoyens et les forces de l’ordre, le gouvernement entérine les dispositifs mis en place par Manuel Valls avec le nouveau code de déontologie et le retour d’un numéro d’immatriculation sur l’uniforme des policiers et gendarmes, sans aller au-delà (la mise en place d’un récépissé pour empêcher les contrôles au faciès).
Troisième pilier : le gouvernement entend favoriser une « politique d’échange et de mémoire », assumant l’apport de l’immigration et valorisant « l’ouverture internationale de notre pays ». La cité nationale de l’histoire de l’immigration serait relancée, la contribution des soldats issus de l’immigration et d’outre-mer valorisée, des figures de l’histoire de l’immigration mises en avant. L’école inciterait à l’apprentissage des langues parlées « dans les grands pôles démographiques de la mondialisation » comme l’arabe, le mandarin et le hindi, aux côtés des enseignements classiques (anglais, espagnol, allemand et italien). Mais la « langue française est au cœur de l’unité nationale », souligne le gouvernement pour contrecarrer les critiques lui reprochant de brader la langue française.
Sur le modèle des offices franco-allemands et franco-québécois, un office franco-maghrébin pour la jeunesse pourrait être créé pour développer les échanges linguistiques et culturels « des deux côtés de la Méditerranée, à partir du socle commun que constitue la francophonie ».
La gouvernance de cet ensemble est encore sujette à discussion. Mais, selon des informations de Libération, le premier ministre devrait annoncer la création d’un commissariat général, d’un haut-commissariat ou d'un délégué interministériel à l’intégration, à la lutte contre les discriminations et à l’égalité, placé sous l’autorité de Matignon et piloté par un haut fonctionnaire. Ce faisant, le périmètre du ministre de l’intérieur s’en trouverait rétréci.
Depuis la création controversée du ministère de l’immigration, de l’intégration et de l’identité nationale en 2007 par Nicolas Sarkozy, l’ensemble des attributions concernant l’entrée et le séjour des étrangers en France ainsi que l’intégration des immigrés, autrefois partagées par les ministères des affaires sociales, de l’emploi, de l’intérieur et des affaires étrangères, avaient été rassemblées. Sous la pression du secteur associatif, révulsé par l’intitulé et la politique de ce ministère, ainsi que d’une partie de l’opposition de gauche et du monde universitaire, l’ex-président de la République avait fini par céder.
En 2010, il avait renoncé à son initiative, sans pour autant revenir à l’organisation antérieure: l’ensemble de ces fonctions étaient revenues au ministre de l’intérieur, c’est-à-dire au premier flic de France, ce qui avait provoqué le mécontentement des détracteurs du ministère de l’identité nationale. Élu à l’Élysée, François Hollande n’avait pas modifié ce dispositif. Selon le décret relatif à ses attributions, Manuel Valls est ainsi invité à préparer et mettre en œuvre la politique du gouvernement en matière d’immigration (légale et illégale), d’asile, d’intégration des populations immigrées et de naturalisation.
Les conséquences de la nouvelle organisation sont encore floues, y compris en matière budgétaire : une partie de la tutelle de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii) va-t-elle échapper à Beauvau ? Moins impacté, le ministère de la ville, confié à François Lamy, devrait-il lâcher la supervision de l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances (Acsé) ? De son côté, le ministre de l'intérieur fait savoir qu'il gardera la responsabilité de la gestion du contrat d'accueil et d'intégration (CAI), c'est-à-dire du suivi des nouveaux détenteurs d'un titre de séjour durant leurs cinq premières années en France. Le Haut conseil à l'intégration (HCI) ne devrait, quant à lui, pas survivre.
Dernière question en suspens : quel haut fonctionnaire serait susceptible d’orchestrer cette politique ? De Jean-Michel Belorgey, ancien président du Fonds d’aide et de soutien pour l’intégration et la lutte contre les discriminations (Fasild) à Thierry Tuot, auteur d’un récent rapport remarqué sur l’intégration, en passant par Jean-Marie Delarue, ex-contrôleur général des lieux de privation de liberté, les profils compétents ne manquent pas.
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