En Essonne, il arrive que l’on s’assoie tout bonnement sur le code des marchés publics. Les trois agglomérations d’Évry centre Essonne (CAEC), du Val d’Orge (CAVO) et des Lacs de l’Essonne (CALE) refusent depuis 18 mois de livrer leurs encombrants à l’entreprise attributaire du marché auprès du syndicat intercommunal Siredom (129 communes), le deuxième en France. En dehors de tout cadre légal, elles livrent leurs déchets à l’usine Semardel, qui a perdu l’appel d’offres.
Ce bras de fer a selon nos informations commencé place Beauvau. Quinze jours après l’arrivée de Manuel Valls au ministère de l’intérieur, le 1er adjoint du maire d’Évry Francis Chouat téléphone à Frank Marlin, député et maire (UMP) d’Étampes, et président du Siredom pour lui dire qu’il ne « comprend pas » qu’un marché ait été attribué à l’entreprise Paprec, le 1er juin 2012, au détriment de l’usine de traitement des déchets qu’il préside depuis quelques mois. Il précise qu’il « appelle de la place Beauvau ». Le ministre de l’intérieur est encore président de l’agglomération d’Évry – il lui en laissera les clés le 9 juillet 2012.
Faute de pouvoir contester juridiquement l’attribution de ce marché à Paprec, Francis Chouat opte pour faire pression, et obtient l’accord de trois agglomérations, dont la sienne, pour refuser de livrer leurs déchets « au privé », alors que l’usine qui est une société d’économie mixte (SEM), et sa filiale Semaval, offriraient selon eux une meilleure prestation, quoi qu’en dise la commission d’appel d’offres.
Ce refus, injustifiable d’un point de vue juridique, leur pose accessoirement un problème technique : que faire des encombrants, s’agissant d’une vingtaine de communes comptant au total 300 000 habitants ? En tant que président de l’usine de traitement Semardel, le bras droit de Valls décide d’accueillir, en dehors de tout marché, les volumes d’encombrants collectés par les agglomérations. Si les agglomérations s’affranchissent ainsi des règles des marchés publics, les dirigeants de la Semardel et Francis Chouat s’exposent à des poursuites pour avoir traité ces déchets gratuitement, et avoir assuré une prestation injustifiée qui pourrait s’apparenter à un « abus de biens social ». Dans un courrier du 26 juillet dernier, Franck Marlin avertit Francis Chouat, et les autres présidents d’agglomération, des « très sérieux risques juridiques » encourus. Les dirigeants du Siredom évoquent devant les élus locaux des « dysfonctionnements graves relevant du code pénal ». Le dossier est communiqué aux contrôleurs de la Chambre régionale des comptes (CRC), ainsi qu’au préfet.
Le conflit s’amplifie à la suite d’autres pressions exercées, en septembre, par l’état-major de l’usine sur la commission d’appel d’offres du syndicat intercommunal, comme Mediapart l’a révélé ici, provoquant, le 28 novembre, la démission de Francis Chouat de la présidence de la Semardel. Le jour de sa démission, l’ancien bras droit de Manuel Valls admet un motif « d’ordre déontologique » à son départ. Motif qu’il a mis 18 mois à découvrir : il préside l’usine Semardel, il est vice-président du syndicat intercommunal Siredom donneur d’ordre, et président de l’agglomération d’Évry dont les camions livrent les déchets à la Semardel. « J’ai souhaité quitter ma fonction de président de la Semardel car en ma qualité de président d’agglomération, je m’applique précisément le principe de ne jamais être concerné par un éventuel conflit d’intérêts », a-t-il commenté. Cette crise est à haut risque pour le clan Valls, même si le rapport provisoire de la CRC reste confidentiel dans le délai qui précède des municipales. À Évry, Francis Chouat, ex-1er adjoint de Valls jusqu’en 2012, est tête de liste pour le PS, et le ministre de l’intérieur, resté conseiller municipal, a choisi de figurer en numéro 3 sur sa liste.
Ironie de l’histoire, un mois avant la démission de Chouat de la Semardel, c’est-à-dire en pleine crise, la Semardel avait reçu le Trophée des entreprises locales, une distinction remise le 29 octobre par Marylise Lebranchu, ministre de la réforme de l'État, de la décentralisation et de la fonction publique, à l’ancien président de la SEM Pierre Champion, avec l'appui du sénateur (Europe Écologie) Jean-Vincent Placé.
L’affaire des déchets est restée jusqu’à aujourd’hui l’un des secrets les mieux gardés du département. En février 2013, le comité syndical du Siredom signale que « le flux d’encombrants continue de baisser », en particulier « au second semestre (2012) où une partie de ses apports échappent au traitement du Siredom ». En juin 2013, la même instance relève que « trois collectivités membres du Siredom ne respectent pas l’exutoire défini en la matière ». En 2011, le syndicat remettait 17 459 tonnes d’encombrants, contre 12 087 en 2012, soit « une diminution de 31 % constatée pour ce flux », résultat « du non-respect d’exutoire défini contractuellement ». 5 000 tonnes se sont donc volatilisées.
« On continue à amener les encombrants où on les amenait avant, tout simplement, reconnaît Pierre Champion, vice-président de l’agglomération du Val d’Orge, qui a été deux fois président de l’usine. Semardel n’est pas payée. »
Le 12 juillet 2013, plus d’un an après leur décision ne pas livrer leurs encombrants à l'attributaire du marché, les présidents des trois agglomérations, Francis Chouat, Olivier Leonhardt (PS) et Gabriel Amard (PG) écrivent ensemble au président du Siredom Franck Marlin. Ils se plaignent de la localisation au nord du département des installations de l'entreprise Paprec et du surcoût en transport que cela occasionnerait. « En dépit des problèmes soulevés, vous avez signé ce marché avec la société Paprec pour un coût supérieur à ce qu’il aurait pu être », reprochent-ils. « Vous nous avez contraints à maintenir nos apports sur Vert-le-Grand (ndlr, l’usine de la Semardel). »
Le 26 juillet, Franck Marlin leur répond en signalant que les agglomérations n’ont plus voix au chapitre en vertu du transfert de compétences prévu par le code des collectivités territoriales. « C’est au Siredom, seul pouvoir adjudicateur légalement habilité, qu’il appartient de définir le besoin en matière de traitement de déchets », souligne-t-il. Légalement, c’est aussi au Siredom qu’il revient « de juger de la pertinence des points de dépôts » des déchets. Le patron du Syndicat intercommunal rappelle que l’appréciation technique de la commission d’appel d’offres est restée favorable à Paprec en dépit des distances entre les communes et les points de dépôt. « Votre communauté d’agglomération (…) a cru pouvoir s’affranchir de ces règles et principes fondamentaux, et refuse d’apporter au titulaire du marché de traitement des encombrants, les déchets considérés, relève-t-il. La société Paprec pourrait justifier d’un préjudice équivalent au titre du défaut de traitement de ces encombrants. En détournant ce flux du circuit de traitement défini par le Siredom, vous n’honorez pas non plus le versement des “pénalités“ à la tonne votées par le comité syndical. »
Franck Marlin avertit les trois présidents d’agglomération qu’ils se placent hors la loi : « Les mesures mises en place par vos collectivités pour le traitement des encombrants sont nécessairement entachées de très sérieux risques juridiques et financiers, liés à la rémunération du prestataire, la nature des engagements conclus entre vos collectivités et ce prestataire, mais également sur le risque afférent à un non respect des obligations vous incombant en matière de commande publique. En effet vous ne disposez pas de la compétence traitement des encombrants. » Les « contrats éventuellement conclus » émaneraient d’un « pouvoir adjudicateur incompétent ». « L’ordonnateur de telles dépenses devra alors en répondre directement », menace-t-il. Et le Siredom déclinera « toute responsabilité ».
Répondant par écrit aux questions de Mediapart, Francis Chouat a indiqué que ce dossier posait « une question de principe », « avant de constituer un problème juridique », jugeant que l’intérêt de son agglomération se trouvait « lésé » par le marché Paprec, trop coûteux. Par ailleurs « le choix d’une société privée » affaiblissait « la maîtrise publique sur la filière des déchets ». En réalité, le groupe Semardel a recapitalisé ses filiales, et ouvert ses portes au "privé" depuis 2011. Ainsi, la Semaval, qui a perdu le marché des encombrants, est désormais présidée, comme la Semaer, par Jean-Paul Charpentier, un chauffagiste de Brétigny-sur-Orge, ancien patron de la Fédération Île-de-France du bâtiment, très actif et influent en Essonne. Le marché perdu était d'autant plus important que les comptes de Semaval font effectivement apparaître un déficit de 696 325 € fin 2012.
« En l’absence de solution, la collectivité que je préside continue d’envoyer ses encombrants sur l’Ecosite (ndlr, l’usine de la Semardel), sans qu’il y ait à ce jour d’échange financier entre la CAECE (Communauté d’agglomération d’Évry) et la Semaval (filiale de Semardel) », reconnaît le maire d’Évry. Celui qui était jusqu’à peu le président de l’usine assure que l’agglomération et la SEM « provisionnent dans leurs comptes » le paiement de ce service. Mais les camions de collecte livrent donc les encombrants d’Évry et des autres agglomérations en vertu d’un marché fantôme.
« C’était un marché sur lequel la Semardel était moins disante, argumente Olivier Leonhardt, président (PS) de l’agglomération du Val d’Orge. On est dans un bras de fer, mais on n’est pas complètement fous, tout est consigné. » « Je veux bien entendre qu’il y ait juridiquement un point faible, admet Gabriel Amard, président de l’agglomération des Lacs de l’Essonne (CALE) et secrétaire national du Parti de gauche. Mais M. Marlin s’est précipité pour livrer les encombrants à la concurrence. Ce n’était pas obligatoire. La Semardel, c’est l’outil public de l’Essonne. » Pour Gabriel Amard, il s’agit « d’une bataille politique et psychologique » : « La Semardel accepte gratuitement de recevoir nos encombrants. » « Je pensais que Marlin comprendrait le message », ajoute-t-il, tout en se déclarant prêt « à se plier aux exigences réglementaires ».
À ces méthodes s’ajoute l’intervention de plusieurs élus locaux, omniprésents dans les différents structures qui appuient dès qu’ils le peuvent les choix de l’usine. Ainsi, Jacky Bortoli, discret adjoint au maire de Grigny, vice-président de la CALE, vice-président de l’usine Semardel, dont il préside l’une des filiales (Semavert), est aussi vice-président du Siredom, où il siège dans la commission qualité. L'incontournable Bortoli, naguère impliqué dans le financement du Parti communiste, est également proche du chauffagiste Jean-Paul Charpentier, désormais président de plusieurs filiales de la Semardel. Bortoli aurait ouvert la porte des marchés publics de Grigny à Charpentier lorsque sa société périclitait.
Il y a près de dix ans, l'ancien préfet de l’Essonne avait déjà souligné ce type d’anomalie dans un courrier au président du conseil général de l’Essonne. « Je relève que les dispositions législatives relatives à la transparence en matière de marchés publics et de délégation de service public ne sont pas respectées, notait le préfet. J’observe l’imbroglio que constitue l’appartenance croisée des gestionnaires du dispositif aux instances de décisions de ses différentes composantes qui ne fait qu’ajouter à la complexité et au manque de transparence généralement ressenti à l’analyse de ce dossier. (…) Je m’interroge sans pouvoir prétendre connaître la réponse de façon assurée sur la sincérité économique du prix auquel est facturé le service rendu. »
En réalité, l’outil « public » vanté par les élus – constitué de partenaires privés à hauteur de 30 % – est né des prémices du « pacte de corruption » signé par l’ancien président (alors RPR) du conseil général Xavier Dugoin : un document validé par quatre formations politiques en Essonne qui dressait la liste des entreprises accréditées sur le département. L’usine Semardel et ses premiers partenaires privés – diverses entités du groupe Parachini – ont ainsi déjà été au cœur de plusieurs enquêtes. Et force est de constater que l'affaire des encombrants fait réapparaître aujourd'hui certains acteurs de cette histoire judiciaire.
BOITE NOIREJeudi 23 janvier, nous avons transmis nos questions par écrit au maire d'Évry, Francis Chouat, qui nous a communiqué ses réponses par mail le lendemain. Olivier Léonhardt, maire (PS) de Sainte-Geneviève-des-Bois et président de la communauté d'agglomération du Val d'Orge, et Gabriel Amard, président (PG) de la communauté d'agglomération des Lacs de l'Essonne, ont été joints par téléphone le 23 janvier. MM. Jean-Paul Charpentier, président de SAS Charpentier et Semaval, et Jacky Bortoli, l'adjoint au maire de Grigny, n'ont pas répondu à nos messages.
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