François Hollande a annoncé à l'AFP, samedi 25 janvier, sa séparation d'avec sa compagne, Valérie Trierweiler, deux semaines après la révélation de sa liaison avec l'actrice Julie Gayet. Précisant qu'il s'exprimait à titre personnel et non en tant que chef de l'État, car il s'agissait de « vie privée », François Hollande a déclaré : « Je fais savoir que j'ai mis fin à la vie commune que je partageais avec Valérie Trierweiler. » Nous republions ce parti pris, initialement mis en ligne le 14 juin 2012 à la suite de « l'affaire du tweet » (la version première de l'article est ici).
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L’affaire Trierweiler n’est pas anecdotique mais bien politique : elle témoigne de la privatisation de l’espace public qui accompagne la publicisation du privé. La journaliste prétend arbitrer les querelles socialistes, en faisant valoir ses préférences et ses détestations. Mais, ni militante ni élue, sans engagement partisan connu, elle n’a aucun titre pour le faire, sinon d’être la compagne de François Hollande. Nous n’avons pas élu un couple, mais un président, et un seul, qui doit rétablir la frontière entre fonctions publiques et vies privées. Sauf à poursuivre un sarkozysme sans Sarkozy, avec ses conflits d’intérêts et ses mélanges des genres. Et à connaître le même désaveu.
Il est temps de faire nos adieux à la première dame, tout comme les premiers républicains firent leurs adieux à la reine. Les Adieux à la reine, c’est le titre du dernier film de Benoît Jacquot sorti en mars 2012, deux mois avant l’élection présidentielle. Adaptation du roman éponyme de l’universitaire Chantal Thomas, paru en 2002, il décrit les tourments de Marie-Antoinette à l’aube de la Révolution française, enfermée dans cette bulle artificielle née de la rencontre du pouvoir et de la séduction, de leurs servitudes et désirs emmêlés. Située à l’été 1789, au moment de la prise de la Bastille, l’intrigue romanesque renvoie au propos d’un formidable essai de Chantal Thomas, paru en 1989, l’année du bicentenaire : La Reine scélérate.
Sous-titré Marie-Antoinette dans les pamphlets, il montrait comment la chute de la monarchie s’accompagna d’une vague populaire de rejet de cette reine qui avait auparavant subjugué le peuple par son charme. Etrangère et femme, Autrichienne donc ennemie, belle donc perverse, elle fut la cible de cabales misogynes et xénophobes accompagnant la dynamique révolutionnaire qui mit fin à l’Ancien Régime. Or l’on trouve dans cet essai une lucidité d’alors dont les républicains d’aujourd’hui seraient bien avisés de s’inspirer. Figure du journalisme révolutionnaire, Camille Desmoulins (1760-1794) voulut dès 1789 enrayer cette rage profanatrice en sauvant Marie-Antoinette du statut qui, inévitablement, l’emmènerait à l’échafaud.
C’est ainsi qu’il proposa tout simplement d’interdire le nom qui lui valait ce procès en monstruosité : ce mot de « reine ». « Si jamais deux mots ont dû s’étonner de se trouver ensemble, ce sont ceux-ci : Reine des Français », écrivait-il, avant d’ajouter : « Marie-Antoinette est la femme du roi, et rien de plus. » D’où sa « motion », sans postérité, « qu’il soit défendu dans les actes publics d’user de ce mot reine des Français » parce que « sentant la servitude ». Deux ans plus tard, en 1791, Olympe de Gouges (1748-1793), cette ancêtre des combats féministes, dédiait encore à Marie-Antoinette sa célèbre Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, en l’enjoignant d’épouser la liberté plutôt que la tyrannie.
Il y a plus de deux siècles, ces pionniers de l’espérance républicaine avaient entrevu ce que notre bonapartisme persistant voudrait encore nous dissimuler : l’abus de pouvoir, l’égoïsme sans contrainte, l’individualisme irresponsable que génère inévitablement un pouvoir personnel sans partage ni équilibre. Et combien cette identification du magistère suprême à un seul finit par étendre sa corruption de l’esprit public à son entourage le plus proche, lui faisant perdre le sens commun des responsabilités et des devoirs. Pas de reine des Français, prévenaient-ils donc, avant de se résoudre à en finir avec le roi lui-même, faute d’avoir été entendus.
Pas de première dame en République, ajoutons-nous aujourd’hui, avec la conviction que si l’avertissement n’est pas entendu, François Hollande peut déjà dire adieu au succès de la présidence exemplaire promise. Car l’affaire du tweet revendiqué et assumé par Valérie Trierweiler, appelant à soutenir un dissident socialiste contre la candidate officielle du PS dans une élection législative qui ne la concerne en rien, sinon qu’y est en lice l’ex-compagne de son compagnon devenu chef de l’État, accumule toutes les alarmes monarchiques, entre fait du prince (de la princesse), bon plaisir et esprit de cour.
Pendant toute la campagne présidentielle, avec la complaisante complicité d’une presse abâtardie en chronique mondaine et sentimentale, Valérie Trierweiler n’a cessé de jouer avec ces deux mots : première dame. De les employer, de les reprendre, de les commenter, puis, in extremis, le jour de l’investiture de son compagnon à l’Élysée, de les juger inappropriés (voir ici la vidéo). Pourtant, institutionnellement, la question ne fait pas débat : il n’y a jamais eu de « Première Dame » dans la République française. Ce n’est ni un statut, ni une fonction. À la vérité, ce n’est qu’une facilité de langage que, seule, la présidence de Nicolas Sarkozy a tenté d’officialiser.
C’est en effet après son divorce d’avec sa deuxième épouse, Cécilia, et son remariage empressé avec Carla Bruni – chronique sentimentale qui fit entrer, en même temps que le bling bling, le vaudeville à l’Élysée – que cette expression, dérivée du First Lady américain, devint une entrée documentée sur le site officiel de la Présidence de la République. Nous avions souligné à l’époque combien, sous l’alibi du « people », cette opération cachait une privatisation de la plus haute fonction publique dont la mannequin et chanteuse Carla Bruni devenait l’emblème, jusqu’à poser sur le toit du palais de l’Élysée (lire ce billet de juillet 2008 : Carla à l’Elysée, la République privatisée).
Le 6 mai 2012 au soir, nous pensions en avoir fini avec ces privautés qui abîment le bien commun, ignorent l’égalité républicaine et déshonorent sa vertu publique. Or voici qu’après un début prometteur, mélange de réserve apaisante et de droiture rigoureuse, la nouvelle présidence trébuche sur un obstacle du même ordre. Assumé comme un acte réfléchi par son auteur, l’invite publique de Valérie Trierweiler aux électeurs à ne pas élire Ségolène Royal à l’Assemblée nationale relève en effet des mêmes transgressions. La compagne du président s’arroge des prérogatives qu’elle n’a pas, sauf à prétendre que son lien privé lui donne un privilège public.
L’intéressée objectera qu’elle est journaliste de profession, longtemps dans le domaine politique, et qu’elle entend bien continuer à l’être, au sein de la rédaction de Paris-Match. Mais on n’a pas souvenir qu’un journaliste de cet hebdomadaire – ou de quelque autre groupe ou titre de presse – ait jamais pris position dans les divisions intestines d’un parti politique, quel qu’il soit. C’est l’affaire de leurs militants et de leurs dirigeants que l’on est certes libre de commenter, mais que l’on ne saurait prétendre arbitrer à leur place, au point de leur donner des consignes de vote.
La remarque vaut d’autant plus qu’avant sa liaison avec François Hollande, Valérie Trierweiler, salariée du groupe Lagardère et, un temps, de la télévision Bolloré, ne s’est jamais fait remarquer par son engagement politique, que ce soit dans sa pratique professionnelle ou dans son expression citoyenne. Ni militantisme revendiqué, ni adhésion partisane, ni campagne électorale. C’est son droit, et il est respectable. Mais si l’on y insiste, c’est pour souligner combien l’équivalence médiatiquement posée entre elle et Ségolène Royal n’a aucune pertinence du point de vue qui nous importe, celui de la vie publique et de ses responsables politiques.
Quoi que l’on pense d’elle, de sa personnalité ou de son itinéraire, Ségolène Royal n’est pas rentrée par effraction en politique. Elle y consacre sa vie depuis trente ans, prend des coups et en donne, assume des mandats et des défaites, défend des positions et mène des combats. Indépendante de ses relations sentimentales, sa vie partisane est sa raison d’être, dans la conquête inlassable de ce qui fut, de tout temps et sous toutes latitudes, « la Cité interdite » aux femmes, selon la formule de l’historienne Michelle Perrot : la politique. Prétendre qu’il y aurait ici un duel de femmes (un exemple ici, celui du magazine Elle), c’est accepter l’abaissement de notre vie publique par sa privatisation.
Car on serait bien en peine de discerner l’enjeu politique, au sens plein du terme, de la prise de position de Valérie Trierweiler quand, à l’inverse, celui de la campagne de Ségolène Royal est explicite – devenir la première femme présidente de l’Assemblée nationale. Que Valérie Trierweiler ait épisodiquement, comme il nous arrive à tous, de vilaines pensées à l’attention de celles ou ceux qui lui déplaisent, au point de rêver qu’ils mordent la poussière, est un trait humain banal. Mais qu’elle en fasse acte publiquement est une faute, transgression des civilités et décences communes, avec cette circonstance aggravante de se croire à l’abri par le pouvoir que lui conférerait sa position imaginaire de « Première Dame ».
On imagine aisément le désarroi du peuple de gauche, et du peuple tout court, devant cet étalage indécent, sa virulence et son ridicule. La frontière du privé et du public est au cœur de la construction d’un espace démocratique, pluraliste, apaisé et régulé, dans un effort rationnel de mise à distance des passions intimes. En 2007, il avait déjà fallu découvrir, non sans stupeur, que la tension objective qui parcourait un Parti socialiste dont le premier secrétaire, candidat naturel, n’était pas en lice à la présidentielle, tandis que sa compagne l’était, recouvrait de plus la déchirure secrète d’un couple. Mais l’épisode du tweet remet en lumière cette confidence récente de Valérie Trierweiler sur son attitude électorale à l’époque. Bien que se disant de gauche, elle n’avait pas pu voter pour la candidate socialiste et avait préféré s'abstenir : « Comme si je ne me sentais pas concernée. Ou trop concernée justement. C’était douloureux. »
En 2012 comme en 2007, l’éthique de conviction tout comme l’éthique de responsabilité sont mises à mal par des raisons sentimentales que la raison politique devrait ignorer. Mais, entre temps, François Hollande est devenu président de la République, avec devant lui, voire malgré lui tant l’habitude est ancienne, le risque que cette fonction qui, en théorie, n’est pas sa propriété mais appartient à la nation, soit de nouveau confisquée par le présidentialisme, sa cour et ses courtisans, ses favoris et ses privilégiés, ses passe-droits et ses impunités. Aussi l’exemplarité revendiquée, après le désastre de la République irréprochable promise en 2007 par Nicolas Sarkozy, suppose-t-elle d’emblée de donner un coup d’arrêt à toute tentation, excès ou dérapage qui accréditerait une telle dérive.
Il faut donc en finir avec l’illusion d’une première dame et, comme le conseille le premier ministre Jean-Marc Ayrault (voir ici la vidéo), inviter la compagne du président de la République à se faire désormais discrète et à ne pas prétendre jouer un rôle politique pour lequel elle n’a ni concouru, ni milité, ni été élue. C’est aussi le meilleur service à lui rendre sur le terrain qui lui est cher, celui de sa liberté professionnelle et de son indépendance économique. Car la pire défaite, dans cette histoire, est celle du féminisme, réduit à l’accompagnement d’un métier supposé d’homme, condition dont Valérie Trierweiler décrivait elle-même les servitudes, lors d’une de ses nombreuses interviews de supposée future « Première Dame ».
« Je lui rapporte ce que j’entends et vois, expliquait-elle à Libération, le 7 avril 2012. Sinon, je veille à ce que le manteau ou l’écharpe ne soient pas loin. Je gère aussi le thé et les pastilles au miel pour la gorge : de toutes petites choses pour mettre un peu de douceur dans cette campagne difficile. » On imagine portrait plus avantageux pour une féministe engagée… À la lecture de ses diverses déclarations, on avait compris que la compagne de François Hollande se débattait entre des tentations contradictoires, celle de jouer un rôle au pouvoir et celle de rester une journaliste de métier. Celle de se croire « Première Dame » et celle de rester une femme libre.
Ainsi s’était-on interrogé sur cette attribution d’un bureau personnel au siège de campagne socialiste (lire ici notre article de janvier), ou sur cette insistance à afficher physiquement en public sa passion amoureuse pour le candidat, ou encore sur ses salutations à la suite du président élu, inédites dans le protocole élyséen, lors de la cérémonie d’investiture. De quel côté allait pencher la balance ? La suppression de l’entrée « Première Dame » sur le site de la Présidence était un signe prometteur (ici sa trace sur Google), marque d’un repli raisonnable, quand est survenu ce tweet dont l’effet dévastateur montre combien, sous sa puissance apparente, le présidentialisme est toujours à la merci de sa démesure. Quelques jours auparavant, dans sa première chronique de journaliste désormais culturelle à Paris-Match, ne s’était-elle pas identifiée à Eleanor Roosevelt (1884-1962), « First Lady journaliste » qui, soulignait Valérie Trierweiler en une sorte de souhait personnel, eut le privilège de raconter chaque jour sa vie à la Maison Blanche dans un magazine féminin ?
Déséquilibrée et démesurée, la présidence française n’est pas l’américaine, autrement accompagnée de solides contre-pouvoirs et d’une stabilité constitutionnelle durable. Et Valérie Trierweiler ne peut se prévaloir des engagements anciens de l’épouse de Franklin Delano Roosevelt, bien avant qu’il ne soit élu à la présidence des États-Unis, comme le rappelle notre consœur elle-même dans sa chronique : sympathisante du Rassemblement international des travailleuses, militante de The League of Women Voters, activiste des réseaux féminins du Parti démocrate, etc. Au point que rien moins que l’élaboration de la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 sera la couronnement de sa vie de femme engagée et militante.
Que la compagne de François Hollande veuille aujourd’hui épouser des combats semblables, et notamment celui de la cause des femmes, on ne peut que l’y inciter. Mais force est de constater que ce combat-là, elle vient de le desservir. Tout comme elle a desservi la cause de la gauche en devenant le symbole d’une privatisation du pouvoir présidentiel. Dans l’intérêt de ces deux causes, il est urgent qu’il soit mis fin à ses rêves de « Première Dame » et qu’elle redevienne journaliste, simplement journaliste, en renonçant explicitement à outrepasser un rôle que la République ne lui a jamais confié.
Danielle Mitterrand (1924-2011), avec autant de détermination que de discrétion, avait montré cette voie d’un engagement libre, sans pour autant paraître abuser d’un quelconque pouvoir. Le journalisme que Valérie Trierweiler entend toujours pratiquer offre, de ce point de vue, mille opportunités, qu’il s’agisse des réalités économiques, des injustices sociales, des déséquilibres du monde, de la crise et du chômage, etc. Et ces territoires sont autrement passionnants que la compétition que se livrent les socialistes de Charente-Maritime, aussi désastreuse pour les candidats concernés que dévastatrice pour leur image collective.
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