Le rôle de la justice est-il de jeter un voile pudique sur les bavures policières, ou au contraire de les examiner en pleine lumière, dans le cadre d’un procès public ? Telle est la question qui sera posée mardi matin à la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Poitiers, pour l’audience de la dernière chance d'une affaire tristement emblématique : la mort d’un père de famille, tué par une balle policière au terme d’une intervention ratée, et que la justice traite jusqu’ici avec une retenue singulière.
Poitiers, nuit du 13 au 14 août 2007. Olivier Massonnaud, un guide touristique de 38 ans, a trop bu. Or il ne supporte pas l’alcool. Perturbé par son divorce et des changements professionnels, il se dispute avec sa petite amie et la frappe, ses deux enfants de 10 et 11 ans n’arrivant pas à le calmer. La police est appelée par un voisin à 1 h 45 du matin.
Selon les témoignages des premiers policiers arrivés sur place, l’homme vocifère, jette du mobilier depuis une fenêtre du premier étage d’un petit immeuble, et les insulte copieusement. Très agité, Olivier Massonnaud quitte son appartement. L’un des enfants présente une coupure à un pied.
Le père entre chez une voisine du deuxième étage, et s’enferme chez elle après qu’elle a pris la fuite. Il brandit un couteau, arme avec laquelle il frappe les volets d’une fenêtre, et qu’il fait aussi mine de se passer sous la gorge pour en finir. À la radio, les policiers décrivent un « forcené » menaçant, et réclament des renforts. La brigade anti-criminalité (Bac) arrive, puis un commissaire de police et un substitut du procureur.
Olivier Massonnaud monte alors sur les toits des petits immeubles du quartier, que les policiers éclairent tant bien que mal avec leurs lampes torches. Un couteau tombe près d’un policier. Une tuile, aussi. Le quartier est bouclé. Le temps passe, et la douzaine de policiers présents sur place s’impatientent. Finalement, Olivier Massonnaud s’introduit dans une maison en brisant un vasistas, ressort dans un jardin, se cache.
Vers 4 h 30, l’homme est localisé dans une petite cour, où il serait caché derrière une voiture. Quatre policiers, munis de gilets pare-balles, armes de poing, tonfas et lampes torches, progressent dans la cour, partiellement éclairée. Au sol, d’importantes traces de sang attestent la présence du suspect. Et il apparaît dans le faisceau d’une lampe torche, assis entre la voiture et un mur, tête baissée.
Mais, selon leur récit, les policiers voient subitement l’homme qui « surgit de sa cachette », « bras tendus », et « en hurlant ». Il se précipite sur un policier qui, « pour parer son action », « utilise sa lampe torche et bloque le bras droit » d’Olivier Massonnaud. Au même moment, le brigadier-chef Chauveau, qui tient à deux mains son pistolet 9 mm armé, (en « position de recherche » ou de « pré-riposte »), crie « Bouge pas ! Bouge pas ! », et tire un coup de feu. Olivier Massonnaud s’effondre, une balle dans le ventre. Il décède en quelques instants.
L’autopsie conclut à une « cause unique de décès par traumatisme balistique transfixiant abdominal ayant entraîné une hémorragie massive par lésion de l’aorte abdominale ». L’alcoolémie de la victime est de 1,87 gramme par litre de sang. Surtout, Olivier Massonnaud n’avait aucune arme sur lui ni à proximité. Même si, plus tard, on découvrira sur les toits un couteau et un poing américain.
Curieusement, alors qu’un homme désarmé est mort, et qu’aucun policier n’a été blessé, le parquet de Poitiers ouvre une enquête préliminaire le 14 août contre feu Olivier Massonnaud pour « violences volontaires et tentatives d’homicide volontaire sur agents de la force publique ».
C’est dans ce cadre procédural que les policiers présents sur place sont interrogés le jour même par leurs collègues de la PJ de Poitiers, et participent à une « reconstitution express » dans la courette où s’est déroulé le drame. Les dépositions sont ainsi figées dans la procédure. Elles ne varieront plus.
Il faudra que la famille Massonnaud porte plainte avec constitution de partie civile, le 16 août, pour qu’une information judiciaire soit ouverte, le lendemain. Elle vise le policier auteur du coup de feu, pour des faits qualifiés de « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner par personne dépositaire de l’autorité publique et avec usage d’une arme ». L'espoir, pour la famille, sera toutefois de courte durée.
L’auteur du coup de feu, qui faisait fonction d’« officier de quart » cette nuit-là, est le brigadier-chef Jocelyn Chauveau, 35 ans. Un policier bien noté, qui a été CRS puis a travaillé à la Bac, avant d’être affecté à l’équipe de nuit (le « service de quart ») du commissariat de Poitiers.
Le brigadier-chef n’est pas mis en examen, mais placé sous le statut hybride de « témoin assisté » par la première juge d’instruction chargée du dossier, Valérie Tavernier.
« J’ai vu un individu qui jaillissait vers mon collègue », explique le policier à la juge lors de sa première audition, le 27 septembre 2007. « Je vois l’individu qui tend les bras vers mon collègue », « tout ça se passe très vite ». Il poursuit, très ému. « J’ai décidé alors de tirer. Je ne sais pas s’il est armé », concède le brigadier-chef, pour assurer aussitôt : « Je n’ai jamais vu dans ma carrière quelqu’un qui attaque avec autant de détermination un fonctionnaire de police. Donc j’ai effectué un tir de neutralisation. »
« Ce tir », poursuit le policier, « se fait comme on nous l’apprend au niveau de la "bouteille", c’est-à-dire la partie allant du bas ventre jusqu’à la tête. Et pour être plus précis, il y a une zone au centre déterminée par un carré se trouvant au niveau du plexus. » Olivier Massonnaud était alors à moins de trois mètres du tireur.
Au cours de cette déposition devant la juge, le policier fait également état des problèmes d’effectifs que connaît le commissariat. Cette nuit-là, il remplaçait un collègue, et aurait dû normalement être placé sous les ordres d’un lieutenant exerçant les fonctions de chef de quart, mais qui était absent.
Le brigadier-chef s’était marié le samedi, et avait repris le travail de nuit le lundi soir, « de 20 h 20 à 6 heures du matin », mais assurait ne pas être fatigué.
On apprend également que cette nuit-là, il avait oublié d’allumer sa radio pendant l’intervention, que les batteries des lampes torches du commissariat sont défaillantes, mais que bombes lacrymogènes, flashballs et autres tonfas étaient en revanche disponibles.
Le brigadier-chef Chauveau ne sera jamais mis en examen. Trois juges d’instruction (Valérie Tavernier, Jérôme Laurent et Delphine Roudière) vont se relayer sur cette affaire, de 2007 à 2013. « Parfois, il ne se passait rien pendant six mois, on n’avait aucune explication », déplore François Massonnaud, médecin en retraite et père de la victime.
Pour finir, une ordonnance de non-lieu est rendue le 7 février 2013, conformément aux réquisitions du parquet de Poitiers, la juge d’instruction estimant que le policier avait agi en état de légitime défense et en respectant les procédures.
La famille Massonnaud a aussitôt fait appel de cette décision. Leur avocat, Éric Morain, va demander mardi à la chambre de l’instruction de renvoyer le brigadier-chef soit devant la cour d’assises (pour « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner »), soit devant le tribunal correctionnel (pour « homicide involontaire »).
Reprenant le dossier d’instruction, Me Morain a listé tous les dysfonctionnements, les imprudences et les fautes qui – à ses yeux – ont émaillé l’intervention des policiers. Il relève notamment plusieurs témoignages de voisins faisant état d’une grande nervosité des policiers, dont certains auraient insulté ou provoqué Olivier Massonnaud, au lieu d’essayer de le calmer.
L’avocat de la famille note également qu’aucune prise de sang n’a été effectuée sur le brigadier-chef auteur du coup de feu. Surtout, il réfute la notion de légitime défense retenue par le parquet et la juge d’instruction. Juste avant le tir mortel, un robuste policier de 100 kilos avait porté un coup de lampe torche sur l’avant-bras d’Olivier Massonnaud, qui s’avançait vers lui mains en l’air. « Le coup que j’ai porté avec la lampe était assez fort. » « Quand j’ai frappé, l’homme a vrillé », a déclaré ce policier sur procès-verbal.
La cour était en partie éclairée, et les policiers au nombre de quatre. Selon le mémoire adressé par Me Morain à la chambre de l‘instruction, la riposte du brigadier-chef n’était « ni proportionnée au danger, ni conforme aux instructions en vigueur », et a en fait résulté de ce qu’il aurait « réagi dans la précipitation et la panique ».
Plusieurs témoins entendus pendant l’instruction n’ont, par ailleurs, pas entendu les cris féroces qu’aurait poussés Olivier Massonnaud en se jetant sur l’un des policiers, alors qu’ils ont distinctement entendu les policiers lui parler dans la cour. Les injonctions étaient d’ailleurs contradictoires : « Sors de là ! » a lancé un policier à Olivier Massonnaud, au moment même où le brigadier-chef lui criait « Bouge pas ! ». Signe de la tension et de la désorganisation de cette intervention.
« Mon fils pesait 70 kilos, et il avait déjà perdu beaucoup de sang quand il a été découvert prostré », assure aujourd'hui François Massonnaud à Mediapart. Les photos prises par les policiers le jour même, lors de la reconstitution express, et que le juge Jérôme Laurent ne lui a fournies qu’en octobre 2012 (on peut les voir ci-dessous), le renforcent dans sa conviction. Au vu de ces clichés, où quatre policiers armés et équipés encerclent un homme aux bras levés, l'impératif de la légitime défense ne saute effectivement pas aux yeux.
« Mon fils a été abattu comme une bête », lâche François Massonnaud dans un souffle. « Le déroulement de toute cette scène me fait considérer que cette mort n’était pas justifiée. Mon fils était en fait en pleine crise de désespoir, il criait que sa vie était foutue, qu’il n’avait plus rien à perdre. »
Selon ce père meurtri, un psychologue, un négociateur, ou même le GIPN, auraient été plus à même de gérer la situation cette nuit-là. « Il y a eu plusieurs fautes professionnelles graves de la part de ces policiers, et cela a été couvert par la justice. Il s’agit d’une collusion monstrueuse », accuse François Massonnaud.
Sollicité par Mediapart, son avocat se montre plus nuancé. « Je demande qu’il y ait un procès. On ne peut pas dire : "Circulez, il n’y a rien à voir", quand un homme meurt les bras en l’air et cerné de policiers », déclare Éric Morain. « Ce n’est pas digne, et ce n’est pas juste au regard des éléments du dossier. »
Sans surprise, dans un réquisitoire daté du 15 janvier et signé de l’avocat général Jean-Paul Garraud, le parquet général de la cour d‘appel de Poitiers se prononce pour la confirmation du non-lieu. « Il ressort de l’ensemble des pièces de ce volumineux dossier que les policiers, au cours de cette nuit du 14 août 2007, ont tenté d’appréhender puis de neutraliser Olivier Massonnaud en raison des violences qu’il avait commises, de son comportement hystérique et des risques majeurs qu’il faisait courir à des tiers. Les circonstances du tir sont à présent clairement établies », lit-on.
« Ainsi, Jocelyn Chauveau n’a fait feu que pour neutraliser Olivier Massonnaud parce qu’il a estimé que la vie de Thierry F. et des autres fonctionnaires placés sous ses ordres étaient en danger. Cet état de fait caractérise la légitime défense de soi-même et d’autrui telle qu’elle est définie à l’article 122-5 du Code pénal », conclut le parquet général.
Les trois magistrats de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Poitiers qui vont examiner l’affaire mardi ont tout pouvoir pour trancher dans un sens ou dans l’autre. Ils devraient mettre leur décision en délibéré.
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