Depuis que François Hollande a annoncé au soir du 31 décembre, lors de son allocution télévisée pour présenter ses vœux aux Français, qu’il comptait prochainement proposer aux entreprises un « pacte de responsabilité » avec, à la clef, des allègements massifs de cotisations sociales en contrepartie d’engagements sur le front de l’emploi, c’est devenu le quiz favori de nombreux médias : mais quelle est donc la politique économique suivie par le chef de l’État ? Et quelle est son inspiration ? Le chef de l’État lui fait-elle prendre un tournant, à la manière du « virage de la rigueur » des années 1982-1983 ? Et si tournant il y a, comment faut-il donc le baptiser ?
On objectera, certes, que dans le contexte social présent, ces jeux sémantiques n’ont qu’un intérêt limité. Car pour une grande majorité de Français – les quelque 5,5 millions (toutes catégories confondues) qui sont au chômage (les chiffres sont ici), les quelque 10 millions qui vivent sous le seuil de pauvreté ; les 50 % des Français qui disposent d’un revenu inférieur à 1 630 euros par mois (les chiffres sont là) et dont le pouvoir d’achat est en fort recul depuis deux ans –, cette controverse peut apparaître un tantinet surréaliste. À quoi bon disserter sur la doctrine économique des socialistes – si tant est qu’ils en aient une – puisque, de toute façon, l’important, ce sont les retombées de cette politique ? Et ces retombées, les Français savent pertinemment qu’elles sont socialement désastreuses.
On objectera également qu’il est périlleux de chercher une cohérence à cette politique économique pour une autre raison majeure : rarement depuis les débuts de la Ve République, l’exécutif n’aura semblé aussi à la dérive. Impréparation, amateurisme, réformes bâclées, incompétence : on ne connaît pas, dans la période contemporaine, de pouvoir en France qui se soit aussi vite montré à ce point inconsistant ou incohérent. Alors, on se prend à penser que ce serait donner à l'action du gouvernement un crédit qu’elle n’a pas que de vouloir l’inscrire dans une doctrine économique. Cette politique économique est d’abord désordonnée, patouilleuse, brouillonne.
Il n’empêche que, malgré ce grand désordre, malgré ce climat politique sans précédent qui, alimenté par des affaires à répétition et tout autant de couacs désastreux, s’apparente à celui d’une crise de régime permanente, les mesures économiques, aussi mal préparées soient-elles, finissent par s’inscrire dans une logique, toujours la même. Et cette logique-là, il n’est pas absurde de s’appliquer à comprendre ce qu’elle est. Alors, même avec précaution, participons à notre tour au quiz en vogue, et appliquons-nous à qualifier cette politique économique.
Serait-elle donc réformiste ? Ou l’aurait-elle été, au moins dans les premiers mois du quinquennat ? La réponse ne fait guère de doute : ce ne fut le cas à aucun moment, pas même dans les premières semaines après l’accession de François Hollande à l'Élysée. Et c’est sûrement le signe distinctif majeur de ce pouvoir socialiste, par rapport à tous ceux qui l’on précédé. Si en 1936, poussé par la grève générale, le gouvernement de Léon Blum a pris des mesures progressistes, avant de rendre les armes face aux « 200 familles », et de « capituler face aux banques », selon la formule du socialiste de gauche Marceau Pivert ; si le gouvernement de Pierre Mauroy a cherché à conduire en 1981 une politique de gauche, avant de se fracasser contre le mur de la contrainte extérieure, le gouvernement de Jean-Marc Ayrault, lui, a rendu les armes dès le premier jour, s’il n’est pas passé avec armes et bagages dans le camp d’en face.
Que l’on veuille bien faire la liste de tous les reniements, des abandons, des promesses bafouées ! L’histoire de ce pouvoir socialiste se résume à celle des déceptions qu’il a suscitées dans son propre camp. De l’austérité budgétaire et salariale jusqu’au « choc de compétitivité », qui a apporté 20 milliards de crédit d’impôt aux entreprises, en passant par le relèvement de l’impôt le plus injuste qu’est la TVA, la trahison des ouvriers de Florange, l’accord de flexibilité du travail, le renoncement à la « révolution fiscale » ou à la partition des banques…, tout s’est fait à rebours de ce que François Hollande avait promis. Il s’était engagé à faire de la finance son ennemi ; il l’a servie avec servilité ! Et c'est en cela qu'on peine à relever un soi-disant virage dans la politique du chef de l'État (lire La duperie de François Hollande).
C’est même encore plus stupéfiant que cela : depuis l’alternance de 2012, est-il possible d’identifier une seule mesure économique dont on puisse dire qu’elle est clairement de gauche ? Disons-le ! Nous n’en trouvons aucune – sauf le mariage pour tous, qui ne relève pas de la politique économique. Non, aucune ! Pas la moindre ! En 1988, sur la pression notamment de Pierre Bérégovoy, le gouvernement socialiste est déjà happé par des logiques libérales – mais en contrepoint, l’équipe au pouvoir a le courage d'engager de grandes réformes, comme celle de l’Impôt de solidarité sur la fortune (ISF) ou du Revenu minimum d’insertion (RMI). En 1997, Lionel Jospin est lui-même emporté par ces mêmes logiques libérales – mais il pilote envers et contre tout quelques réformes dont l’inspiration est clairement à gauche – comme le très spectaculaire durcissement de la fiscalité de l’épargne. Mais en 2012, rien de tel ! D’emblée, François Hollande tourne casaque. Réformiste, le chef de l’État ne l’a donc pas été un seul instant. Adepte de la transformation sociale, encore moins !
Et ce n’est pas le nouveau plan d’allègement des cotisations sociales au profit des entreprises que François Hollande va détailler, mardi 14 janvier, lors de sa conférence de presse, qui va changer quoi que ce soit à ce diagnostic. C’est même tout l’inverse ! On aurait pu penser qu’après cette accumulation de mesures en faveur des entreprises, le chef de l’État allait marquer une pause. Eh bien, non ! C’est comme une course folle. Comme de juste, les milieux d’affaires sont ingrats et, maugréant sans cesse, en demandent toujours davantage ; et François Hollande s’empresse de les satisfaire, encore et encore. Au-delà de ce que la situation des finances publiques peut supporter ; bien au-delà, surtout, de ce que l’équité sociale devrait permettre…
À la différence de 1988 ou de 1997, il n’y a pas même quelques mesures, économiquement sans enjeu mais symboliquement fortes, pour donner un sentiment d'équilibre. Dans le cas de l’ISF, par exemple – un impôt-croupion dont la fonction n'est précisément que symbolique –, François Hollande a ainsi préservé une bonne partie des mesures de défiscalisation prises par Nicolas Sarkozy, avec en particulier le maintien à 1,3 million d’euros du seuil de déclenchement, et l’instauration d’un mécanisme de plafonnement qui est encore plus avantageux que le célèbre « bouclier fiscal » (lire ISF : le Conseil constitutionnel censure le bouclier fiscal). Des avantages fiscaux scandaleux au profit des plus grandes fortunes, qui devaient être abrogés, comme ceux portant sur la défiscalisation dans les DOM-TOM, ont aussi été maintenus, en violation des promesses de campagne…
Se refusant à agiter ne serait-ce que quelques petites mesures économiquement sans enjeu mais politiquement fortes, François Hollande n’a donc jamais pris le soin de parler à son camp. Avec désinvolture, il lui a tourné le dos.
Il nous faut donc passer à une deuxième hypothèse : s’il n’est pas réformiste et s’il ne l’a même jamais été, ce pouvoir socialiste serait-il donc social-démocrate ou social-libéral ?
Pour parvenir à répondre à la question, encore faut-il se mettre d’accord sur ce que les qualificatifs veulent dire. Car trop souvent, certains observateurs, qui ignorent les méandres complexes de l’histoire de la gauche ou l’histoire de ce qu’en d’autres temps on appelait le mouvement ouvrier, affublent les dirigeants socialistes du vocable de « sociaux-démocrates » juste pour signaler qu’ils ne sont pas franchement de la « première gauche », et qu’ils sont même assez nettement ancrés à droite. Ce qui n’est pas très approprié, car à l’origine, la social-démocratie est l’un des grands courants du mouvement ouvrier, dont la SFIO est la section française, le SPD la section allemande ou encore le Parti ouvrier social-démocrate (POSDR) la section russe, avec dans chacun de ces partis, à la veille de la Première Guerre mondiale, des courants de gauche, pacifistes et révolutionnaires parmi lesquels les bolcheviks en Russie, et des courants très droitiers. Laissons donc de côté cette formule de social-démocrate, qui n’est pas appropriée et explorons celle de « social-libéral » qui, dans les temps présents, a plus de succès et est fréquemment évoquée pour qualifier la politique économique de François Hollande.
C’est à la fin des années 1990, sous le gouvernement de Lionel Jospin que ce qualificatif de « social-libéralisme » a fait florès en France. À l’époque, les hiérarques socialistes, et tout particulièrement Laurent Fabius et Dominique Strauss-Kahn, étaient engagés dans une compétition pour imiter le mieux possible le Britannique Tony Blair. C’était même entre eux l’objet d’une bataille permanente. Il faut ouvrir le capital d’EDF, disait ainsi le premier ; il n’y aurait même rien de sacrilège à envisager la pure et simple privatisation du service public de l’électricité, surenchérissait le second. Et ainsi de suite, dans une surenchère sans fin, jusqu'à la défaite calamiteuse de Lionel Jospin, devancé par Jean-Marie Le Pen, lors du premier tour de l'élection présidentielle.
Mais dans ce concept de « social-libéralisme », il n’y avait pas que l’idée sous-jacente d’une dérive libérale de certains courants de la social-démocratie. Si le vocable de « social » était accolé à celui de « libéralisme », c’était, dans l'esprit de ses promoteurs, pour signaler l’ambition de cette nouvelle politique économique. Une ambition reposant sur l’idée d’un échange ou d’un troc, proposé au monde du travail : accepter plus de marché, accepter même de renoncer à certaines conquêtes sociales ; mais pour obtenir d’autres assurances sur le front de l’emploi ; ou même d’autres protections ou garanties sociales, plus adaptées à notre époque…
Or, quiconque examine de près la politique économique impulsée par François Hollande, et défendue par ses ministres, en arrive vite à la conclusion que ce qualificatif de « social-libéral » est impropre. Car, on voit bien ce qu’il y a de « libéral » dans les mesures annoncées au fil des mois par le gouvernement. Mais où est le « social » ? On a beau le chercher, impossible de le dénicher !
En veut-on une illustration, il suffit de lire le récent entretien que le ministre des affaires étrangères, Laurent Fabius, a accordé jeudi 9 janvier aux Échos. Piétinant allégrement les plates-bandes du ministre des finances Pierre Moscovici, le patron du Quai d’Orsay évoque la politique économique française, et ce qu’il dit ne le distingue en rien – pas même dans la forme – de ce que pourrait dire un hiérarque de l’UMP. Baisse des impôts, baisse drastique de la dépense publique, priorité absolue à la compétitivité des entreprises : il n’y a pas même une formule pour donner un tout petit accent de gauche à tout cela, ou seulement un semblant d’équilibre. Sans doute y a-t-il une bonne part de cynisme. L'ultralibéral Laurent Fabius de la fin des années 1990, qui avait fait amende honorable dans le milieu des années 2000 et avait même pris des accents gauchistes pour appeler à voter non au Traité européen, fait aujourd'hui une nouvelle embardée, sans jamais ressentir le besoin de se justifier sur ces incessantes galipettes doctrinales.
Mais quand on rentre dans le détail de la politique économique choisie par François Hollande, le constat est le même : le gouvernement s’est concrètement toujours bien gardé de proposer un véritable échange au monde du travail. Ou cela a toujours été un marché de dupes. Si l’on prend l’accord dit de « fléxi-sécurité » que François Hollande a parrainé et que les partenaires sociaux (ou du moins quelques-uns) ont signé voilà un an, le 11 janvier 2013, on sait ce qu’il en a été. L’accord a grandement accru la flexibilité au détriment du monde du travail et a démantelé des pans entiers du Code du travail et notamment du droit du licenciement. Mais, en contrepartie, les mesures de compensation qui ont été offertes ont été dérisoires sinon même… illusoires.
Dans le cas du « choc de compétitivité », le gouvernement n’a pas même voulu que les 20 milliards d’euros offerts aux entreprises sous la forme de crédit d’impôt soient réservés aux entreprises qui prennent des engagements en termes d’investissement ou d’emploi. Cette idée d’aides sous condition a été beaucoup défendue par de nombreux députés socialistes qui craignaient non sans raison que les entreprises, sans cela, ne mettent l’argent dans leur poche sans investir ni embaucher voire augmentent les dividendes de leurs actionnaires. Mais le gouvernement n’a rien voulu entendre et a souhaité que ces aides colossales soient accordées sans contrepartie. Pierre Moscovici a même ajouté : et même « sans contrôle » ! (Lire Ce que révèle le tango d'amour Gattaz-Moscovici.)
Pourquoi faudrait-il donc qualifier ce « choc de compétitivité » de « social-libéral » ? C’est à l’évidence un abus de langage. Il est libéral mais pas social pour un sou.
Et ce qui a été vrai du « choc de compétitivité » risque de l’être tout autant du « pacte de responsabilité » pour les entreprises que François Hollande va détailler ce mardi. Car on a compris que le chef de l’État va annoncer de nouvelles baisses de cotisations sociales au profit des employeurs et qu’il compte du même coup les inviter à embaucher davantage. Mais rien ne dit qu’il y aura la moindre contrainte ou le moindre échange dans le pacte. François Hollande espère que les futurs allègements de cotisations sociales auront un effet sur l’emploi, mais il n’y aura pas de « donnant-donnant ». Que l'on se souvienne du malencontreux précédent de 1984: à l'époque, Yvon Gattaz (le père de Pierre), président du Medef avait demandé à la puissance publique de créer ce qu'il avait appelé sans trop de gêne des « Enca » - pour « emplois nouveaux à contraintes allégées » – en promettant que le patronat créerait pas loin de 471 000 (sic!) emplois nouveaux si des mesures d'assouplissement du code du travail étaient prises, conjuguées à des mesures d'allégements de cotisations sociales (on en trouve trace ici). Accédant au pouvoir en 1986, la droite avait accédé à ses demandes, et pris de nombreuses mesures de déréglementation, dont la suppression de l'autorisation administrative préalable aux licenciements, jusque-là délivrée par l'inspection du travail. Mais les emplois nouveaux promis n'ont jamais vu le jour.
Faudrait-il donc que l'histoire bégaie et que l'entourloupe d'Yvon Gattaz, président du Medef, soit répétée par son fils, Pierre Gattaz, président du Medef ? C'est cela qu'accepte par avance François Hollande avec son « pacte de responsabilité », alors même qu'il sait, instruit par cette promesse passée, qu'il s'agit encore une fois d'un marché de dupes. En clair, il n’y aura peut-être aucun effet sur l’emploi mais seulement des effets d’aubaine, comme dans le cas du « choc de compétitivité », et comme en 1986. Alors, si tel est le cas, faut-il qualifier cette politique économique de « sociale-libérale » ? Autant dire clairement les choses. Cette politique n’a décidément rien de social. Elle n'est ni sociale-démocrate, ni « sociale-libérale »; elle est libérale, voilà tout !
Pour être encore plus précis, c’est une politique purement néolibérale. Dans le grand désordre du moment, il y a envers et contre tout une forte cohérence. Pour les libertés publiques, Manuel Valls conduit une politique digne d'un gouvernement néoconservateur. La politique économique est à l'avenant...
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