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L'Ariège, « ça devient Chicago » 

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Marylène Galy est du genre énergique. Six jours et demi de travail par semaine : faut avoir le moral. Mais en ce début du mois de décembre, elle a un coup de mou. Le 29 novembre, en plein après-midi, son bureau de tabac, juste à côté de l'église, a été braqué. Deux personnes cagoulées sont entrées dans la boutique, munies d'un fusil de chasse. Pas de drame, maigre butin pour les cambrioleurs : une centaine d'euros, trois paquets de cigarettes. Marylène n'en est pas à son premier vol. N'empêche : le fusil de chasse, elle a du mal à l'oublier. Elle dit : « J'ai perdu mon employée. Elle est traumatisée, elle ne veut plus travailler ici. Moi, j'ai perdu la motivation. Et j'ai peur qu'ils reviennent. » Certains de ses clients lui ont suggéré de s'armer. « Y a des clients qui me disent : vos voleurs, faut les attraper, faut les tuer », lance Philippe, son mari.

Dans cette petite ville d'Ariège, la nouvelle du « braquage » s'est répandue bien vite. Comme d'autres histoires, les semaines passées. Début octobre, chez Barthez (le commerce de la sœur de Fabien Barthez, l'ancien gardien de l'équipe de France de football, né à Lavelanet), une équipe, des pros cette fois, a embarqué tout le stock de tabac, des DVD, le gros coffre-fort. Au nez et à la barbe des gendarmes, installés juste à côté.

Philippe Galy, le mari de MarylènePhilippe Galy, le mari de Marylène © M.M.

En novembre, c'est le tabac de Marion Fourès, à Laroque-d'Olmes, à la sortie de la ville, qui a été visité. « En trois ans, il y a eu trois tentatives. Cette fois ils ont réussi, explique la buraliste. Ils sont arrivés la nuit, à deux voitures, ont scié le rideau métallique, l'ont ouvert en deux. » Depuis, Marion dort mal. « Tous les trois ou quatre jours, il y a quelque chose. Pour un petit village comme le nôtre, c'est impressionnant. On n'est pas à Marseille ! Une psychose s'est installée. » Elle se surprend parfois à soupçonner ses clients : celui-là, n'est-il pas en train de repérer les lieux ? Les commerçants de Lavelanet demandent des caméras dans la ville. S'il est réélu, le maire socialiste, Marc Sanchez, n'exclut pas un référendum sur la vidéosurveillance.

J'étais venu dans l'Ariège discuter politique, de la France de Hollande, de la crise qui continue dans ce coin du département ravagé par trente ans de crises. Mais de nombreux interlocuteurs (employés, retraités ou inactifs, etc. ; de gauche, de droite ou de nulle part) me parlent d'abord cambriolages et « braquages ». Les récents incidents à la BNP et à Carrefour Market ; telle maison visitée ; des tenues de pompiers volées à la caserne ; telle bijouterie, telle boulangerie braquée pour quelques euros. La presse n'en parle pas toujours, mais les histoires circulent, dans les commerces, entre voisins, parmi les papys qui se retrouvent le matin sur la place du théâtre pour se donner les dernières nouvelles. Ces histoires sans morts, sans blessés, sans dégâts autres que matériels, constituent le bruit de fond de la vie sociale. « On n'entend que ça dans le coin, soupire Philippe, employé du bureau de tabac Barthez. C'est le ras-le-bol, le ras-le-bol. Le pays d'Olmes (la zone de Lavelanet, ndlr), ça devient Chicago. »

La halle de Lavelanet, 11 h du matin, un jour de semaineLa halle de Lavelanet, 11 h du matin, un jour de semaine © M.M.


Selon l'observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), le nombre de cambriolages en zone rurale et périurbaine a augmenté dans l'Ariège ces trois dernières années, comme dans plusieurs départements. Dans le Sud-Ouest, des arrestations de bandes organisées venues d'Europe de l'Est, à la recherche d'or et d'autres métaux précieux, ont fait parler. Depuis plusieurs années, la presse locale évoque, d'ailleurs sans trop de nuances, des « vagues » de cambriolages, « la pègre venue de l'est » (les mafias géorgiennes, notamment). En septembre, La Dépêche du midi a titré sur un couple qui « écumait » la campagne ariégeoise. Le ministère de l'intérieur a récemment lancé un plan pour lutter contre les cambriolages et les vols à main armée dans les campagnes : l'Ariège en a bénéficié.

D'après l'ONDRP, c'est dans les zones périurbaines et rurales que le sentiment d'insécurité a le plus augmenté ces dernières années. Celles-là mêmes que cible actuellement le Front national, héraut autoproclamé de la France des « oubliés » et des « invisibles ». À Lavelanet, dans l'Ariège en général, le vote FN progresse à chaque élection.

L'Ariège n'est pas non plus devenue la capitale du crime, loin de là. La préfecture annonce d'ailleurs une tendance au recul du nombre de cambriolages. Mais jusqu'ici, le département, à dominante rurale, était très préservé. « L'accroissement récente des cambriolages a généré un sentiment d'insécurité », confirme-t-on à la préfecture. « La ville reste calme, confirme Marc Sanchez, le maire de Lavelanet. Mais ici, tout le monde se connaît. Et le sentiment de tranquillité a longtemps été extraordinaire... »

Les vols dans les exploitations agricoles de la région ont été très médiatisés par les grandes chaînes d'infos. Début 2013, des agriculteurs d'Esplas, un petit village ariégeois des hauteurs, lassés des chapardages nocturnes d'œufs ou de petites machines dans leurs fermes, ont organisé des tours de garde qui ont permis, après une course-poursuite en pleine nuit sur les routes de campagne, d'arrêter un petit groupe de gens du voyage toulousains. L'histoire a été racontée par La Dépêche du midi. Après l'affaire du bijoutier de Nice, qui a tué son agresseur, des télés et des radios nationales ont appelé l'agriculteur à l'origine de l'arrestation. Elles voulaient venir faire un reportage, montrer que ce genre de vols ne se termine pas forcément par des drames. L'agriculteur a refusé. Il n'a pas non plus souhaité être cité dans cet article. Pas question, dit-il, de se présenter en héros ou d'alimenter la machine à fantasmes.

Vue du village d'EsplasVue du village d'Esplas © M.M.

Dans les rues de Lavelanet, la formule « avec tout ce qu'on voit à la télé… » revient souvent. « Il suffit d'allumer les infos, on ne parle que d'insécurité », assure Éric Estevin, boulanger à Lavelanet, lui aussi victime de petits larcins. Dans ce bar du centre-ville, les clients exigent souvent BFM. « Les commentaires, c'est : "et t'as vu là", " y a des étrangers partout", "c'est le bordel" », dit le patron, un peu las. « Beaucoup de gens regardent la télé, les chaînes d'infos en direct, et ils font leur sauce de la journée », explique Kamel Chibli, élu municipal socialiste.

Dans cette ville d'immigrés, qui a accueilli des générations d'Espagnols puis des Maghrébins, la crise est un fantastique terreau à peurs. Lavelanet, ancienne cité textile prospère, a vu les usines fermer les unes après les autres. Dans cette ville de 6 500 habitants, il y a 25 % de chômeurs, 500 allocataires des minima sociaux. Au pied des montagnes, loin des pôles d'activité de la région Midi-Pyrénées, la ville est excentrée et se vide. Les services publics se tarissent. La gendarmerie de Belesta a fermé, celle de Laroque-d'Olmes aussi. « Il n'y a plus sur la zone que 21 gendarmes pour un territoire immense », déplore Marc Sanchez. Domine un sentiment d'abandon, de déclassement individuel et collectif. « Le vrai mal-être, c'est la perte de tout ce travail, insiste le maire. Les habitants ont la nostalgie, le traumatisme du textile. Par exemple, vous allez souvent entendre que les rues sont vides le soir. Mais le soir, les rues ont toujours été vides ! »

« La situation économique donne des idées aux gens », explique le maire. Parmi ces « idées », une rumeur bien tenace, que de nombreux habitants interrogés me glissent à l'oreille tel un scoop croustillant : la ville ferait venir des pauvres pour repeupler la ville, qui a perdu 3 000 habitants depuis le milieu des années 1970. « Ils font venir des cas sociaux, des Cotorep, des RSA », dit par exemple ce jeune postier qui ne donne pas son nom. On n'en saura pas plus. Ni détails ni faits : cette histoire rappelle la rumeur dite « du 9-3 », légende inventée de toutes pièces selon laquelle plusieurs villes moyennes de province (Niort, Nevers, Châlons, etc.) accueilleraient, dans le plus grand secret et contre de l'argent, des populations noires de Seine-Saint-Denis.

D'autres racontent aussi que des résidents du Mirail, le quartier difficile de Toulouse, à une heure et demie de route, arriveraient « par l'autoroute ». Des rumeurs que Mediapart avait déjà entendues l'an dernier dans une autre zone périurbaine pourtant très éloignée, la Seine-et-Marne (Île-de-France). Certains habitants affirmaient alors que des populations d'immeubles HLM détruits de Meaux étaient venues peupler la campagne (lire notre reportage).

Marc Sanchez, maire de Lavelanet, dans son bureauMarc Sanchez, maire de Lavelanet, dans son bureau © M.M.

Ces rumeurs, le maire Marc Sanchez les dément farouchement. « Il n'y a jamais eu de quotas », dit-il. En revanche, oui, il a ouvert une “maison relais” gérée par la Croix-Rouge, qui accueille un public pauvre. Quelques familles du nord de la France en difficulté sociale sont venues s'installer ces dernières années pour vivre leur misère au soleil. Certaines habitations du centre-ville sont occupées par des gens de l'Est, des Géorgiens ou des Arméniens, passés ou non par le centre d'accueil des demandeurs d'asile (Cada) de Carla-Bayle, ou d'autres structures d'hébergement de Pamiers et Mazères. Ils sont placés là par des « marchands de sommeil » qui, dixit le maire, rachètent les logements vides disponibles dans le centre-ville « pour y mettre des gens qui touchent les allocations logement ».

Marc Sanchez se réjouit d'ailleurs d'avoir fait fermer plusieurs bâtiments pour insalubrité. Ce qui va lui permettre, espère-t-il, de limiter le phénomène. « Chicago, les gens qui viennent du Mirail... ça fait vingt ans qu'on entend ça ! soupire Kamel Chibli, l'élu PS né à Lavelanet. Dans les réunions publiques, les cafés, je passe beaucoup de temps à expliquer que ces rumeurs ne sont pas fondées. J'y arrive parfois. Mais en période de difficulté économique, on ne m'écoute pas forcément. »

Prochain volet de notre série de reportages dans l'Ariège : « Au pays du socialisme “congelé” »

BOITE NOIRELes personnes citées ont été rencontrées du 2 au 6 décembre. Certaines personnes ont souhaité témoigner avec leur nom et leur prénom, d'autres n'ont souhaité donner que leur seul prénom, d'autres enfin m'ont demandé de changer leur prénom. Dans ce cas, la modification est signalée dans l'article.

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