Pour la quatrième fois, Mediapart termine l’année avec des vœux citoyens, diffusés avant ceux du président de la République française. C’est notre façon de dire que la République n’est pas la propriété d’un seul, mais le bien de tous, et que son avenir nous appartient, notamment son exigence démocratique et sociale. Cette année, après les vœux de résistance de Stéphane Hessel fin 2010, ceux d’espoir de Moncef Marzouki fin 2011 et ceux de lutte d’Édouard Martin fin 2012, nous nous sommes tournés vers Ariane Mnouchkine. Si son nom s’est imposé comme une évidence, au croisement de la création et des engagements, c’est parce que nous ressentions un besoin de poésie, d’élévation et d’horizon, après une année 2013 désespérante tant l’espoir et la fraternité y furent malmenés.
Tel est le message de ces vœux d’épopée, entre échappée belle et défi immense : oui, la démocratie est notre affaire ! « Déclarons-nous, tous, responsables de tout », lance Ariane Mnouchkine en nous invitant à entrer dans ce « chantier des chantiers », « ce chantier sur la palissade duquel, dès les élections passées, nos élus s’empressent d’apposer l’écriteau : “Chantier Interdit au Public”. » « L’État, en l’occurrence, c’est nous », ajoute-t-elle, en nous encourageant à expérimenter, à ouvrir des laboratoires, à ajouter « des petites zones libres », tous « ces petits exemples qui incitent au courage créatif »… (Lire page suivante le texte intégral des vœux d’Ariane Mnouchkine.)
Ariane Mnouchkine a révolutionné le théâtre français avec l’aventure, toujours aussi inventive et tenace, du Théâtre du Soleil qu’elle a fondé en 1964, et qui aura donc cinquante ans demain. Pour ce demi-siècle, nous avons voulu saluer chapeau bas cette histoire collective, lieu de relation comme de création, de partage et d’échange, où le théâtre se réinvente sans cesse dans un travail coopératif et communautaire. Surtout, nous nous sommes tournés vers Ariane Mnouchkine pour qu’elle subvertisse ce rituel des vœux en lui insufflant ce qui souffle sur les planches de son théâtre : le souci du monde et des autres, de la beauté et de l’humanité, de la beauté de l’humanité.
Nous avions en mémoire l’enthousiasme qui saisissait les foules de spectateurs à la sortie de la dernière création mise en scène par Ariane Mnouchkine, Les Naufragés du fol espoir, librement inspirée d’un roman posthume de Jules Verne, mi-écrite par Hélène Cixous. C’était en 2010, la même année où, lors de la grande manifestation en défense des retraites, on put voir la troupe du Soleil battre elle aussi le pavé parisien, tant pour Ariane Mnouchkine et les siens la quête d’imaginaire est indissociable d’un engagement vital. Dans la vidéo ci-dessous, enregistrée à propos des Naufragés, elle s’explique aussi sur ses engagements qui, en grande part, rejoignent, évidemment, ceux de Mediapart.
« Mes chères concitoyennes, mes chers concitoyens,
À l’aube de cette année 2014, je vous souhaite beaucoup de bonheur.
Une fois dit ça… qu’ai-je dit? Que souhaité-je vraiment ?
Je m’explique :
Je nous souhaite d’abord une fuite périlleuse et ensuite un immense chantier.
D’abord fuir la peste de cette tristesse gluante, que par tombereaux entiers, tous les jours, on déverse sur nous, cette vase venimeuse, faite de haine de soi, de haine de l’autre, de méfiance de tout le monde, de ressentiments passifs et contagieux, d’amertumes stériles, de hargnes persécutoires.
Fuir l’incrédulité ricanante, enflée de sa propre importance, fuir les triomphants prophètes de l’échec inévitable, fuir les pleureurs et vestales d’un passé avorté à jamais et barrant tout futur.
Une fois réussie cette difficile évasion, je nous souhaite un chantier, un chantier colossal, pharaonique, himalayesque, inouï, surhumain parce que justement totalement humain. Le chantier des chantiers.
Ce chantier sur la palissade duquel, dès les élections passées, nos élus s’empressent d’apposer l’écriteau : “Chantier Interdit Au Public“
Je crois que j’ose parler de la démocratie.
Etre consultés de temps à autre ne suffit plus. Plus du tout. Déclarons-nous, tous, responsables de tout.
Entrons sur ce chantier. Pas besoin de violence. De cris, de rage. Pas besoin d’hostilité. Juste besoin de confiance. De regards. D’écoute. De constance.
L’Etat, en l’occurrence, c’est nous.
Ouvrons des laboratoires, ou rejoignons ceux, innombrables déjà, où, à tant de questions et de problèmes, des femmes et des hommes trouvent des réponses, imaginent et proposent des solutions qui ne demandent qu’à être expérimentées et mises en pratique, avec audace et prudence, avec confiance et exigence.
Ajoutons partout, à celles qui existent déjà, des petites zones libres.
Oui, de ces petits exemples courageux qui incitent au courage créatif.
Expérimentons, nous-mêmes, expérimentons, humblement, joyeusement et sans arrogance. Que l’échec soit notre professeur, pas notre censeur. Cent fois sur le métier remettons notre ouvrage. Scrutons nos éprouvettes minuscules ou nos alambics énormes afin de progresser concrètement dans notre recherche d’une meilleure société humaine. Car c’est du minuscule au cosmique que ce travail nous entrainera et entraine déjà ceux qui s’y confrontent. Comme les poètes qui savent qu’il faut, tantôt écrire une ode à la tomate ou à la soupe de congre, tantôt écrire Les Châtiments. Sauver une herbe médicinale en Amazonie, garantir aux femmes la liberté, l’égalité, la vie souvent.
Et surtout, surtout, disons à nos enfants qu’ils arrivent sur terre quasiment au début d’une histoire et non pas à sa fin désenchantée. Ils en sont encore aux tout premiers chapitres d’une longue et fabuleuse épopée dont ils seront, non pas les rouages muets, mais au contraire, les inévitables auteurs.
Il faut qu’ils sachent que, ô merveille, ils ont une œuvre, faite de mille œuvres, à accomplir, ensemble, avec leurs enfants et les enfants de leurs enfants.
Disons-le, haut et fort, car, beaucoup d’entre eux ont entendu le contraire, et je crois, moi, que cela les désespère.
Quel plus riche héritage pouvons-nous léguer à nos enfants que la joie de savoir que la genèse n’est pas encore terminée et qu’elle leur appartient.
Qu’attendons-nous ? L’année 2014 ? La voici.
PS : Les deux poètes cités sont évidemment Pablo Neruda et Victor Hugo »
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