« C’est la première fois que des faits analogues chez les sapeurs-pompiers du département arrivent aux oreilles de la justice », estime Christophe Rode, le procureur de la République de Chalon-sur-Saône. Trois pompiers volontaires de Chagny, âgés de 54 ans, 23 ans et 27 ans, sont convoqués le 19 décembre 2013 pour une comparution en reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC, le plaider coupable à la française) au tribunal de grande instance de Chalon-sur-Saône. Ils sont poursuivis pour violences en réunion, après une affaire de bizutage.
C’est le samedi 24 octobre 2009, lors d’un repas de l’équipe de garde à la caserne de Chagny, que des pompiers volontaires dérapent. L’ambiance est plutôt détendue : quelques femmes et enfants partagent le repas, ainsi qu’un viticulteur local, « qui ravitaille la caserne en vin ». Certains pompiers ont un peu bu : ils ont pris l’apéro, puis sont passés au rouge ou au blanc.
Deux pompiers s’amusent à déclencher les “bips” de leurs collègues attablés dans le réfectoire – « une plaisanterie qui se faisait régulièrement », assurera l’un d’eux. L'un des deux plaisantins, âgé de 36 ans, est attaché au poteau des couleurs, où le rejoint rapidement son complice, Alain*, une jeune recrue de 23 ans, qui, entretemps, avait entrepris d’asperger ses collègues au jet d’eau. Ligotés au mât avec des cordes et du gros scotch, ils sont enduits de cirage à Rangers et reçoivent un seau d’eau froide. Le manège dure une quinzaine de minutes. Libéré, le plus âgé court se rouler dans le lit du chef de garde, avant de rentrer fissa chez lui. Alain, lui, se dirige vers les douches. Quatre pompiers, furieux de voir le dortoir sali, forcent la porte de sa douche, et le traînent, entièrement nu selon sa version, des vestiaires jusqu’au foyer-bar, à la vue des autres convives qui continuent de dîner. « Manu militari, (…) comme un gars qui a fait le con et qui va recevoir une punition », expliquera l’un des mis en cause aux policiers.
« Ils m’ont mis en levrette au bord de la table pour me raser la tête et les poils pubiens, raconte Alain, aujourd’hui âgé de 27 ans, joint par téléphone. Personne n’a réagi. J’avais peur qu’on m’enfonce quelque chose dans le derrière. » C’est cet épisode, bien plus que celui du poteau, qu’il l’a marqué. « J’ai été tellement humilié, honteux et perturbé par cette affaire, que je ne veux pas que ça recommence pour d’autres », indiquera-t-il aux policiers. Choqué, un pompier dit d’ailleurs avoir fermé les portes du foyer pour ne pas que les femmes et enfants assistent à la suite de la scène. « Ça ne me plaisait pas ce qu’ils faisaient, ils l’ont amené un peu comme des brutes, ils le tenaient par les épaules, ses pieds ne touchaient pas par terre (…), expliquera-t-il aux policiers. Même à la brigade des sapeurs-pompiers de Paris je n’ai jamais vu cela. »
Les auteurs, interrogés au commissariat de Chalon, affirment eux que le jeune pompier avait conservé son caleçon et qu’il n’a jamais été question de lui raser le pubis. Un coup de tondeuse sur le crâne plus tard, le jeune homme sera en tout cas relâché. Il récupère son boxer, et un pompier finit de lui tondre la tête, apparemment à sa demande. Des photos, montrant la scène, ont été retrouvées par l’expert judiciaire sur le disque dur de l’ordinateur du foyer bar de l’amicale des sapeurs-pompiers de Chagny.
C’est deux ans et demi plus tard, le 4 juin 2012 que le jeune pompier, à l’époque jardinier à la mairie de Chagny, alertera la direction des ressources humaines du Service départemental d’incendie et de secours (Sdis), puis, le 13 juin 2012, déposera plainte pour violences volontaires. Selon son avocat, la mise en examen, un mois auparavant, de onze sapeurs-pompiers de Paris pour viol, commis contre deux d’entre eux lors d’un bizutage, a pu jouer le rôle de déclencheur. « C’était trop dur de garder ça en moi, explique Alain, aujourd'hui âgé de 27 ans, qui dit être suivi par une psychologue. Au moment des faits, j’étais stagiaire, je voulais décrocher le volontariat, je n’avais pas envie que ça vienne court-circuiter ma carrière de sapeur-pompier. » Autre élément, en juin 2012, il venait de se voir refuser une mutation pour rejoindre la caserne de Chalon où il avait déménagé et était « énervé » d’avoir « été jeté » après avoir « donné tant de week-ends ».
Fils d’un pompier volontaire, Alain est décrit par ses collègues (interrogés par les policiers) comme très bien intégré à la caserne et apprécié de tous. Leurs auditions par la police montrent que la plupart n’ont pas compris la démarche tardive du jeune homme. Sa hiérarchie ne voit dans sa plainte qu’un « moyen de pression pour avoir sa mutation ». Sur le coup, son chef du centre, un pompier professionnel, s’était contenté de recadrer les protagonistes, sans avertir sa hiérarchie. Pour lui, comme il le dira aux policiers, il n’y avait là « rien de méchant, c’est un jeu stupide entre garçons ». Mais il avait quand même à l’époque proposé au jeune homme de déposer plainte. Pour son adjoint, il s’agit d’une simple « déconnade ».
« Il n’y avait rien de méchant, ils nous avaient embêtés, ils ont eu le retour », dit un des auteurs, qui ne voit rien de choquant dans les photos. « Cette soirée, c’était vraiment de la "déconnade" bon enfant, sans mauvaise intention et sans vouloir blesser qui que ce soit, conclut-il. (…) Je ne comprends pas qu’aujourd’hui il salisse ses amis et la caserne. » Un autre mis en cause parle d’un « bon souvenir », avant de reconnaître une « escalade dans la connerie ». Même le pompier de 36 ans attaché au poteau avec Alain ne comprend pas. « J’ai déjà été attaché au poteau un nombre incalculable de fois, affirme-t-il aux policiers. (…) Ça faisait partie du folklore. » Tandis que sa femme, qui a assisté à la suite de la scène avec leurs deux enfants, a « trouvé ça limite et choquant ».
À la caserne, les blagues de potache étaient fréquentes. Cirage dans les chaussures, chahuts avec de l’eau, de la mousse à raser, barbouillages de farine et d’œufs, etc. Alain n’était d’ailleurs pas le dernier à y participer. « Il y avait déjà eu des bizutages, mais jamais aussi violents que ça », dit-il. Plusieurs pompiers confirment aux policiers n’avoir jamais vu de tels débordements, qu’il s’agisse de collègue attaché au poteau ou mis à nu. « Ça m’a fait penser à des rites sado-maso, j’ai tout de suite ressenti la souffrance », relate aux policiers un pompier, volontaire depuis 1991, aux yeux de qui la scène était « très violente ». « Ils ont été trop loin, je leur ai dit stop, mais ils étaient partis dans un délire sans penser aux conséquences», nous explique Alain au téléphone.
Depuis, le SDIS a réalisé une vidéo de prévention de 8 minutes rappelant que le bizutage « est toujours interdit ». On y voit un bizutage plutôt “soft” avec un jeune pompier passé au cirage et affublé d'une perruque par ses collègues. Dans la vidéo, le colonel, patron des 2 200 sapeurs-pompiers professionnels et volontaires de Saône-et-Loire, ainsi que procureur de la République de Chalon, insistent sur le fait que ces faits peuvent être qualifiés de violences, avec circonstances aggravantes (en réunion, voire avec préméditation). « Un bizutage est une activité qui vise à humilier la victime sous prétexte de faire un acte de cohésion », rappelle Christophe Rode dans la vidéo. « Cet incident regrettable a été une opportunité de mettre le sujet sur la table, indique le colonel Michel Marlot. Ça a créé une grosse émotion, notamment chez les anciens, qui disaient qu'il y a vingt ou trente ans, ils auraient pris une grosse engueulade et c'était tout. Ils n'imaginaient pas ça. On a fait ce qu'on a pu, mais ce n'est pas si simple. Il faut voir le temps que ça a pris, à l'école par exemple. » Lors d’une conférence de presse convoquée en juin 2012, son adjoint et lui avaient d'abord balayé tout « bizutage » et parlé d’un simple « chahut ». « Les responsables des pompiers n’ont pas mesuré la gravité des faits, estime Me Claude Vermorel, l'avocat d'Alain. Pour eux, il y a vingt ans, tout cela se serait terminé par une engueulade dans leur bureau. »
L’avocat regrette également l’absence de procès. Inspirée du plaider coupable américain, la comparution en reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) a été introduite en France en 2004, par la loi Perben II, pour certains délits punis d’une peine de prison inférieure à cinq ans. Le procureur de la République propose à l’intéressé, qui a reconnu les faits, une peine. Si la proposition de peine est acceptée, elle doit ensuite être homologuée le jour même par le président du tribunal. Rapide, cette procédure a le mérite de désengorger les tribunaux, mais elle présente l’immense inconvénient de ne pas prévoir de débat public.
« Les parties civiles peuvent s’exprimer uniquement sur les intérêts civils réclamés, cela prive d’un vrai débat, regrette Me Vermorel. C’est très frustrant. Une affaire comme celle-là ne doit pas être enterrée. Ce n’est pas l’affaire de trois pompiers, c’est le procès du bizutage pour que cela ne se refasse pas. » De son côté, le procureur Christophe Rode écarte toute volonté d’étouffer les faits. « Nous n’étions pas devant des faits acceptables qui puissent faire l’objet juste d’un rappel à la loi, souligne-t-il. Mais les pompiers reconnaissent les faits, ce sont des gens parfaitement intégrés : il n’aurait pas été très productif et pédagogique de les faire comparaître au milieu de personnes qui ont fait du trafic de stupéfiants. »
Suspendu en juin 2012, Alain n’a pas repris depuis ses vacations de pompier volontaire. « Je ne peux pas réintégrer une caserne avant que l’affaire soit résolue, dit-il. C’est un scandale que les auteurs des faits, eux, soient toujours en activité. » « Ils méritent la révocation, on parle de crise des pompiers volontaires (la France a perdu 12 000 pompiers volontaires depuis 2004 – ndlr), mais on n’encourage pas les vocations en donnant ce type d’images », renchérit son avocat, qui a défendu par le passé de nombreux sapeurs-pompiers et se dit attaché à l'image de la fonction publique. « L’enquête interne a permis de prendre des sanctions », indique de son côté le colonel Marlot, sans vouloir dire lesquelles. Alain a, lui, été menacé en novembre 2012 de recevoir un blâme… pour avoir fait sonner « douze fois » les “bips” de ces collègues lors de cette soirée du 24 octobre 2009. Le projet de sanction a depuis été abandonné. Mais son avocat craint que le jeune homme ne soit définitivement « grillé » auprès de la profession « au vu de son esprit de corps ».
BOITE NOIRE* Le prénom a été modifié à sa demande, de même que nous n'avons cité aucun des noms des sapeurs-pompiers concernés.
À noter qu'à la demande du colonel Michel Marlot, le sociologue Marc Riedel a étudié de l'intérieur le fonctionnement du SDIS de Saône-et-Loire pendant cinq ans, dans le cadre de sa thèse de doctorat (soutenue en 2011).
Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.
A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Souriez vous êtes espionnés!