Un parquet plus indépendant, mieux organisé, et plus efficace. Voici, à grands traits, l’objectif central des 67 propositions concrètes qui seront remises officiellement ce jeudi à Christiane Taubira par la commission Nadal. Mediapart a pris connaissance du rapport de 121 pages qui a été rédigé par Jean-Louis Nadal, l’ancien procureur général de la Cour de cassation, l’un des rares hauts magistrats à avoir tenu tête à Nicolas Sarkozy, et qui était à la retraite depuis juin 2011 (on peut lire ses 67 propositions sous l'onglet Prolonger).
L’enjeu n’est pas mince. Les procureurs et leurs substituts sont écrasés de travail, comme le rappellent régulièrement la conférence des procureurs de la République et les syndicats de magistrats, et comme le prouve la vraie crise des vocations qui, à chaque promotion de l’École nationale de la magistrature, voit les auditeurs de justice fuir le parquet. Un parquet qui est, par ailleurs, critiqué à juste raison pour son lien incestueux avec le pouvoir exécutif, entretenant la suspicion sur le traitement des affaires sensibles, amenant des condamnations régulières de la France devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), et provoquant parfois des errances individuelles comme celles qui ont été reprochées récemment au procureur Courroye.
Pour toutes ces raisons, et la réforme constitutionnelle étant reportée aux calendes grecques, la ministre de la justice avait confié le 2 juin dernier à Jean-Louis Nadal la mission de conduire les travaux d’une commission devant « s’interroger sur la conduite de la déclinaison de la politique pénale, sur la direction de la police judiciaire, sur la redéfinition des champs de compétence du parquet ainsi que sur son organisation ». Les travaux ont commencé le 11 juillet, la commission ayant pour mission de rendre ses conclusions avant le 30 novembre.
Le rapport Nadal n’a pas retenu les suggestions les plus radicales que porte la gauche judiciaire depuis de longues années, comme l’indépendance totale du parquet, le rattachement de la police judiciaire au parquet, ou la suppression des procureurs généraux. Pour autant, la commission a beaucoup travaillé (elle a entendu 36 personnalités), et avance des propositions de bon sens, pragmatiques, et à même de mettre de l’huile dans des rouages qui en ont bien besoin.
Sur le premier thème abordé, « garantir l’indépendance statutaire du ministère public », le rapport Nadal propose « d’inscrire dans la Constitution le principe de l’unité du corps judiciaire », en complétant l’article 64. Surtout, il suggère de « confier au Conseil supérieur de la magistrature le pouvoir de proposer la nomination des procureurs de la République, des procureurs généraux et des membres du parquet général de la Cour de cassation », comme il propose déjà au ministre les nominations des magistrats du siège. Une garantie d’indépendance que la commission Nadal juge « essentielle ».
En revanche, elle « recommande ensuite que les autres magistrats du parquet soient nommés sur proposition du garde des Sceaux après avis conforme de la formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente à leur égard, pour garantir la prise en compte de ses avis dans le déroulement de carrière des magistrats ».
Toujours dans le but de rapprocher le statut du siège de celui du parquet, la commission propose de « transférer au Conseil supérieur de la magistrature le pouvoir de statuer en matière disciplinaire à l’égard des magistrats du parquet », et non plus de rendre un simple avis au garde des Sceaux. « Ainsi, il n’appartiendrait plus au ministre de la justice de statuer comme autorité disciplinaire à l’égard des magistrats du ministère public », lit-on.
Dans le même esprit, le rapport Nadal suggère de « soumettre la décision de mutation d’office d’un magistrat du parquet dans l’intérêt du service à l’avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature », à défaut d’offrir aux magistrats du parquet l’inamovibilité reconnue statutairement à leurs collègues du siège. Logiquement, le rapport conclut également au retrait des procureurs généraux « de la liste des emplois auxquels il est pourvu en conseil des ministres ».
Le second thème traité vise à « inscrire l’action du ministère public dans un cadre territorial élargi ». Sans retoucher la carte judiciaire, la commission Nadal propose néanmoins de « créer un parquet départemental près un tribunal départemental », ce qui va faire grincer quelques dents chez les magistrats. Le but serait de mieux coordonner l’action des parquets et de spécialiser des magistrats à l’échelle départementale, tout en mutualisant les moyens, quitte à retirer aux petits tribunaux une partie de leurs attributions.
Une architecture qui « permettrait de renforcer l’autorité et la lisibilité de la justice, sans porter atteinte à son accessibilité. L’action publique serait unifiée à l’échelle du département. Le procureur de la République départemental serait l’unique interlocuteur du préfet, des administrations et des élus », lit-on.
Par ailleurs, afin de régler une anomalie historique, le rapport suggère de « mettre en cohérence le ressort des cours d’appel avec la carte des régions administratives ». Il existe en effet actuellement 36 cours d’appel pour 27 régions, les frontières des unes chevauchant celles des autres. Dans le même esprit, les zones de compétences des juridictions interrégionales spécialisées (JIRS) seraient mises « en cohérence » avec les régions de police judiciaire.
Le procureur général de la cour d’appel où se trouve la JIRS aurait en outre un « pouvoir d’arbitrer les conflits de compétence relatifs à la saisine d’un parquet JIRS ». Quant aux conflits de compétence entre parquets, ils seraient arbitrés par le procureur général près la Cour de cassation, suggère le rapport Nadal.
Le troisième thème traité, « donner au ministère public des moyens à la hauteur de son rôle », est moins polémique. La commission Nadal propose d’« adapter les effectifs des parquets pour tenir compte de l’importance et de la diversité de leurs missions », de « confier à des assistants du ministère public une partie des attributions des magistrats du parquet », de « développer l’équipement des parquets en nouvelles technologies de l’information et de la communication », de permettre aux procureurs de recourir par contrat à des spécialistes du secteur privé pour leur communication, et enfin de « renforcer le rôle de soutien juridique aux parquets » des grandes directions du ministère (Direction des affaires criminelles et des grâces, Direction des affaires civiles et du sceau).
Le quatrième chapitre se propose de « redonner du sens et de la lisibilité à la politique pénale ». La commission y propose de « placer auprès du garde des Sceaux un conseil national de politique pénale », et de confier au ministre « le soin de prononcer un discours annuel sur la politique pénale devant la représentation nationale ».
Une proposition bienvenue vise ensuite à « circonscrire les cas dans lesquels le garde des Sceaux est fondé à demander ou recevoir une information dans les affaires individuelles », le ministre de l’intérieur n’ayant, pour sa part, pas encore ce genre de souci.
Une série de mesures techniques visent, ensuite, à mieux définir les attributions des procureurs généraux et des procureurs dans les orientations de la politique pénale.
Le cinquième chapitre, très attendu dans le milieu judiciaire, ambitionne de « recentrer le ministère public sur ses missions essentielles ». Pour que les parquets puissent mieux s’occuper des affaires qui le méritent, et notamment des « affaires individuelles », le rapport propose notamment de « redonner son plein effet au principe de l’opportunité des poursuites ». En clair, il s’agirait de revenir aux pratiques de classement sec des plaintes sans intérêt, délaissé ces dernières années sur l’autel de l'accroissement du « taux de réponse pénale » dont dépendent les moyens attribués aux parquets.
La proposition 28, elle, évoque irrésistiblement l’affaire Cahuzac, puisqu’elle propose de « supprimer l’exigence de la plainte préalable de l’administration en matière de fraude fiscale ». La commission Nadal « estime que l’exigence d’une plainte préalable après avis de la CIF pour la poursuite du délit de fraude fiscale, combinée à la saisine exclusive de cet organe par une autorité ministérielle, porte une atteinte excessive et injustifiée au principe général en vertu duquel toute autorité constituée ou tout fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République en lui transmettant tous les renseignements qui y sont relatifs ».
Elle ajoute que « les comportements de soustraction intentionnelle à l’impôt, qu’ils soient le fait de personnes physiques ou de personnes morales, sont d’une particulière et évidente gravité. Au préjudice causé aux finances publiques s’ajoute l’atteinte portée au contrat social et au principe fondamental, posé par l’article 13 de la Déclaration de 1789, de l’égale répartition entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés, de l’indispensable contribution commune aux dépenses publiques ».
Autre proposition bienvenue pour soulager les tribunaux d'un contentieux sans intérêt : « assurer un traitement plus efficient de certaines infractions routières » par la transformation de certains délits en contraventions. Seraient ainsi transformés en contravention de 5e classe, comme c'était le cas avant 2004, le défaut de permis de conduire et le défaut d’assurance, ainsi que la conduite malgré l’invalidation du permis par perte de points, et la conduite sous état alcoolique pour les taux d’alcool compris entre 0,4 et 0,8 milligrammes. « Ces cinq infractions représentaient en 2011 environ 250 000 affaires », lit-on.
La commission entrouvre également la porte avec grande prudence à une possible dépénalisation de l’usage de stupéfiants, qui représente également « un contentieux de masse » avec la mise en cause de 190 000 personnes en 2011 par les services de police et de gendarmerie. Reste à savoir si le gouvernement et l’Assemblée feront preuve d’audace sur ces sujets sensibles.
Autre sujet polémique, le sixième et dernier chapitre du rapport Nadal est consacré à « renforcer l’autorité du ministère public sur la police judiciaire ». Après l’avoir étudiée, la commission a rejeté l’idée d’un rattachement de la PJ au parquet, jugée trop compliquée à mettre en œuvre.
Elle entend, en revanche, « consolider le rôle du parquet dans la direction des enquêtes », « énoncer clairement le principe du libre choix du service d’enquête par le parquet », « expérimenter le détachement d’officiers de liaison de la police et de la gendarmerie » et enfin, idée originale qui risque fort d’énerver certains syndicats de policiers, « consulter le procureur général sur les projets de nomination des principaux responsables des services de police judiciaire ».
Dans le même ordre d'idées, la commission Nadal propose d’« associer le garde des Sceaux aux arbitrages budgétaires intéressant les moyens dévolus aux services de la police et de la gendarmerie », d’« associer les procureurs généraux à la répartition des moyens et des effectifs au sein des services de police judiciaire », et de « garantir la prise en compte effective de la notation judiciaire des officiers de police judiciaire dans leur déroulement de carrière ».
Le septième chapitre entend « repenser le traitement des enquêtes », à la lumière des décisions récentes prises par le Conseil constitutionnel, la Cour de cassation ou la CEDH, notamment sur le sujet épineux de la garde à vue, ce qui supposerait une refonte du code de procédure pénale.
Les pistes avancées par la commission Nadal sur ce sujet sont notamment d’« introduire une phase de contradictoire à l’issue des enquêtes longues », de « généraliser l’assistance par un avocat au moment du déferrement », et de « repenser la procédure du traitement en temps réel ».
Le huitième chapitre est consacré à « tendre à une plus grande maîtrise des frais de justice », le neuvième à « moderniser l’organisation et le pilotage des parquets », et le dixième et dernier à « restaurer l’attractivité des fonctions de magistrat du parquet ». Plus techniques, ils intéresseront surtout les spécialistes.
Une fois le rapport remis jeudi par Jean-Louis Nadal, une ultime concertation sera conduite, puis Christiane Taubira devrait arrêter début 2014 les réformes « que nécessite la nécessaire modernisation du ministère public », ainsi que le ministère l'annonçait l'été dernier.
Lire les 67 propositions sous l’onglet Prolonger
BOITE NOIREDes extraits du rapport de Jean-Louis Nadal ont également été mis en ligne ce mardi par le site des éditions Dalloz, dont on peut lire l'article ici.
Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.
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