Jean-François Corty est directeur des missions France de Médecins du Monde. L'organisation humanitaire a déployé plusieurs équipes pour venir en aide aux migrants arrivés en France. Elle est en particulier intervenue sur le campement de La Chapelle, à Paris, dont les occupants ont été expulsés il y a quelques jours. Dans un entretien à Mediapart, Jean-François Corty plaide pour la mise en œuvre de solutions radicalement nouvelles pour que la France respecte enfin la loi et les conventions de Genève sur les réfugiés et l'asile.
Médecins du monde demande l’ouverture en France de plusieurs lieux de mise à l’abri pour faire face aux arrivées nombreuses de migrants. Peut-on parler de camps de réfugiés ? Pourquoi ?
Nous demandons aux pouvoirs publics de répondre à l’ampleur de l’urgence en ouvrant effectivement plusieurs lieux en dur pour mettre à l’abri les migrants, ce qui pourrait correspondre à des camps de réfugiés à l’international, mais avec des standards de prise en charge à l’image d’un pays riche, sixième puissance économique mondiale. Nous devons pour respecter la loi et les conventions de Genève mettre en place de nouveaux dispositifs d’accueil et de prise en charge. Des milliers de personnes, et parmi elles de plus en plus de femmes et d’enfants, sont arrivées dans notre pays, sont à la rue, pourchassées de campement sauvage en campement sauvage. Ce n’est pas possible.
Tous les dispositifs d’accueil étant sur-saturés depuis des mois, il faut créer ce que nous appelons des camps de réfugiés. De quoi s’agit-il ? D’accueillir des gens qui pour sauver leur vie fuient des zones de conflits qui se déroulent à nos portes. Nous devons les accueillir dans des conditions correctes pour qu’ils puissent ensuite construire leurs parcours d’immigration et faire valoir leurs droits.
Vous avez conscience que la formule « camps de réfugiés » dramatise encore un peu plus cette affaire ?
Oui, mais c’est bien de cela qu’il s’agit. Les Nations unies ne cessent d’organiser dans les zones limitrophes ou les pays voisins de graves conflits dans des camps d’accueil de ce type. C'est fait depuis de nombreuses années sur plusieurs continents, en Afrique, au Moyen-Orient ou en Asie, et nous avons même, nous Occident, pointé parfois du doigt des pays pour leur insuffisante prise en charge.
Aujourd’hui, les conflits sont à nos portes, par exemple le conflit libyen. Il devient urgent que la France réagisse. Et comme nous sommes un pays riche, la sixième puissance mondiale et que nous avons des capacités d’accueil, nous n’avons pas besoin des Nations unies pour cela. Quand je parle de camp, je ne parle pas de camps de tentes regroupant des dizaines de milliers de personnes. Mais il faut créer des petites structures d’accueil de 200/300 personnes pour que ces gens aient un abri, de quoi manger et puissent accéder à peu près sereinement à leurs droits. Nous avons évidemment la capacité d’ouvrir 10, 20, 30 centres de ce type s’il le faut.
Quelle est la mesure de l’urgence humanitaire, selon vous ?
Plus de cent mille migrants sont arrivés en Europe depuis le début de l’année. Le mouvement s’est accéléré ces dernières semaines et va sans doute s’amplifier encore dans les mois qui viennent. Le dispositif construit ces dernières années et qui consistait à faire jouer à d’autres pays ce rôle d’accueil ou de bloquer les départs vers l’Europe (c’était le cas avec la Libye sous le régime Kadhafi) a volé en éclats. Des milliers de personnes sont en France. Nous ne pouvons pas ne rien faire en attendant des accords européens qui prendront du temps à être conclus.
Vous connaissez les deux arguments toujours opposés par les gouvernements, de droite comme de gauche : ne pas créer d’appel d’air, ne pas créer 10, 12 ou 15 Sangatte...
Oui, je connais ces arguments, répétés ces derniers jours par plusieurs responsables, dont Jean-Marie Le Guen (secrétaire d'Etat PS des relations avec le Parlement). C’est ignoble et irresponsable. Il n’y a pas d’appel d’air puisque ces milliers de personnes sont déjà sur le territoire français. Donc il s’agit d’appliquer la loi : l’inconditionnalité de l’accueil, le respect des droits des personnes, et d’appliquer les conventions de Genève sur l’accueil des réfugiés et le droit d’asile.
Quant à Sangatte, il ne doit évidemment pas être une référence. Ce centre avait été créé, il y a plus de dix ans, pour trois mille personnes, sans moyens, vite tenu par diverses mafias. Non, il ne s’agit surtout pas de refaire Sangatte, qui n’est en rien une référence, mais de mettre en place des centres là où se regroupent les migrants, donc pas seulement à Calais mais à Paris et dans d’autres villes françaises.
Par exemple sur des zones frontalières, avec l’Italie dans la zone Vintimille, Menton, Nice ?
Tout au long du parcours migratoire en métropole qui va de Nice, en passant par Lyon, Paris et Calais. Or pour l’instant ce n’est certainement pas cela qui se produit. Nous avons de nombreuses informations sur les déploiements policiers dans la région de Nice, les trains mis sous surveillance, les migrants renvoyés en Italie… Ce qui ne va d’ailleurs pas faciliter nos relations avec ce pays et un accord européen. Or, on sait que les migrants repassent la frontière par l’arrière-pays et les chemins de montagne. Plutôt que de déployer la police, mieux vaudrait ouvrir des centres d’accueil où ces gens pourraient rester deux-trois semaines, le temps de se reconstruire un peu, de réfléchir et de comprendre comment utiliser leurs droits.
Le gouvernement débat d’une éventuelle ouverture de centres mais qui ne concerneraient que l’accès aux droits, c'est-à-dire une information et une assistance dans la constitution de demandes d'asile. Qu’en pensez-vous ?
Il ne s’agit pas que des droits mais d’un enjeu humanitaire. Des gens meurent chaque jour en Méditerranée, ceux qui arrivent en France sont dans des situations de précarité, de fragilité, de misère souvent extrêmes. Ils sont à la rue, ont faim, cherchent de la nourriture, ont parfois besoin de soins. Il y a donc d’abord ce devoir d’accueil, d’hébergement, d’accompagnement avant de parler droit ou asile. Ou alors nous basculons dans un autre système de valeurs… Jean-Marie Le Guen et le pouvoir parlent d’une politique conduite « avec humanité et fermeté ». Quelle est cette humanité qui consiste à pourchasser des personnes en détresse quand la loi et les conventions internationales, bien au contraire, exigent une prise en charge ?
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