Pour un magistrat, le fait d'être jugé pour ce type de grief est rarissime, au point que l’on peine à trouver des précédents dans les annales judiciaires en dehors du cas du juge Albert Lévy, mis en examen en 1998... pour être finalement relaxé huit ans plus tard. L'histoire retiendra peut-être ce nouveau cas, assez curieux lui aussi : la juge Isabelle Prévost-Desprez, actuelle présidente de la XVe chambre correctionnelle de Nanterre spécialisée dans les affaires financières, sera jugée lundi et mardi à Bordeaux pour « violation du secret professionnel », en marge de l’affaire Bettencourt. Un procès qui fait suite à une procédure au cours assez critiquable, pour plusieurs raisons.
Factuellement, il est reproché à Isabelle Prévost-Desprez d’avoir communiqué à des journalistes des informations couvertes par le secret de l’instruction, entre juillet et septembre 2010, alors qu’elle était en charge d’un supplément d’information sur l’affaire Bettencourt, que le procureur Courroye essayait au contraire de maintenir sous l’éteignoir, en liaison étroite avec l’Élysée. À 55 ans, Isabelle Prévost-Desprez est une magistrate réputée pour son courage et son indépendance, qu'il s'agisse d'enquêter sur les combines de la finance ou les dessous de la politique. Son adversaire de l'époque, lui, avait été nommé procureur de Nanterre par le fait du Prince, en 2007, après avoir été un juge d'instruction redouté.
Renvoyée en correctionnelle le 20 septembre 2013 par le juge d’instruction bordelais Philippe Darphin, dans une ordonnance reprenant mot pour mot le réquisitoire du procureur Claude Laplaud du 28 juin 2013 (deux documents dont Mediapart a pris connaissance), Isabelle Prévost-Desprez est soupçonnée d’avoir « transmis à des journalistes du journal Le Monde des éléments » du dossier Bettencourt. À savoir « des auditions de Dominique Gaspard », alors femme de chambre de Liliane Bettencourt, « en date des 23 juillet et 30 août 2010 », « l’audition de Claire Thibout », alors comptable de la milliardaire, en date « du 16 juillet 2010 », et enfin de « les avoir informés de la réalisation d’une perquisition le 1er septembre 2010 au domicile de Liliane Bettencourt ».
Pour essayer de coincer la juge Prévost-Desprez, qu’il soupçonnait d’être trop bavarde, et avec laquelle il était en conflit ouvert sur le traitement des affaires sensibles des Hauts-de-Seine, dont le dossier Bettencourt, le procureur Courroye n’avait pas hésité à demander en urgence à l'Inspection générale des services de la préfecture de police de Paris (IGSPP) les factures téléphoniques détaillées (« fadettes ») de plusieurs journalistes, cela en violation complète des textes sur la protection des sources. Une démarche qui a valu par la suite des poursuites judiciaires au procureur de Nanterre, ainsi qu’une mutation humiliante qui a été entérinée en termes assez cruels par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM).
Comme l'ensemble des dossiers Bettencourt, le volet visant la juge Prévost-Desprez a été dépaysé du tribunal de Nanterre (à feu et à sang) vers celui de Bordeaux fin 2010, cela « dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice ». L'information judiciaire pour « violation du secret professionnel » a suivi son cours. C’est sur la base des « fadettes » que sont apparus des échanges de SMS entre les téléphones de quelques journalistes et celui de la présidente de la XVe chambre correctionnelle de Nanterre à l'été 2010. Les communications téléphoniques privées ainsi que les mails de la magistrate ont été passés au crible. Le laboratoire national de la police scientifique a même dû remettre au juge Darphin, visiblement très motivé par cette affaire, un document de 1 000 pages (!) retranscrivant les échanges de SMS (sans leur contenu) et les mails d’Isabelle Prévost-Desprez.
Selon le raisonnement du juge Darphin, la chronologie de ces SMS, dont on ignore pourtant le contenu, ainsi que les vérifications effectuées auprès des autres protagonistes du dossier (parquet, policiers et greffières) permettent de désigner une seule personne comme ayant pu faire « fuiter » en direction des journalistes : sa collègue Prévost-Desprez. Comme le procureur Laplaud, le juge Darphin s'appuie notamment sur le fait que la juge a envoyé plus de SMS à des journalistes de plusieurs médias qu'elle n'en a reçu dans cette période-là. Un argument qui peut se retourner dans l'autre sens, seuls quelques articles du Monde étant visés dans la procédure.
C'est ce raisonnement, plus qu’une réelle démonstration, qu’entendent dénoncer publiquement la magistrate et son avocat, François Saint-Pierre, lors du procès bordelais. « Madame Prévost-Desprez conteste catégoriquement avoir commis un délit, et elle demandera sa relaxe », indique son défenseur à Mediapart. Après tout, les journalistes ont pu obtenir des informations auprès d'autres sources (politiques, judiciaires, policières, sans oublier les avocats) indépendamment des SMS échangés avec Isabelle Prévost-Desprez. Fort logiquement, ces mêmes journalistes se sont refusés à dévoiler leurs sources lorsqu'ils ont été interrogés dans cette procédure, et on en reste donc à des hypothèses et des spéculations. Le juge Darphin, qui pouvait clore son instruction par un non-lieu, à défaut de preuves, a en tout cas estimé que les charges étaient suffisantes pour renvoyer sa collègue en correctionnelle.
Au démarrage de cette affaire dans l'affaire, l’article annonçant la perquisition chez Liliane Bettencourt avait donné l’occasion à l’avocat Georges Kiejman, alors censé défendre l'héritière L'Oréal, de déposer plainte pour violation du secret professionnel, le 9 septembre 2010, auprès d'un procureur de Nanterre qui n'attendait que cela. Philippe Courroye avait ouvert une enquête préliminaire en toute hâte, puis une information judiciaire. C'est donc que l’affaire devait être grave.
De fait, la femme de chambre et la comptable de la milliardaire avaient courageusement témoigné sur les remises d’espèces habituelles des Bettencourt à des politiques, mettant du même coup en danger Nicolas Sarkozy et Éric Woerth au sujet de la présidentielle de 2007. Liliane Bettencourt, très diminuée, était-elle vraiment en état de décider de porter plainte pour violation du secret professionnel après les articles de presse ? L'enquête de la juge Prévost-Desprez lui portait-elle seulement préjudice ? On a bien vu que non, lorsque le tribunal correctionnel de Bordeaux a jugé le dossier principal, celui de l'abus de faiblesse. Ce sont au contraire les profiteurs et les escrocs qui avaient à craindre des fuites.
Par ailleurs, la hiérarchie judiciaire n'a rien trouvé à redire lorsque l'Élysée de Sarkozy organisait des fuites dans ce même dossier, allant même jusqu'à faire publier un PV tronqué dans Le Figaro, en juillet 2010, pour affaiblir la portée du témoignage de Claire Thibout (rendu public par Mediapart), et essayer d'éteindre l'incendie. La contre-offensive se poursuit d'ailleurs aujourd'hui, pour réécrire l'histoire, Banier et Maistre ayant réussi à faire mettre en examen tardivement Claire Thibout et d'autres anciens employés des Bettencourt pour faux témoignage.
Les témoins ne sont pas les seuls à payer la note. En août 2013, le juge Jean-Michel Gentil a également décidé de renvoyer l'ancien majordome de Liliane Bettencourt et cinq journalistes du Point et de Mediapart devant le tribunal correctionnel de Bordeaux, le premier pour « violation de l'intimité de la vie privée », les autres pour « recel », au sujet des enregistrements qui avaient révélé les abus commis aux dépens de la milliardaire. Un procès qui n'est pas encore audiencé, mais qui semble lui aussi assez saugrenu. Après s'être frottés à Nicolas Sarkozy et à Éric Woerth, les magistrats bordelais ont-ils voulu donner à voir une preuve de leur impavide impartialité, en faisant juger une de leurs collègues, puis un lanceur d'alerte et des journalistes, après les aigrefins et les abuseurs ? La question est posée.
Quant à Philippe Courroye, aujourd'hui avocat général à la cour d'appel de Paris, dont la mise en examen dans l'affaire des fadettes des journalistes avait été annulée, il est encore visé par deux procédures de ce type qui ont été dépaysées au tribunal de Lille. Une autre plainte pour « harcèlement moral » qui le vise indirectement a également été déposée à Versailles, après le suicide d'un substitut du tribunal de Nanterre. La justice est parfois lente et cruelle, même avec les siens.
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