Avenue Victoria à Paris, c’était la foule des grands jours de mobilisation. À partir de 11 heures, jeudi 21 mai, des cortèges venus de tous les hôpitaux de l’Assistance publique-hôpitaux de Paris ont convergé au siège, avenue Victoria, et débordé sur la place de l’hôtel de ville. 8 000 personnes ont, de leurs cris, fait trembler les murs de l’institution et les vitres du bureau directeur général Martin Hirsch. Une petite mer de drapeaux multicolores, ceux mélangés de tous les syndicats réunis, s’agitait frénétiquement. Les manifestants étaient visiblement heureux de leur démonstration de force. Les syndicats revendiquent 50 % de grévistes, la direction 34 % seulement mais reconnaît « un mouvement important ». En sortant du bureau de Martin Hirsch, Rose-May Rousseau, la secrétaire générale de l’USAP-CGT, le premier syndicat de l’AP-HP, a assuré à la foule que ce dernier « n’était plus aussi sûr de lui ». Et elle a appelé à un nouveau « mouvement dur » le 28 mai.
Dans les médias, Martin Hirsch communique beaucoup : sur la « conquête du temps perdu », sur les « 35 heures autrement », moins stressantes pour les agents (par exemple ici). « Une arnaque », lui ont hurlé les manifestants. Marlène Monlouis explique pourquoi, avec le calme qui sied à ses 33 années d’expérience comme infirmière en chirurgie : « Dans mon service, nous travaillons en journées de 7h36. Martin Hirsch veut limiter notre temps de travail à 7h30 pour supprimer 5 jours de RTT. Mais ces 6 minutes, nous allons continuer à les travailler, parce que nous ne regardons pas sans cesse notre montre, parce que nous aimons notre métier, et que nous sommes débordées. La direction nous demande sans cesse de renoncer à nos acquis, sans contreparties. Je refuse. À 58 ans, je gagne 2 400 euros net et je suis fatiguée. »
En jouant ainsi avec quelques minutes de travail dans la journée de ses 70 000 agents, le directeur général escompte une économie de 20 millions d’euros sur la masse salariale. Et s’il ne parvient pas à ses fins, il a prévenu que 4 000 postes seraient supprimés en 4 ans. Un peu raide comme début de négociation. À tel point que la ministre de la santé Marisol Touraine a pris ses distances aux salons de la Santé, mercredi 20 mai. À rebours de Martin Hirsch, elle s’est engagée sur « une stabilité globale des effectifs dans les hôpitaux. L’hôpital ne fera pas de plan social ». Elle l’a même recadré : « Je comprends l’intérêt de négociateur que peuvent avoir certains à dire le contraire, mais telle n’est pas la vérité. »
La ministre est bien sévère avec le directeur général du plus grand CHU de France, un bon élève pourtant, qui vise un budget à l’équilibre en 2016, dans le contexte très rigoureux décidé par le gouvernement : d’ici 2017, l’hôpital doit économiser 10 milliards d’euros. Ce ne sont pas des économies sèches : les budgets des hôpitaux vont continuer d’augmenter, mais bien moins que la demande de soins, portée par le vieillissement de la population, le développement des maladies chroniques et le progrès technique.
L’insoluble question des suppressions de postes est en réalité un leurre. La vérité de la dégradation des conditions de travail à l’hôpital se comprend au plus près du travail des soignants. Par exemple celui de l’infirmière Marlène Monlouis : « Martin Hirsch nous menace de supprimer des postes ? Mais ils ont déjà disparu ! À mes débuts il y a 33 ans dans mon service de chirurgie, 2 infirmières étaient chargées en binôme de 12 malades. Aujourd’hui, 1 infirmière a la charge de 11 lits. Nous consacrons 20 minutes à chaque patient pour les soins, les explications, les papiers d’entrée et de sortie, les mots de réconfort. En réalité, nous n’avons même plus le temps de leur parler. Ce sont pourtant des femmes qui viennent de subir des mastectomies (l’ablation d’un ou de deux seins), des personnes qui ont commis des tentatives de suicide. Je dis tout le temps : "je vais revenir". Mais je ne reviens jamais. » Elle date le début de la dégradation de ses conditions de travail au début des années 2000, au moment du passage aux 35 heures, car les effectifs nécessaires pour compenser la réduction du temps de travail n’ont jamais été recrutés. Puis les choses sont allées de mal en pis, avec la contrainte budgétaire sans cesse croissante.
À l’exception des médecins, jugés peu solidaires du mouvement, tous les personnels de l’hôpital – techniques, administratifs et soignants – étaient présents. Une autre catégorie étaient peu représentée : les cadres de santé, les anciennes infirmières en chef, chargées de manager le personnel paramédical. Ce sont elles qui conçoivent de complexes plannings pour faire tourner l’hôpital 24 heures sur 24. Julie Bourmaleau et Sandrine Lefèbvre, cadre et cadre supérieur d’un service de neurologie de la Pitié-Salpêtrière, se sont déplacées pour « dire à Hirsch que ce qu’il propose n’est pas à la hauteur des enjeux. Si la direction nous écoutait, il y aurait de vraies économies à faire. Mais personne ne s’attendait à ce qu’il remette en cause les RTT, car l’hôpital vit un moment très difficile. Les rapports sur le burn out s’accumulent. Son discours sur l’amélioration des conditions de travail est ridicule : s’il y a moins de RTT, il y aura plus d’absentéisme, tout le monde sera perdant. Les effectifs sont déjà à flux tendu, on rappelle régulièrement des agents pendant leurs repos pour remplacer des personnels malades. Les infirmières et les aides-soignantes sont des gens courageux, qui peuvent gagner le Smic, ont parfois de longs trajets en transport en commun. On ne peut pas ainsi leur manquer de respect ».
Pour les médecins du travail, ces cadres intermédiaires sont parmi les plus exposés aux risques psychosociaux, car ils sont pris en étau entre la réalité du travail, aux contacts des patients, et les injonctions de rationalisation de la direction. « Au niveau global de l’hôpital, il n’y a pas de suppressions de postes, expliquent Julie Bourmaleau et Sandrine Lefèbvre. Mais l’augmentation constante de notre activité se fait à moyens constants. Par exemple, dans un service de 50 lits, on doit accueillir 50 patients de plus chaque année, avec les mêmes effectifs. Cela veut dire que les patients doivent rester moins longtemps. Et si notre activité n’augmente pas assez, on nous supprime des postes. Avec les médecins, on envisage de refuser les patients qui risquent d’immobiliser trop longtemps des lits. Mais où vont-ils aller ? Nous sommes l’hôpital public, le dernier recours. »
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