Un crash en direct. Mardi 19 mai, le candidat choisi par le président UMP du Sénat pour aller siéger à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) a raté son audition, au point que les sénateurs de la commission des lois ont rejeté sa nomination, à une voix près. Le camouflet est violent non seulement pour Jean-Michel Lemoyne de Forges, mais surtout pour Gérard Larcher, qui avait tenté d’imposer son « poulain » dans la précipitation et la plus grande discrétion (à la faveur d'une démission suprise d'un des neufs membres).
Le CV de ce professeur de droit public retraité, passé avocat au service d’acteurs de la santé (notamment privée), puis juge à Monaco depuis 2007, a visiblement mis mal à l’aise nombre d’élus de gauche (alertés par le portrait publié lundi par Mediapart). Les réponses qu'il a livrées au micro, sur sa conception de la transparence, de l’indépendance et des missions de la HATVP, ont scellé son sort.
Interrogé sur la compatibilité entre son actuelle fonction rémunérée de juge à Monaco et ses futures missions de « gendarme » de la transparence en France, le professeur émérite a en effet répondu, sans ciller, qu’il n’entendait pas démissionner de son poste en principauté pour des raisons financières. « Je rappelle quand même qu’à (la HATVP) c’est une fonction quasi bénévole, a lancé Jean-Michel Lemoyne de Forges. Il faut tout de même être raisonnable, puisque si mes informations sont exactes, c’est 200 euros la séance (à la HATVP), plafonné à 7500 euros par an ».
Le candidat de Gérard Larcher a voulu rassurer les sénateurs quant à sa capacité de garder les secrets –allant jusqu’à évoquer son passage à l’ENA comme directeur des études de la fameuse promotion « Voltaire » (celle de François Hollande, Ségolène Royal ou Dominique de Villepin), dont il n’aurait jamais dévoilé la moindre anecdote. Une fierté.
Quant à l’exigence de transparence en démocratie, elle « a ses limites, parce qu’il y a un moment où l’exercice risque de frôler le ridicule ». « Je crois qu’on ne peut pas travailler si on ne commence pas par considérer qu’on a affaire à des gens de bonne foi, a expliqué Jean-Michel Lemoyne de Forges, qui aurait été chargé d'examiner les déclarations de patrimoine et d'intérêts des ministres, des parlementaires ou encore de hauts-fonctionnaires. Après, il faut éventuellement vérifier s’il y a des indices (…) On n’est pas là pour faire le chevalier blanc à tout prix. » Il n’en aura finalement pas l’occasion.
Nous republions ci-dessous l’article mis en ligne lundi 18 mai au soir, à la veille de cette audition
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Divine surprise. À la faveur d’une démission inopinée à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), Gérard Larcher se retrouve en position de nommer l'un des neuf membres de cette institution clef. Le président UMP du Sénat s’apprête ainsi à propulser un « allié » dans ce cercle ultra secret où circulent toutes les déclarations de patrimoines des parlementaires et des ministres, et qui fait trembler bien des élus de la République.
Le plus longtemps possible, il aura gardé l’identité de son « poulain » secrète. Alors qu’une audition est programmée mardi 19 mai devant la commission des lois, afin que les sénateurs entérinent ce choix par un vote à la majorité des trois cinquièmes, le nom de Jean-Michel Lemoyne de Forges n’a été rendu public subrepticement que vendredi 15 mai au soir, glissé dans les tréfonds de l’agenda du Sénat. Combien d’élus pourront se renseigner avant de voter ?
« Je ne connais pas le candidat », admet ce lundi un vice-président de la commission des lois. « Une nomination où ça ? », interroge un autre. « L’audition est prévue à 9h, le vote à 9h30, je trouve ça un peu étrange… », s’étonne un sénateur de gauche. Cet « blitzkrieg » vise sans doute à faire passer le CV de l’intéressé sans la moindre polémique. Les sujets d’interrogations ne manquent pourtant pas.
Professeur de droit public retraité, Jean-Michel Lemoyne de Forges est d’abord un catholique engagé, membre de l’Académie catholique de France, qui s’est mobilisé hier contre le mariage pour tous, avant-hier pour la liberté d’action des militants anti-IVG. Le profil de cet ancien de l’université d’Assas n’est sans doute pas pour déplaire au patron du groupe UMP du Sénat, le Vendéen Bruno Retailleau, catholique décomplexé. Mais il y a plus troublant.
Depuis 2007, Jean-Michel Lemoyne de Forges officie comme juge à Monaco, où le prince Albert II l’a intronisé vice-président du Tribunal suprême. Il faut dire que les membres de cette cour constitutionnelle, également plus haute juridiction administrative de la principauté, n’ont pas besoin d’être magistrats, simplement d’arborer un CV de « juriste particulièrement compétent ». Comme ce monde-là est petit, Jean-Michel Lemoyne de Forges y côtoie l’actuelle conseillère « Justice » de Gérard Larcher, nommée sur le Rocher elle aussi en 2007, comme suppléante.
La place est d’autant plus recherchée que les juges du Tribunal suprême monégasque touchent des indemnités pouvant atteindre jusqu’à 125 000 euros net annuels (soit 10 400 euros par mois) pour un nombre de sessions restreint, d’après un rapport de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice. Récompense de cet engagement, Jean-Michel Lemoyne de Forges a été promu officier de l’Ordre de Saint-Charles en novembre 2012 (l’équivalent monégasque de la Légion d’honneur qui gratifie les auteurs de services rendus à l’État ou au souverain).
S’il est confirmé à la HATVP, Jean-Michel Lemoyne de Forges démissionnera-t-il de ses fonctions ? La réponse semble évidente, mais le professeur n’a pas souhaité répondre à nos questions – son mandat à Monaco arrive à échéance dans quelques mois.
Mardi, les sénateurs devraient surtout interroger ce septuagénaire sur ses discrètes activités d’avocat. Entamées en 1990, elles ont laissé bien peu de traces. Tout juste découvre-t-on que Jean-Michel Lemoyne de Forges a défendu René Galy-Dejean (ex-député UMP), l’ancien trésorier de la campagne d’Édouard Balladur en 1995, soupçonné de « complicité de détournements de fonds publics ». Ou qu’il a conseillé le syndicat des cliniques de neuropsychiatrie privées. Ses autres clients sont difficiles à identifier.
Alors que les membres de la HATVP sont chargés de contrôler les déclarations de patrimoine et d’activités de nombreux élus et fonctionnaires, alors qu’ils réfléchissent à la corruption et la déontologie dans la sphère publique, Gérard Larcher a trouvé le moyen d’adouber un spécialiste du code de la santé, ancien président de l’Association française de droit de la santé, qui n’a rien – ou guère – produit sur les sujets dont il devra s’emparer.
Surtout, quels clients Jean-Michel Lemoyne de Forges a-t-il conseillés exactement ? Pour quelles organisations professionnelles, organismes publics ou sociétés privées a-t-il travaillé ces dernières années ? Par exemple, a-t-il servi des laboratoires pharmaceutiques ? À ce stade, absolument rien ne l’indique. Mais le dossier d’instruction du Mediator montre que son CV a pu intéresser le bras droit de Jacques Servier, Christian Bazantay, longtemps chargé de bichonner les experts, qui l’a visiblement invité à déjeuner.
Jean-Michel Lemoyne de Forges serait bien avisé de fournir la liste de ses derniers clients, afin que ses futurs collègues de la HATVP puissent repérer ses éventuels conflits d’intérêts, qui l’obligeraient à s’abstenir lors de l'examen du dossier de tel élu ou tel fonctionnaire, lié à telle ou telle entreprise.
Comme tous les « hommes de robe », Jean-Michel Lemoyne de Forges risque cependant de se retrancher derrière le secret professionnel pour noyer ces curiosités. Dès lors, pourquoi donc nommer un avocat en activité à la HATVP ? Gérard Larcher n’a pas encore expliqué comment cette nomination était censée renforcer l’indépendance et l’autorité de l'institution…
Sous couvert de l’anonymat, au Sénat, certains estiment que Gérard Larcher vise d’abord à tranquilliser ses troupes, pour partie ulcérées par « l’activisme » de la Haute autorité. Présidée par l’ancien magistrat Jean-Louis Nadal, un temps proche de Martine Aubry, cette instance indépendante créée à la fin 2013 a déjà saisi la justice du cas de sept parlementaires soupçonnés d’avoir fourni des déclarations de patrimoine mensongères, dont les sénateurs Aymeri de Montesquiou (UDI), Serge Dassault (UMP) et Bruno Sido (UMP).
« On est de la chair à canon, a réagi Christian Cambon (UMP) en novembre dernier, pour défendre son collègue Bruno Sido (qui a reconnu avoir dissimulé un compte en Suisse). On ne va pas tomber dans un régime de Gestapo quand même ! » « Transféré » depuis Monaco, Jean-Michel Lemoyne de Forges est censé le rassurer.
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