Ce serait maintenant « l’esprit du 11 janvier » que la réforme du collège tenterait sournoisement d’abattre. Dans le concert de critiques contre cette réforme, la dernière sortie de François Bayrou a sans doute franchi un cap dans la surenchère. Ainsi pour l’ancien ministre de l’éducation nationale, interrogé sur France Inter, cette « entreprise de démolition » rencontre l’émotion de ceux qui le 11 janvier dernier se sont mobilisés pour défendre « ce que nous sommes profondément » et pour dire « ne touchez pas à ma France ».
La France ? À savoir, en vrac donc, « le latin », « le grec », « les Lumières » et la « chrétienté médiévale », pour résumer le tour un peu brouillon qu’a pris le débat sur la réforme du collège et des programmes ces derniers jours.
Si le président du Modem n’a pas hésité à convoquer les attentats de janvier, c’est que le niveau du débat avait déjà atteint des sommets dans l'hystérie et qu’il fallait se faire entendre face à l’aspirant UMP Bruno Le Maire qui a habilement préempté le sujet depuis quelques semaines. Le député de l’Eure est ainsi parvenu à faire signer à plus de deux cents députés un texte qui vilipende une réforme accusée de « couper la langue française de ses racines », « fragiliser l’apprentissage de l’allemand » (« une faute politique que nos amis allemands ne peuvent comprendre ») et, en rendant facultatif l’apprentissage des « Lumières », « renier les fondements de la Nation ». Tout simplement. Pour ne pas être en reste, Nicolas Sarkozy a lui aussi fustigé, lors d’un meeting ce lundi, une réforme « désastreuse » et « peut-être irréversible pour notre République ».
S’encombrant souvent peu du détail de cette réforme (lire ici la présentation de la réforme), quelques intellectuels sont aussi montés au créneau ces jours-ci – deux mois après sa présentation en conseil des ministres – pronostiquant là encore le pire pour notre pays si cette réforme s’appliquait. Dans un entretien au Figaro ce mardi, Alain Finkielkraut décèle dans « la fureur anti-élitiste » qui caractérise selon lui la réforme rien de moins que l’égalitarisme révolutionnaire qui inspirerait, comme chacun sait, aujourd’hui la rue de Grenelle. « L’école est devenue la nuit du 4-Août permanente », écrit-il et se prosternerait devant une « hypermodernité numérique et niveleuse ». On notera néanmoins que les questions du quotidien de Dassault sur le sujet valent peut-être autant le détour que les réponses : « Comment aimer et faire aimer un pays toujours coupable ? » Va-t-on vers « l’installation de cours d’improvisation à l’école "à la Jamel Debbouze" » ? interroge judicieusement le journal.
Quelques jours plus tôt, c’était le sociologue Jean-Pierre Le Goff, qui y voyait, lui, dans Marianne, le « paroxysme d’un processus de déculturation dont on a encore du mal à prendre la mesure ». À la manœuvre, selon lui, de « petits idéologues incultes qui gravitent autour de Vallaud-Belkacem et se servent de l’école pour tenter d’instaurer un "meilleur des mondes" à leur mesure ». Après la guillotine égalitariste, voici donc convoqué l’univers asphyxiant d’Aldous Huxley sans que l’on sache bien, au juste, ce qui pourrait justifier de convoquer une telle référence.
Contournant la « grâce » et le « sourire habituel » de la ministre de l’éducation nationale Najat Vallaud-Belkacem, sans doute peu à même de comprendre la profondeur de sa pensée, l’académicien Jean d’Ormesson a pris sa plume pour avertir directement le président de la République que « couper notre langue de ses racines grecques et latines serait la condamner de propos délibéré à une mort programmée ». Si cette réforme passe, c’est bien simple, nous ne parlerons bientôt plus français, explique doctement l’immortel pris de vertige.
D’où qu’elles viennent, ces analyses s’accordent donc sur un point : c’est la grandeur de la France qu’assassine cette réforme. La critique portée, parallèlement, aux nouveaux programmes laisse à cet égard souvent bien mal à l’aise.
Ainsi comment ne pas sentir les curieux relents qu’exhalent ces accusations lorsque certains pointent un apprentissage obligatoire de l’islam – enseigné depuis 2008 en classe de 5e (le judaïsme et le christianisme l'étant eux en 6e) – censé se faire aux dépens des Lumières devenues facultatives ? Le philosophe Michel Onfray s’est fendu d’un Tweet lumineux : « Avec les nouveaux programmes d'histoire : Islam obligatoire, Lumières facultatives. Michel Houellebecq sourit dans son coin. » L’ancien ministre de l’éducation Luc Ferry regrette quant à lui que l’histoire de l’Europe ne « soit présentée que sous l’angle de la traite et de la colonisation ». Ce qui à regarder les programmes ne correspond strictement à rien – mais pourquoi s’embarrasser de telles nuances ? Ainsi, pour Ferry, « on est dans une espèce d'idéologie post-11 janvier, on veut se faire pardonner mille choses, on est dans l'Europe de la repentance ». Alain Finkielkraut, sur un tel sujet, ne pouvait pas ne pas surenchérir, et a donc dénoncé une « présentation embellissante de la religion et de la civilisation musulmane » dans les nouveaux programmes, qui ne « se préoccupe absolument pas de faire aimer la France ».
Plus mesuré, mais globalement sur la même ligne, l’historien Pierre Nora déplorait cette semaine dans le Journal du dimanche que ces programmes portent « une forme de culpabilité nationale qui fait la part belle à l’Islam, aux traites négrières, à l’esclavage et qui tend à réinterpréter l’ensemble du développement de l’Occident et de la France à travers le prisme du colonialisme et de ses crimes ». Encore une fois, au vu des programmes réellement présentés, difficile de comprendre sur quoi s’appuie une telle analyse. Si la traite et la naissance de l’Islam sont bel et bien au programme – au nom de quoi en serait-il autrement ? –, rien ne permet de dire que l’histoire de l’Occident ou de la France y serait réduite.
« Aucun gouvernant n’a le droit de porter atteinte au socle culturel qui a fait de la France ce qu’elle est », tance donc aujourd’hui François Bayrou.
Derrière l’emphase, il faut bien reconnaître que Bayrou vise juste. Nous avons en effet le système scolaire le plus inégalitaire, le plus élitiste, de l’OCDE. Que l’actuelle réforme tente sur certains points, même bien timidement, de s’y attaquer est incontestablement un crime de lèse-identité française. En cela le diagnostic est parfaitement posé.
L’éloge appuyé de certains aux humanités, aux classes bilangues, aurait sans doute plus de consistance s’ils ne passaient par pertes et profits les quantités de travaux sociologiques sur le fonctionnement de ces classes où la discipline compte bien moins que le seul fait de permettre de se séparer des autres.
Les travaux de François Dubet, Marie Duru-Bellat ont décrit depuis quinze ans (voir leur ouvrage L’Hypocrisie scolaire, pour un collège enfin démocratique) les puissantes stratégies de contournement du « collège unique » qui l’ont, de fait, toujours empêché de fonctionner. À droite, parce que chacun a des « talents différents » dixit Bruno Le Maire, on revendique depuis toujours l’orientation précoce et la fin du collège unique, quand une grande partie de la gauche – encore officiellement attachée à ce principe – s’accommode parfaitement de classes d’élites (européennes, bilangues) ou de jeux d’option qui permettent de ne surtout pas mélanger le bon grain à l’ivraie.
Si personne ne peut croire que cela suffira – il faudrait s'attaquer à la ghettoïsation de certains établissements –, la réforme actuelle, fruit d’un savant compromis, tente donc de redonner un peu de sens au projet consistant à porter l’ensemble d’une classe d’âge à un niveau commun. Plus bas ? C’est la hantise de ceux qui ont toujours pensé que la démocratisation scolaire était une menace. Le fait que les classes bilangues, réservées à une minorité, soient remplacées par l'apprentissage d'une deuxième langue vivante dès la 5e est significativement passé sous silence.
Le tour hystérique pris par le débat ces derniers jours montre à quel point cet horizon de démocratisation continue d’inquiéter des classes moyennes et supérieures qui ont toujours craint de voir leur progéniture broyée par le mouvement de massification scolaire débuté à la fin des années 1970. La droite sait qu’elle a un boulevard devant elle lorsqu’elle fait vibrer la corde sensible de l’angoisse scolaire et, à travers celle-ci, celle du déclassement.
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