À l’Assemblée nationale, le mardi après-midi, jour des fameuses questions au gouvernement, les députés sont presque tous là : c’est retransmis à la télé. De 14h30 à 16 heures, la salle des Quatre-Colonnes est le lieu d’un curieux rituel. Des parlementaires en veste-cravate (obligatoire) trouvent sans difficulté les micros et les caméras, qui n’attendent que ça. Il y a les députés squatteurs, que radios et télés peuvent « lancer » sur n’importe quel sujet ; les adeptes des formules qui claquent ; les vedettes, qui distillent de rares et brefs oracles, recueillis comme du nectar par la presse ravie. À de rares exceptions près, les élus qui se livrent à ce déluge verbal (dont une grande partie sera jetée illico au rebut par des journalistes à la recherche de la bonne phrase) sont tous des hommes, les véritables maîtres des lieux.
Ces jours-là, dans la salle des Quatre-Colonnes, il y a bien sûr des femmes journalistes maniant caméra, micro ou calepin. Beaucoup de celles que j'y croise régulièrement ont d’ailleurs signé la tribune parue ce mardi 5 mai dans Libération, qui raconte fort bien le sexisme de certains mâles en politique.
Mais les députées, elles, ne se risquent guère dans la « fosse aux lions », comme elles disent parfois. Quand elles passent par là (il y a d’autres chemins plus discrets pour se rendre à l’hémicycle), c’est en rasant les murs ou en regardant par terre. Il y a bien des exceptions, comme Elisabeth Guigou, trois fois ministre depuis 1990, présidente de la commission des affaires étrangères, très sollicitée pour commenter les guerres de la France ou les sujets européens. Mais elle cache la masse des anonymes, ces femmes représentant la République que vous ne verrez jamais à la télé.
« Un jour, avec d’autres députées, on a fait le test, raconte Chaynesse Khirouni, députée PS de Meurthe-et-Moselle élue en 2012, active à l’Assemblée et pourtant peu connue. Nous nous sommes installées salle des Quatre-Colonnes, on a attendu. On n’osait pas aller vers les journalistes, personne n’est venu nous voir. Pourtant, ce qu’on a à dire ne me semble pas forcément moins intéressant que certains hommes qui piaffent tout le temps. » Dans les premiers mois du quinquennat Hollande, les journalistes ont vite identifié dans la majorité les forts en gueule, les tchatcheurs, très à l’aise : Eduardo Rihan-Cypel, le sniper gouvernemental aussi langue de bois que prompt à dégainer ; le grognon Pascal Cherki, adepte des bonnes formules ; Jérôme Guedj, resté « frondeur en chef » alors qu’il n’est même plus député, etc. Ceux-là sont devenus des bêtes médiatiques, multi-invités des plateaux. Aucune femme n’a connu ce sort. À l’Assemblée, quand il s’agit de capter la lumière, les hommes gagnent à tous les coups.
La faute à qui ? Aux hommes, qui n’ont jamais douté de leur valeur quand les femmes, même représentantes de la Nation, se posent mille fois la question de leur légitimité. Aux médias, qui vont toujours vers les mêmes (ceux qui crient le plus fort) et adorent raconter les concours d’ego des coqs de la politique (nos Montebourg, Hamon, Valls offrent en cela de beaux spécimens). À un système politique macho bien sûr, où les femmes n’ont obtenu le droit de vote qu’en 1944, où le pouvoir reste mâle, sorte d’héritage lointain de la loi salique qui écartait les femmes du trône.
Omnipotent sur la scène intérieure, chef des armées, le président de la République (un “neutre” qui jusqu’ici a toujours été masculin) doit aussi être le “viril en chef”, à la fois guide et protecteur. Même surjouée et artificielle, l’exacerbation d’une « identité hétérosexuelle, blanche et virile » ne constituait-elle pas une ressource politique dont a joué Nicolas Sarkozy ? Et François Hollande, combien de fois les journalistes ou ses adversaires ont-ils dépeint sa passion fatigante de la synthèse, ses petits calculs, sa prudence légendaire comme autant de preuves d’une sorte de mollesse de Roi fainéant, si peu virile face au « matador » Manuel Valls ?
Dans ce paysage masculin, les femmes restent minoritaires malgré quinze ans de lois sur la parité. Les gouvernements sont certes paritaires, mais elles restent des exceptions au Parlement, à la tête des départements, des grandes villes et des conseils régionaux. Les rituels du pouvoir sont imprégnés d’une geste, d’un imaginaire, dont les acteurs n’ont même pas conscience. Vu de la tribune de presse, les séances de questions au gouvernement à l’Assemblée s’apparentent à un déluge de cris et de vociférations, de pupitres que l’on tape, de députés (beaucoup à droite, certains à gauche) rouges de trop hurler. Au Parlement, les femmes semblent à peine tolérées. Depuis 2012, les rapporteurs des textes importants sont presque tous des hommes. Le congé maternité n’existe pas, l’écologiste Eva Sas l’a appris à ses dépens. Chaque année, Chaynesse Khirouni doit insister pour que la rentrée parlementaire ne percute pas la rentrée des classes. « Beaucoup de députés n’ont plus d’enfants à charge parce qu’ils sont grands, ou alors ils ont délégué leur éducation. »
Avec les journalistes hommes, des députés pensent créer la connivence à coup de plaisanteries sexistes. Dans un documentaire récent, diffusé sur France 5, la coprésidente du groupe écologiste Barbara Pompili raconte la fois où un collègue qui l’avait appelé « jeune fille » (elle lui avait donné du « vieil homme » en retour) a cru bon de préciser : « Je suis vieux mais je bande encore. » Avec son Machoscope, Mediapart a recensé au fil des mois tous ces éclats de sexisme : le « cotcotcodec » lancé à l’écologiste Véronique Massonneau, le « qui c’est cette nana ? » d’un sénateur UMP à l’attention de la ministre Laurence Rossignol, ou le « MST » dont un député de droite a accablé Marisol Touraine alors qu’elle défendait la loi santé.
Qu’une tête féminine émerge et c’est l’hallali. L’écologiste Cécile Duflot, moquée par des députés de droite pour sa robe à fleurs à l’Assemblée lors d’une de ses toutes premières prises de parole ministérielle, est volontiers dépeinte, y compris par les journalistes, en arriviste insupportable alors qu’elle fait juste de la politique, avec ce que cela veut dire de rapport de force et de billard à trois bandes. Dans ce monde d'hommes, les femmes restent vues comme des intruses. Et les femmes journalistes comme des accompagnatrices. Je me rappellerai toujours l’un de mes premiers dîners de journaliste politique, à l’été 2012, avec le ministre du travail Michel Sapin, tout juste nommé. Nous étions plusieurs journalistes, plusieurs hommes, deux femmes. Au début du dîner, le ministre a insisté assez lourdement pour qu’une femme journaliste s’assoie à sa gauche. Comme si c’était évident. Comme s’il lui fallait absolument être en “bonne” compagnie.
À lire mes consœurs, ce genre de demandes reste monnaie courante.
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