La preuve définitive de la mainmise sur l’économie de tout un pays, le Gabon, par la famille qui le dirige sans partage depuis bientôt un demi-siècle, les Bongo, tient en 256 pages. Pas plus. Mediapart publie en intégralité un rapport « strictement personnel et confidentiel » qui confirme et amplifie nos premières révélations sur la société Delta Synergie, boîte noire de l’économie gabonaise, dont l’un des principaux bénéficiaires est désormais l’actuel chef de l’État, Ali Bongo. Problème : selon l’article 14 de la Constitution du Gabon, « les fonctions du président de la République sont incompatibles avec l’exercice de toute […] activité à caractère lucratif ».
Commandé dans le cadre de la succession d’Omar Bongo, ancien dictateur du Gabon (1967-2009), père d’Ali et parrain de la Françafrique, ce rapport d’audit a été signé le 15 avril 2012 par deux avocats parisiens, Alain Fénéon et François Nouvion. Dès l’entame du rapport, la sensibilité de son contenu ne fait guère de doute : « Le cabinet se dégage de toute responsabilité si ce document devait être porté à la connaissance d’un tiers ou s’il entre en sa possession par quelque moyen que ce soit. »
Le voici :
Enregistrée au tribunal de commerce de Libreville sous le numéro 5768/B, Delta Synergie était contrôlée à 37 % par Omar Bongo de son vivant, comme Mediapart l’a déjà raconté. Actionnaire à hauteur de 10 % du temps de son père (décédé en juin 2009), Ali Bongo est passé post-succession à 19,25 % du capital. Ce qui fait de lui le principal actionnaire de Delta Synergie avec sa sœur Pascaline, ancienne directrice de cabinet de Bongo père. La fratrie Bongo compte au total 53 héritiers, mais seuls deux d’entre eux – Ali et Pascaline – sont légataires universels. Une grande famille, mais un petit monde.
“Cash machine” du clan Bongo qui dégage chaque année plusieurs milliards de francs CFA de dividendes, sans compter les immenses plus-values possibles sur des cessions d’actions, Delta Synergie permet surtout à la famille présidentielle de contrôler, parfois de manière totalement occulte, de larges pans de l’économie du pays. Son pays. Sa propriété. Pas un secteur n’est épargné par l’emprise de Delta Synergie : assurances, banques, agroalimentaire, sécurité, transport, médicament, BTP, agriculture, matières premières, immobilier, aviation d’affaires, textile, média, vente de gaz et de pétrole, bois…
Comme Mediapart l’a déjà rapporté, Delta Synergie a par ailleurs pris des participations dans cinq multinationales françaises très actives au Gabon (Veolia, Bolloré, Bouygues, Eramet et la BNP), lesquelles doivent profiter de leurs bonnes relations avec la famille régnante pour décrocher des marchés. Ce qui pose aujourd’hui la question d’une éventuelle complicité de ces grandes entreprises, qui n’ont pas donné suite à nos questions, dans un système de détournement de fonds sur lequel enquête la justice française depuis plusieurs années (affaire dite “des Biens mal acquis”).
Mais l’examen du rapport d’audit que nous publions, dont l’existence avait déjà été évoquée par Le Monde, offre une plongée inédite au cœur des secrets de Delta Synergie. Les principaux enseignements sont doubles : 1) contrairement aux éléments de langage diffusés par la présidence gabonaise depuis les premières révélations de Mediapart, Delta Synergie est tout sauf une société sans avenir financier et 2) les conflits d’intérêts entre un État dirigé par Ali Bongo et cette holding dont le principal actionnaire est Bongo Ali posent de très nombreuses interrogations, y compris légales.
Une société en particulier, dont Delta Synergie est actionnaire, semble aiguiser les appétits les plus féroces. Il s’agit de la Banque gabonaise et française internationale (BGFI), première banque d’Afrique centrale. Delta Synergie en détient 6,4 % du capital. Dans le rapport d’audit d’avril 2012, on peut notamment lire que la BGFI « annonce s’être fixé pour objectif de porter à 15 % la rentabilité de ses fonds propres ».
« En terme de taille, l’objectif est de porter le total du bilan au-delà de la barre des 2 000 milliards [3 milliards d’euros – ndlr] », annonce aussi le rapport, qui se félicite par ailleurs des « dividendes élevés » et des « perspectives d’évolution de la valeur de l’action ».
Entre 2009 et 2011, Delta Synergie a de fait dégagé avec ses seuls 6,4 % du capital de BGFI plus de 1,3 milliard de francs CFA de dividendes (2 millions d’euros). Un matelas confortable dans un pays où le salaire minimum plafonne douloureusement à 150 euros par mois.
L’étude des comptes de Delta Synergie devrait par ailleurs faire tousser jusque dans les rangs de l’opposition gabonaise. Pages 10 et 11 du rapport d’audit, on découvre ainsi que les deux enfants de celui qui se présente aujourd’hui comme le principal opposant politique d’Ali Bongo dans la perspective de l’élection présidentielle de 2016, Jean Ping, ont bénéficié en 2008 de 24 000 actions de la même BGFI cédées par… Delta Synergie. Il faut dire que la mère des enfants de Jean Ping n’est autre que Pascaline Bongo. Un tout petit monde, donc.
Au fil de ses 256 pages, l’audit de Delta Synergie laisse également apparaître un mélange des genres d’une rare ampleur entre affaires publiques et intérêts privés, un terrain propice à tous les trafics d’influence et délits d’initié possibles et imaginables.
Quelques exemples flagrants :
- Delta Synergie est actionnaire à 50 % de la Socoba, dont l’une des filiales, la Coder, a obtenu auprès de l’État une concession pour la construction et l’exploitation pendant trente ans de deux barrages hydroélectriques, baptisés « Chutes de l’Impératrice » et « FEII ».
- Ali Bongo, le président du Gabon et fils d'Omar. © ReutersLa Raffinerie gabonaise de sel et dérivés (Ragasel), dont Delta Synergie est actionnaire à hauteur de 29 %, a profité pour l’installation de sa fabrique de sel d’un prêt de 4,3 milliards de francs CFA d’une banque espagnole, garanti par l’État gabonais. Et un deuxième prêt de 5,2 milliards de francs CFA consenti par la même banque a lui aussi été garanti par l’État du Gabon pour une autre usine.
- Le rapport d’audit préconise en outre aux actionnaires de Delta Synergie, c’est-à-dire au président de la République du Gabon (entre autres), « d’œuvrer dans un sens permettant à Ragasel d’obtenir des pouvoirs publics […] un monopole sur les besoins en sel du marché gabonais ».
- On découvre par ailleurs que le ministre des sports d’Ali Bongo, Blaise Louembe, est lui aussi actionnaire à titre personnel de Ragasel (2 %).
- Delta Synergie est actionnaire à 17 % de la société PetroGabon, spécialisée dans le transport d’hydrocarbures. PetroGabon est aussi actionnaire (11,7 %) d’une filiale de Total au Gabon, la Sogara. Les avocats français, auteurs du rapport d’audit sur Delta Synergie, écrivent que l’objectif de PetroGabon « est d’obtenir des intérêts dans des contrats pétroliers susceptibles de générer des revenus importants ».
- Delta Synergie, via une société baptisée la Compagnie du Komo dont elle détient 15 % du capital, est actionnaire de Toyota Gabon. Toyota a décroché le marché d’équipement automobile de plusieurs administrations gabonaises, selon des sources concordantes.
- La Société africaine de remorquage portuaire du Gabon (Sarep), détenue à 54 % par Delta Synergie, a obtenu de l’Office des ports le remorquage de tous les navires entrant à Libreville. À la clé : un chiffre d’affaires d’un milliard de francs CFA par an. Le tout-puissant directeur de cabinet d’Ali Bongo, Maixent Accrombessi, apparaît en outre dans le rapport d’audit comme représentant d’une société, la SCI Kabala, actionnaire quant à elle à hauteur de 10 % de la Sarep. L’intéressé n’a pas donné suite à nos sollicitations.
- Delta Synergie détient 51 % de la société d'agroalimentaire Ank Gabon, dont l’un des actionnaires minoritaires est un certain Jean-Pierre Lemboumba-Lepandou (10,05 %), par ailleurs conseiller d’Ali Bongo. Or, d’après l’audit de 2012, M. Lemboumba a personnellement négocié une subvention de 2,3 milliards de francs CFA directement avec… Ali Bongo. Le rapport évoque également des discussions pour obtenir une exonération d’impôt sur les sociétés.
- La Manufacture gabonaise de vêtements (MGV) est détenue à 34,68 % par Delta Synergie. Ali Bongo est en plus actionnaire à titre personnel à hauteur de 9,25 % de la société, qui se trouve être celle qui fabrique, entre autres, les uniformes pour de nombreuses administrations gabonaises.
- Parmi les entreprises contrôlées par Delta Synergie, on trouve aussi la Société gabonaise de services (SGS), détenue à 69,3 % par le clan Bongo. La SGS est spécialisée dans le gardiennage, la sécurité privée (notamment la protection d’ambassades…) et le transport de fonds. Parmi les actionnaires minoritaires, on trouve également l’actuel ministre de la défense d’Ali Bongo. Les auteurs de l’audit se félicitent dans leur rapport du « succès et de la croissance » de la SGS.
Depuis les premières révélations de Mediapart sur le système Delta Synergie, la présidence du Gabon est restée très discrète. Un proche d’Ali Bongo, Yves Fernand Manfoumbi, directeur de l’Agence nationale des grands travaux d’infrastructures du Gabon, s’est contenté de déclarer début avril sur l’antenne de RFI : « Nous sommes dans un pays libéral et le droit des affaires ne s’oppose pas à ce qu’une famille possède des participations dans une entreprise. » Non, mais la Constitution du Gabon, elle, le proscrit s’il s’agit du chef de l’État.
Gêné aux entournures, il ajoutait : « Delta Synergie n’est pas née avec Ali Bongo Ondimba. Il n’en est pas le seul actionnaire et décisionnaire. Il s’inscrit dans une dynamique de rupture et je ne le vois pas approuver que Delta Synergie puisse s’approprier une partie de l’activité économique. »
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