C’est une ligne de fracture. Elle traverse la société, le gouvernement, l’Assemblée et chaque parti politique pris séparément. Singulièrement depuis les attentats de janvier, la laïcité est au cœur des débats. François Hollande et son premier ministre Manuel Valls la convoquent en permanence pour évoquer leur conception du « vivre ensemble ». Mais sans jamais vraiment la définir. À tel point que la doctrine de l’exécutif sur la laïcité est aussi floue, sous l’effet de tiraillements contradictoires, que celle de l’ensemble de la gauche.
Le cas le plus emblématique des hésitations et des contradictions du pouvoir est la proposition de loi sur la laïcité dans les crèches et les centres de vacances (voir le dossier législatif). À l’origine, elle émane des Radicaux de gauche (PRG) et traîne dans les tuyaux parlementaires depuis quatre ans : après un long travail d’amendements mené par l’ancien ministre socialiste et sénateur Alain Richard, en pleine affaire Babyloup, elle avait été adoptée par le Sénat dominé par la gauche en janvier 2012.
Depuis, elle était de fait enterrée. Jusqu’à ce que le PRG décide de l’inscrire à l’Assemblée nationale dans le cadre de sa niche parlementaire annuelle. Le texte a été adopté en commission des lois début mars. Après amendement, il exclut finalement les assistants maternels du champ d’application de la loi. Mais il prévoit que les signes religieux soient interdits dans les crèches touchant des subventions publiques ainsi que dans les centres de vacances subventionnés.
À l’époque, ni le PS ni le gouvernement ne réagissent suffisamment vite pour convaincre les Radicaux de renoncer à un texte qui cible, de fait, essentiellement les femmes voilées. Le président du groupe PS Bruno Le Roux et le député PS en charge du texte Philippe Doucet n’y voient alors aucun problème. De nombreux élus de gauche considèrent que la laïcité est aujourd’hui attaquée et que l’islam pose un problème particulier à la République.
Mais à l’Assemblée nationale, Claude Bartolone, son président, est fermement opposé au texte. Élu de Seine-Saint-Denis, et à quelques semaines des élections départementales, il craint qu’une discussion publique sur ce texte ne favorise l’UMP et le FN qui multiplient les positions polémiques sur l’islam (les menus de substitution dans les cantines par exemple). Il explique aussi qu’elle risque de coûter des voix dans les départements où la population de culture musulmane se sent continûment stigmatisée.
Chez les Radicaux, c’est l’incompréhension : « On m’a dit que la gauche allait perdre la Seine-Saint-Denis. Mais chez nous en Normandie, ça ne pose de problème à personne. Chez Bartolone, on m’a dit que ça allait poser problème à certaines communautés. Mais chez nous, la notion de communauté n’existe pas », assure le député PRG Alain Tourret, élu dans le Calvados. « On n’habite plus dans les mêmes France. On n’est plus dans le même monde », souffle un responsable socialiste.
Au groupe PS, une poignée de députés portent à leur tour la contradiction. « On est tellement inondé de trucs qu’on n’a pas fait gaffe tout de suite, avoue le député PS Arnaud Leroy. Mais ce texte est extrêmement dangereux : la stigmatisation déguisée, ce n’est pas la laïcité ! » « Au début, Bruno Le Roux nous a juré que le gouvernement était d’accord, et qu’il fallait chouchouter les Radicaux. Mais on est dans le délire le plus total ! L’extension de la laïcité dans l’espace privé, cela n’a jamais été la laïcité », abonde son camarade Alexis Bachelay.
En commission des lois début mars, le député de Marseille Patrick Mennucci s’est vivement emporté : « Ayant eu une grand-mère italienne qui, jusqu’à sa mort, a porté un fichu sur la tête, ce qui n’a jamais posé de problème à quiconque, j’ai le sentiment qu’en interdisant le port du voile aux employées des structures accueillant la petite enfance, nous nous exposons ensuite à des problèmes avec les utilisateurs du service public. Faudra-t-il interdire l’accès à l’hôpital aux femmes voilées ? L’accumulation de mesures que nous mettons en place ne règle rien. »
Parallèlement, la société civile se mobilise : toutes les autorités consultées depuis l’affaire de la crèche Babyloup ont considéré qu’une nouvelle loi était inutile. C’est le cas de l’Observatoire de la laïcité, de la Commission nationale consultative des droits de l’homme et du Conseil économique, social et environnemental. L’Observatoire et la CNCDH ont même adopté des avis condamnant fermement la proposition de loi du PRG.
« L'adoption de cette proposition risque de voir resurgir une guerre sur le sens à donner au principe de laïcité par une proposition de loi d’une part, discriminatoire et d’autre part, inutile », écrit la CNCDH dans un avis publié le 19 mars 2015 et adopté à l’unanimité moins une abstention, malgré la variété des membres de la CNCDH. Quant à l’Observatoire présidé par le socialiste Jean-Louis Bianco, il s’est fendu d’un communiqué pour rappeler son opposition à toute nouvelle législation portant sur la neutralité dans le secteur privé : « Le droit actuel, bien que méconnu, permet déjà d’encadrer le fait religieux (y compris les tenues vestimentaires) et d’interdire tout prosélytisme au sein d’une entreprise privée », explique cette instance placée sous l’autorité du premier ministre Manuel Valls.
De leur côté, les scouts de toutes obédiences alertent le ministère de l’intérieur : ils risquent de ne plus pouvoir toucher de subventions publiques ! En privé, Bernard Cazeneuve, place Beauvau, ne veut pas de cette proposition de loi – il ne souhaite d’ailleurs pas être sur le banc du gouvernement pendant son examen en mai. C’est la secrétaire d’État à la famille Laurence Rossignol, guère plus enthousiaste, qui s’y collera. Dont la ministre de tutelle Marisol Touraine est, à titre personnel, totalement opposée au texte...
À l’Élysée aussi, les alertes se multiplient. Jean-Louis Bianco téléphone plusieurs fois à François Hollande pour le prévenir des dangers, politiques et juridiques, de ce texte. Plusieurs conseillers importants du président de la République sont sur la même ligne. En mars, quand il reçoit les projets retenus dans le cadre de la manifestation « La France s’engage », l’association Coexister, un mouvement interreligieux de jeunes, en touche aussi un mot à François Hollande. « On a menacé d’en parler publiquement lors de la réception à l’Élysée », raconte Samuel Grzybowski, son président et fondateur.
Résultat, début mars, le PS demande au PRG de reporter l’examen de la proposition de loi après les départementales. Les Radicaux acceptent à une condition : l’engagement écrit de Bruno Le Roux que le texte soit ensuite voté par les socialistes. « Il nous a remis le document manuscrit. Nous avons l’engagement du groupe PS de voter le texte », témoigne Alain Tourret. Une version confirmée par les socialistes.
Le texte doit donc revenir devant les députés le 13 mai. Et la majorité se retrouve dans une situation totalement absurde : une partie des députés de gauche, Claude Bartolone et plusieurs ministres sont opposés à cette proposition de loi… Même le président de la République n’y est pas favorable. Mais pour ne pas défriser les Radicaux de gauche dont il a besoin, faute de détenir la majorité absolue à l’Assemblée, le PS n’envisage pas de voter contre et de l’abandonner purement et simplement. « Si on est contre, on va nous dire qu’on est pour le voile à la crèche… On atteint un tel niveau de mauvaise foi sur ces questions que ça devient impossible à maîtriser », explique un responsable socialiste.
Le PS et le PRG sont donc en train de réécrire la proposition de loi, sous la houlette du rapporteur radical Alain Tourret et du député socialiste Philippe Doucet, proche de Manuel Valls, pour en atténuer la portée. Concrètement, après l’article 3 sur les assistants maternels, l’article 2 portant sur « l’extension du principe de neutralité en matière religieuse aux centres de vacances et de loisirs » percevant des subventions publiques, devrait être supprimé. Les scouts peuvent respirer.
Quant à l’article 1 qui étend le « principe de neutralité en matière religieuse aux crèches et haltes garderies » touchant des aides publiques, le PRG veut le maintenir en l’état. Mais une partie du PS, soutenue par l’exécutif, veut le remplacer par la transcription dans la loi de la jurisprudence Babyloup selon laquelle la neutralité peut être exigée si le règlement intérieur de l’établissement le stipule. Ce qui reviendrait à voter une loi pour rien (ou presque)…
L’épisode n’est pas encore clos qu’il est déjà révélateur des tensions au sein de la gauche sur la laïcité, mais aussi de la méthode de gouvernement de François Hollande qui laisse les débats monter sans les trancher aussitôt. Il illustre aussi les rapports de force entre les ministères, et entre l’Élysée et Matignon, réputé plus allant sur ce texte. Difficile en tout cas d’en tirer une doctrine de l’exécutif sur un sujet pourtant crucial.
« En tout cas, si vous réussissez à en trouver une, bravo ! » sourit le député PS Philippe Doucet. « Si les gens savent ce que pense François Hollande, ils ont bien de la chance… Moi pas », dit en écho son collègue du PRG Alain Tourret. « François Hollande est complètement en ballottage sur la laïcité. Il semble changer d’opinion en fonction de ses interlocuteurs, et des pressions », juge aussi Samuel Grzybowski, de l’association Coexister.
La gauche est toujours traversée par des courants contraires, écartelée entre partisans d'une laïcité « ouverte » et « laïcistes », sur fond de controverse entre multiculturalisme et universalisme républicain. Entre les tenants d’une laïcité de fer, très anticléricaux (à la manière d’Émile Combes en 1905) et ceux qui estiment que l’équilibre entre la neutralité de l’État et la liberté religieuse obtenu dans la loi de 1905 est pertinent (à la manière d’Aristide Briand). L’exécutif se divise aussi sur la hiérarchie des priorités : à qui parler d’abord ? Aux Français musulmans qui se sentent stigmatisés ou aux Français de culture chrétienne qui s’inquiètent de l’islam ?
Sur le papier pourtant, l’Élysée affirme tenir sa ligne : c’est celle exprimée par François Hollande dans un entretien récent, mais totalement passé inaperçu, au magazine Polka. « Il ne suffit pas de proclamer la laïcité avec autorité pour la faire partager. (…) Elle n’est pas une négation des religions, mais une reconnaissance. Pour beaucoup, la laïcité nie la religion. Être laïc, ce serait ne pas croire en Dieu ! C’est une erreur d’interprétation considérable. La laïcité, c’est d’abord le respect de la liberté de conscience. (…) Sur l’une de vos photos, une jeune femme se présente voilée dans l’un des cortèges du 11 janvier. Elle en a parfaitement le droit. Ce qu’elle veut signifier, c’est que sa religion relève de sa liberté mais qu’elle est compatible avec la vie commune et qu’elle peut coexister avec d’autres fois », explique le président.
Ces propos ressemblent à s’y méprendre à la ligne de l’Observatoire de la laïcité. D’ailleurs, rappelle Christine Lazerges, présidente de la CNCDH, « la doctrine de l’exécutif est en principe celle de l’Observatoire, qui dépend de Matignon ». « François Hollande est de ceux qui pensent qu’il n’y a pas un problème spécifique avec l’islam en France. C’est sa lecture des attentats de janvier », abonde un de ses proches. La preuve, souligne-t-on à l’Élysée, le président était totalement opposé à l’interdiction du voile à l’université, pourtant évoquée récemment par la secrétaire d’État aux droits des femmes Pascale Boistard, une proche de Manuel Valls. Le premier ministre avait tenu des propos similaires en 2013.
Hollande juge aussi qu’il faut laisser les mères d’élèves voilées accompagner les sorties scolaires. L’Express a récemment écrit l’inverse : « C’est totalement faux, dit-on à l’Élysée. Le président pense que ce n’est pas un problème. » Mais ne veut pas abroger la circulaire Chatel pour « ne pas jeter du sel sur les plaies ».
Pour François Hollande, « l’équilibre de la loi de 1905 est aujourd’hui le bon. Il le dit tout le temps. Il ne veut pas changer la loi », insiste un de ses proches. Avant de se souvenir qu’en juillet 2012, lors de la réception de nouveaux bacheliers à l’Élysée, un conseiller court prévenir le président d’un « problème » : deux lycéennes sont voilées. Réponse de François Hollande, rapportée par son cabinet : « Mais non, ce n’est pas un problème ! Au lycée, elles enlèvent leur voile. Ici, elles veulent me dire que dans ce lieu de la République, elles peuvent exprimer leur liberté de conscience. »
Sauf que rien n’est jamais si simple en “Hollandie”. Si le président a choisi Jean-Louis Bianco pour présider l’Observatoire de la laïcité, tenant d’un statu quo de la loi et pourfendeur de l’islamophobie, il a soutenu la désignation de Gilles Clavreul, nouveau délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme. Et pour cause : il fut conseiller de François Hollande à l’Élysée (en charge de la réforme de l’État et des affaires intérieures). Selon un portrait publié dans Libération, Clavreul refuse catégoriquement d’employer le terme d'islamophobie, se pose en pourfendeur du « communautarisme » (sous-entendu musulman) et s’agace très vite dès qu’il est question du voile.
François Hollande connaît aussi parfaitement les positions de son premier ministre Manuel Valls, convaincu que l’islamophobie est un paravent pour empêcher la critique des religions, et que la laïcité est une forteresse assiégée qu’il convient de défendre, y compris en légiférant. Quant au président lui-même, il n’a utilisé qu’une seule fois le terme « islamophobie » : c’était en janvier devant les ambassadeurs, mais on ne l’y a plus jamais repris.
Dans le registre lexical, il n’emploie pas non plus l’expression « islamo-fascisme » chérie par Manuel Valls. Le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve non plus (qui, lui, parle d’islamophobie). Celui de l’agriculture, porte-parole du gouvernement et proche du président non plus. « Notre vrai sujet avec l'islam, c'est de tout faire pour éviter les amalgames, et donc il faut se mettre d'accord sur les mots. Moi je n'aurais pas employé le terme “d'islamo-fasciste”, explique Stéphane Le Foll. Qu'on le veuille ou non, il y a quatre à cinq millions de Français qui sont soit pratiquants soit liés à cette religion. Leur faire comprendre qu'ils ne sont plus chez eux, c'est exactement ce que voudraient les terroristes. » Preuve qu’au gouvernement, on trouve à peu près la même palette de sensibilités qu’au PS.
Elles continuent à gentiment prospérer tant que François Hollande n’use pas de son autorité pour imposer une ligne. « Il ne veut pas se battre contre Matignon là-dessus », dit un participant aux discussions. Autrement dit : « Hollande n’a pas voulu trancher parce qu’il s’est dit qu’il ne mettrait pas tout le monde d’accord », juge le député PS Philippe Doucet. Au risque de mécontenter tout le monde.
BOITE NOIREJ'ai interrogé une dizaine de personnes pour cet article. La plupart ayant souhaité rester anonymes, j'ai choisi de ne pas les citer.
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