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Renseignement: vu d'Allemagne, le texte français est «inimaginable»

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De notre envoyé spécial à Berlin - « Cette loi serait inimaginable ici. » Ce matin, Konstantin von Notz sirote son thé fumé matinal dans son bureau du Bundestag, l'Assemblée nationale allemande, à deux pas de la célèbre porte de Brandebourg. Au même moment, à Paris, les députés français sont en train de terminer l'examen de la très contestée loi sur le renseignement (lire nos articles ici).

D'une voix posée, cet avocat de profession, député des Grünen (écologistes) et spécialiste de la protection des données personnelles, dézingue le texte du gouvernement Valls. « Mettre chaque citoyen sous un microscope, savoir en temps réel où il était, avec qui il a parlé, ce sont des instruments totalitaires. Un État de droit ne peut pas accepter ça, dit-il en détachant chaque mot. C’est une illusion technique de penser qu’on en saura plus parce qu’on surveille davantage. C'est même le contraire. Les services français avaient les auteurs des attentats de Paris dans le viseur, et pourtant ils sont passés à l'acte. J'aimerais qu'un pays attaché aux libertés comme la France conduise un débat sérieux sur ce sujet, au lieu de mener cette attaque massive contre les libertés publiques. »

Deux jours plus tôt, le Frankfurter Allgemeine Zeitung, grand quotidien libéral pas franchement gauchiste, a parlé de « surveillance de masse ». « La loi doit permettre aux services secrets de tout surveiller », écrit la correspondante à Paris Michaela Wiegel, évoquant un texte « inspiré de la NSA », l'agence américaine de renseignement dont le lanceur d'alerte Edward Snowden a révélé les pratiques d'espionnage généralisé. En Allemagne, où les libertés individuelles sont gravées dans le marbre de la Constitution, la loi française sur le renseignement, qui accroît largement la surveillance sur les citoyens français, hérisse les hackers, étonne la presse et intrigue nombre de spécialistes des questions numériques.

« Si même la FAZ le dit, c'est que c'est vraiment grave ! » sourit Markus Beckedahl. Le responsable du site netzpolitik.com, à la fois média spécialisé et ONG de défense des droits numériques, reçoit dans sa rédaction, où trône un grand portrait de Snowden, star incontestée des web-activistes allemands pour avoir révélé l'espionnage de la chancelière Angela Merkel par la NSA, mais aussi l'étroite collaboration entre l'agence américaine et les services secrets allemands (lire notre article).

Dans une rue de Berlin-Mitte. « Asile pour Snowden »Dans une rue de Berlin-Mitte. « Asile pour Snowden » © MM


« Ce que vous introduisez en France ressemble parfaitement au code FISAA de 2008, cette loi américaine qui a permis à la NSA de tout surveiller, y compris à l’étranger, reprend Beckedahl. Vous êtes en train de créer les conditions d’une surveillance permanente et généralisée. Ce ne sont pas des dispositifs démocratiques dignes d’un État de droit. C’est plus proche de ce que font l’Iran, l’Arabie saoudite ou la Chine ! » « Une loi où l'exécutif a tant de marge de manœuvre, avec des contrôles si faibles du Parlement et des juges, est impensable en Allemagne. Même le gouvernement et la police ne demandent pas ça ! », s'étonne Malte Spitz, membre de la direction des Verts, très engagés sur ces questions.

Observer les débats sur le renseignement en France depuis l'Allemagne a quelque chose d'exotique. Le décalage entre les deux pays saute aux yeux. De l'autre côté du Rhin, la question du respect des libertés individuelles n'est jamais évoquée à la légère. Bien sûr, cette différence culturelle a des causes historiques : le souvenir du nazisme puis de la RDA, cette société où des dizaines de milliers de citoyens, collaborateurs secrets de la Stasi, espionnaient leurs  voisins. « Les Allemands savent qu'un système politique apparemment stable peut basculer en quelques années», explique Dirk Wilutzky, coproducteur avec Mathilde Bonnefoy de Citizenfour, le film de Laura Poitras primé aux Oscars qui retrace l'affaire Snowden (lire notre article).

« À l'école, mes camarades et moi n'avons cessé de nous pencher sur le passé de l'Allemagne, reprend Wylutzki, de nationalité allemande. Ma génération sait que les acquis démocratiques sont fragiles, et c'est elle aujourd'hui qui est au pouvoir. Bien sûr, rien n'est acquis, et l'argument de la peur pourrait très bien fonctionner aussi un jour en Allemagne. Mais dans ce pays, il y a au moins une prise de conscience des menaces que la surveillance fait peser sur la démocratie, bien plus qu'en France où ce débat n'existe quasiment pas. »

Comme les autres pays occidentaux, l'Allemagne a voté plusieurs lois sécuritaires ces dernières années, notamment après le 11 septembre 2001. Après les attentats de Paris de janvier 2015, la grande coalition au pouvoir, constituée de la CDU conservatrice d'Angela Merkel et des sociaux-démocrates, a prévu ou fait déjà voter des mesures pour empêcher les départs vers la Syrie et le soutien au terrorisme, ou augmenter les moyens des services de renseignement, réformes d'ailleurs en partie contestées par l'opposition, constituée des écologistes et du parti Die Linke.

Mais dans cette démocratie parlementaire où l'exécutif ne peut pas tout, les juges constitutionnels du tribunal fédéral de Karlsruhe, garants de la loi fondamentale, ont souvent cassé les décisions qui contrevenaient aux libertés fondamentales. Dès 1983, bien avant les portables et Internet, le tribunal constitutionnel a affirmé le droit des citoyens à déterminer les informations sur eux-mêmes qu'ils veulent rendre publiques.

« Dans les dernières décennies, une douzaine de lois sécuritaires ont été cassées par des jugements qui ont fait date. L’exécutif, voire le législateur ont souvent voulu pousser les feux, mais le tribunal constitutionnel les a toujours freinés », raconte Peter Schaar, ancien responsable fédéral de la protection des données, l'équivalent allemand de notre Commission nationale informatiques et libertés (Cnil).

La question des libertés numériques, et en particulier de la protection des données personnelles, fait partie du débat public, et depuis longtemps. Le parti pirate, qui défend la démocratie directe et la défense de la vie privée, a des représentants dans plusieurs parlements régionaux. Chaque été depuis 2006, la manifestation "Freiheit Statt Angst" ("La liberté plutôt que la peur") mobilise des milliers de citoyens opposés à la surveillance. En 2014, après les révélations d'Edward Snowden, la manifestation fut particulièrement suivie. Il existe même un mot, "Vorratsdatenspeicherung" (littéralement "stockage de données par précaution"), couramment utilisé dans les médias, pour désigner l'enregistrement par l’État et les entreprises des données personnelles (sites visités, localisation, à qui a été envoyé tel SMS ou tel courrier électronique, etc.).

Opération "Yes We Scan" à Berlin, à l'occasion de la visite de Barack ObamaOpération "Yes We Scan" à Berlin, à l'occasion de la visite de Barack Obama © Digitalle Gesellschaft


En Europe, la collecte de données personnelles a été explicitement autorisée par une directive européenne datant de 2006. La France s'est alors empressée de la traduire dans la loi, et n'a depuis cessé de l'étendre, sans que cela n'ait jamais suscité d'émoi. Depuis lors, les données de trafic doivent être conservées pendant un an par les opérateurs téléphoniques et les fournisseurs d’accès. En 2013, la loi de programmation militaire a encore élargi les motifs pouvant justifier l’accès à ces données. La loi sur le renseignement en cours d'examen permettra bientôt « le recueil immédiat sur les réseaux des opérateurs » des données de connexion, avec la possibilité de les scanner au moyen d’algorithmes si le premier ministre le demande, et leur durée de conservation est portée à 5 ans. Il ne s'agit que de « données techniques de surveillance », répond le rapporteur du texte, le député Jean-Jacques Urvoas.

La Commission nationale informatique et libertés (Cnil) s’en est revanche inquiétée. « Votre loi me semble aller très loin, abonde Peter Schaar. Par exemple, la collecte de données personnelles par algorithme directement chez l'opérateur que vous mettez en place ne serait pas envisageable chez nous. »

En 2009, la précédente grande coalition entre les sociaux-démocrates et la CDU de Merkel avait décidé d'imposer l'enregistrement de toutes les données de connexion pendant six mois, pour que la police et les services secrets puissent y avoir accès dans certains cas. Mais l'année suivante, après une pétition signée par 35 000 citoyens, ce stockage de masse a été considéré par le tribunal constitutionnel de Karslruhe comme une « attaque particulièrement grave contre le secret des communications », puisque s'immisçant « jusque dans la sphère intime ».

En 2014, la Cour de justice de l'union européenne (CJUE) est allée dans le même sens, jugeant que la directive européenne de 2006 était une « ingérence d’une vaste ampleur et d’une gravité particulière dans les droits fondamentaux au respect de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel sans que cette ingérence soit limitée au strict nécessaire ». Depuis, certains opérateurs conservent les données, d'autres pas, et il n'est pas rare que la police ou les services secrets s'en emparent, en dehors de tout cadre légal.

Très récemment, ce sujet brûlant a pourtant rebondi. Pour ne pas laisser du champ à la droite après les attentats de Paris, le vice-chancelier social-démocrate Sigmar Gabriel s'est prononcé pour autoriser à nouveau, malgré la censure des juges constitutionnels, le stockage des données personnelles. En affirmant qu'il aurait pu empêcher une série de meurtres d'étrangers perpétrés par la NSU, une organisation néo-nazie (en l'occurrence, c'est surtout le renseignement intérieur qui a échoué), ou la tuerie d’Utoya commise par le terroriste d'extrême droite Anders Breivik, alors même que la Norvège ne collecte pas les données. Des ficelles un peu grosses qui lui ont valu d'être moqué sur les réseaux sociaux (photo). « Tragédie et incompétence », s'est moqué le journal de gauche taz.

«Avec la collecte des données personelles, le mur de Berlin ne serait pas tombé». Gabriel (SPD) moqué sur les réseaux sociaux«Avec la collecte des données personelles, le mur de Berlin ne serait pas tombé». Gabriel (SPD) moqué sur les réseaux sociaux © DR

Dans les rangs du SPD, dont de nombreux militants avaient protesté contre la surveillance de masse au moment de l'affaire Snowden, la pilule est dure à avaler. Une partie n’en veut pas, comme la cheffe des jeunes sociaux-démocrates ou le député Lars Klingbeil, porte-parole du parti au Bundestag pour la politique numérique : il dénonce une « erreur » qui « ne tiendra pas devant les tribunaux »

Mercredi 15 avril, c'est une ministre de la justice penaude, le social-démocrate Heiko Maas, personnellement opposée à tout stockage des données, qui a dû annoncer le « compromis » trouvé avec son collègue de l'intérieur, le conservateur Thomas de Maizière : les données de connexion, mobile et Internet, de tous les citoyens allemands seront collectées deux mois et demi ; les données de localisation, elles, ne seront conservées qu'un mois, et leur utilisation limitée ; la police devra justifier de menaces terroristes ou criminelles pour y accéder, après l'accord d'un juge. Les traces numériques des pasteurs, avocats ou journalistes, qui détiennent des secrets professionnels, seront bien enregistrées mais ne pourront pas être demandées par la police.

La loi pourrait être votée dès cet été, a priori sans difficultés puisque SPD et CDU détiennent à eux deux 80 % des sièges du Bundestag. Pour les militants des libertés numériques, elle va bien trop loin. Le club Digitale Gesellschaft dénonce « une apparence d’État de droit ». Les écologistes et les libéraux du FDP, anciens alliés de Merkel au gouvernement désormais disparus du Parlement, dénoncent une agitation sécuritaire et menacent de porter la loi devant le tribunal de Karlsruhe. Lundi 20 avril, l'actuelle responsable fédérale de la protection des données personnelles, Andrea Vosshof, s'inquiétant d'une « atteinte massive au droit fondamental », a dit ses doutes sur la « compatibilité des mesures annoncées avec la charte des droits fondamentaux européens ».

La référence constante au droit européen en Allemagne ne laisse pas d'étonner le visiteur français. Car la jurisprudence européenne a bien peu été évoquée dans les discussions à l'Assemblée nationale. Elle est pourtant au cœur de l'argumentation juridique de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH), très critique contre la loi, qui s'inquiète dans un avis récent du « risque d’un “État panoptique”» instaurant une « surveillance de masse ». Plusieurs pays (Pays-Bas, Autriche, Roumanie et Bulgarie) ont d'ailleurs interdit récemment la collecte massive des données de leurs citoyens.

« Cette question de droit se pose et va se poser dans tous les États européens, veut croire Peter Schaar, l'ancien patron de la Cnil allemande. Le droit européen, ça existe ! L’Allemagne, l’Autriche, la Hongrie ou la Bulgarie ne peuvent pas être les seuls pays à s’interroger. Il faut que le Royaume-Uni, la France, l’Espagne ou l’Italie se posent eux aussi ces questions de droit. » Il sera intéressant de voir si le Conseil constitutionnel, que François Hollande va saisir sur ce texte – une procédure prévue par la Constitution, mais inédite à ce jour – sera sensible à cette question du droit européen.

En attendant, la mobilisation contre la "Vorratsdatenspeicherung" s'organise en Allemagne. Pour les défenseurs des libertés numériques, ce n'est pas le seul combat. Les révélations de Snowden, qui ont tenu en haleine les médias pendant des mois, ont fait l'effet d'un choc. « L’écrasante majorité des Allemands se sont retrouvés dans une sorte de film hollywoodien, et ils n’auraient jamais pensé que leurs services secrets étaient à ce point impliqués », explique Malte Spitz. « Beaucoup de gens ont été choqués alors de découvrir les capacités technologiques actuelles de surveillance. On peut enregistrer désormais pratiquement tout l'Internet ! Pour moi, c'était de la science-fiction ! », assure Dirk Wilutzky, le coproducteur de Citizenfour.

Désormais, les antisurveillance rêvent de domestiquer les pratiques des services secrets allemands, qui ont activement collaboré avec la NSA et n'ont guère été embêtés malgré le scandale. Une commission d'enquête du Bundestagtente depuis un an de tirer au clair l'implication exacte du BND, les renseignements extérieurs, et celle des services intérieurs, le Verfassungsschutz.

Une tâche ingrate, assure le député écologiste Konstantin von Notz. « On nous met des bâtons dans les roues, des milliers de passages sont caviardés dans les documents qu'on nous transmet, et le gouvernement exerce sur nous une très forte pression pour que nous ne divulguions rien à ce stade. Malgré tout, il y a déjà plusieurs certitudes. La première, c'est que l'Allemagne joue un rôle essentiel dans la surveillance au niveau mondial et utilise les mêmes programmes que les États-Unis, le Canada ou le Royaume-Uni. L'autre enseignement, c'est que la Chancellerie savait tout des pratiques de la NSA en Allemagne, alors qu'ils ont fait mine de s'offusquer. Nous savons aussi que le BND comme la Chancellerie ont menti aux instances parlementaires chargées de contrôler les services secrets, qui n'ont d'ailleurs aucun moyen de vérification. Enfin, il est clair que les services secrets ont agi de façon non conforme à la Constitution. Par ailleurs, nous savons que les services intérieurs ont aussi coopéré avec la NSA, et ce sera bientôt l'objet de prochaines investigations. En réalité, il n'y a plus rien aujourd'hui dans nos communications téléphone et mobile qui échappe à la surveillance .»

Selon le magazine Der Spiegel, une loi à venir pourrait bientôt légaliser une partie de ces activités douteuses des services secrets allemands. Une façon de faire taire les critiques et de couper l'herbe sous le pied des parlementaires qui enquêtent sur les activités troubles des services. Un peu comme en France, où la loi renseignement a justement pour but de légaliser des pratiques jusqu'ici illégales, au risque de réduire les libertés publiques.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Décryptage de l’usage de la peur à la télévision


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