Son boulot était de se fondre dans le paysage, sa nature d’être réservé et taiseux. « Jusqu’à l’extrême », décrivent ceux que Franck Brinsolaro a protégés avant qu’il ne soit tué aux côtés de Charb, le 7 janvier 2015. À ce jeu de la discrétion, l’officier de sécurité était si doué que c’est seulement après sa mort que certains de ses proches ont découvert, de la bouche du président de la République François Hollande, ses principaux faits d’armes. L’évacuation en 1996 de 46 ressortissants français pris sous le feu des talibans à Kaboul ; la sécurisation, en juillet 1997, de l’ambassade de France au Cambodge, visée par des tirs d’obus lors du coup d’État de Hun Sen, et l’évacuation de 35 écoliers français lors d’affrontements armés au Congo en 2005.
Franck Brinsolaro, matricule 341980, compartimentait. Entre son travail de policier au sein de la sous-direction des personnes protégées du service de la protection (SDLP) et sa vie privée. Entre ses missions de sécurisation d’ambassades françaises à l’étranger et celle de protection rapprochée des juges antiterroristes de la galerie Saint-Éloi à Paris. Entre le Sud-Est où vivent toujours ses parents et son frère jumeau, et l’Eure, son port d’attache auprès de sa seconde épouse, Ingrid, rédactrice en chef de l’hebdomadaire local L’Éveil normand. Le brigadier l’avait rencontrée trois ans plus tôt et épousée quelques jours avant un nouveau départ pour l’Afghanistan.
« Ce n'était pas un grand baraqué, mon mari, a décrit Ingrid Brinsolaro dans Ouest-France. Mais un gars bien taillé, de 1,76 mètre, fin, discret, jamais un mot plus haut que l'autre. Un homme courageux qui adorait son métier. Protéger les gens, il avait ça dans le sang. » Ce sportif, qui entretenait sa fine silhouette à coups de tractions et de course à pied, était père d’une petite May de 14 mois et d’un grand garçon, Kevin, 25 ans, issu d’une première union. Le fiston travaille chez Peugeot au nord de Paris, mais envisage de prendre la relève du père dans la police.
« Franck avait toujours un petit sourire au coin des lèvres qui voulait dire “Je vous aime, mais j’aime aussi ma liberté” », se souvient un vieil ami de la famille, lors de la cérémonie d’hommage organisée le 23 janvier à La Major à Marseille. Qui salue : « Ce ne sont pas des gens qui ont été abattus, ce sont des archétypes, le symbole du policier qui protège l’autre dans l’anonymat. » La cathédrale est bondée de flics, toute la famille police marseillaise est là pour saluer la mémoire de l’enfant du pays, dont les obsèques ont eu lieu huit jours plus tôt à Bernay (Eure).
Officier depuis 1989 à Marseille où il dirige les 65 policiers en tenue du Groupe de sécurité de proximité (GSP), son frère jumeau, Philippe Brinsolaro, parle d’un « monde à part ». Celui des « anges gardiens » du SDLP, comme les ont surnommés les médias depuis les attentats de Paris. En plus de leurs missions protocolaires, ces policiers à l’oreillette protègent en permanence quelque 115 personnes que l'Unité de coordination de la lutte antiterrorisme (UCLAT) estime menacées. « Quand nous nous voyions, nous restions très discrets sur notre travail, dit Philippe Brinsolaro. Nous, nous assurons la tranquillité du citoyen, lui…, il était habilité secret-défense, je ne voulais pas le mettre en porte-à-faux. Nous étions toujours dans l’inquiétude, mais ça aurait été pire s’il nous avait donné des infos. On préférait rigoler, parler de la famille, aller à la plage. »
Dimanche 11 janvier, alors que près de 4 millions de personnes défilaient dans les rues de France, Franck Brinsolaro aurait eu 49 ans. Il devait repartir en Afghanistan en mars 2015. « Il avait demandé, il avait la foi, dit Philippe. C’était un baroudeur, dans l’esprit du grand-père. » Le grand-père paternel, décrit comme un « Indiana Jones », « pilotait son petit avion au-dessus de l’Afrique et y fabriquait des hors-bord pour remonter les fleuves ». À la fin des années 1960, la famille, d’origine italienne et aveyronnaise, rejoint les grands-parents paternels qui tiennent un restaurant au Cameroun. À leur retour à Toulon, les deux frères retrouvent leur autre grand-père, « Julou », ancienne gloire française du cyclisme des années 1930, qui tient un magasin de vélos, à Toulon, juste à côté du commissariat. Le dimanche, à la tête du club AS police, il martyrise les mollets des flics toulonnais à l’ascension du mont Faron. « Julou » est fauché par un motard en 1978.
Les parents reprennent le magasin. Les amitiés policières perdurent. L’un de ces visiteurs du soir conseille à Franck, qui a pris la tangente quelques semaines avant le baccalauréat pour faire son service militaire dans la gendarmerie à Nice, de passer le concours de gardien de la paix. « Il a voulu tout de suite s’affranchir du milieu familial, il voulait se réaliser seul », dit le capitaine Philippe Brinsolaro, qui est lui sagement rentré à la fac, avant de sortir major de sa promotion d’officiers de paix à Nice. Baroudeur, grand lecteur, dessinateur du dimanche – « il avait croqué le chien dans l’atelier du magasin de vélos quand on avait 13 ans » –, mais pas irrévérencieux pour un sou, le Franck. À vingt ans, le voilà flic en Seine-Saint-Denis, où il intègre la brigade de surveillance du territoire (BST), puis la brigade anti-criminalité (BAC). « Franck voyait plus haut, il ne choisissait que les postes les plus difficiles, les pays en guerre », dit son frère. Ce sera le service de protection des ambassades, puis celui des hautes personnalités.
Son CV dessine la carte des conflits de ces vingt dernières années : Slovaquie et Bosnie-Herzégovine en plein massacres de 1995, Kaboul, partiellement assiégée par les talibans en 1996, puis Phnom Penh (Cambodge) – « pays en crise, coup d’État juillet 1997, prise d’otages, brigandage », où il avait trouvé le temps de se marier une première fois –, Brazzaville (Congo) en 2005 et Beyrouth en plein conflit israélo-libanais de 2006. Comme un pied-de-nez à la mort, une page entière est consacrée à ses habilitations : conduite rapide, filature et contre-filature, interventions en milieu clos, chiffre, mise en place réseau satellite, techniques d’attentat, fusil d’assaut HK33, manipulation coffre et armoire blindée, etc. Le brigadier était l’un des officiers reconnus du service. Il avait formé des fonctionnaires partant au Liban. « Il devait être dur dans son boulot, il fallait que tout le monde soit au top », dit Philippe Brinsolaro.
« Au niveau professionnel, il ne laissait rien au hasard : s’il fallait en mettre un, c'était lui », se souvient son ami, Cyril, 35 ans, qui a travaillé avec lui pendant quatre ans. Chef de mission depuis 2006, Franck Brinsolaro l’avait coopté alors que le jeune policier, fraîchement arrivé au SPHP (devenu le SDLP), tournait encore comme conducteur au « pool volant ». « Certains marchent sur les autres pour monter, lui était du genre à vous porter, à vous faire monter, dit Cyril. Il était généreux et faisait confiance aux gens. Franck ne m’a jamais laissé payer un café, car lui, qui avait bien gagné sa vie avec ses missions à l'étranger, connaissait les salaires qu’on a à Paris en commençant. »
Le 15 juin 2011, les deux hommes échappent de peu à la mort. Ce matin-là, leur convoi escorte Bernard Bajolet, l'ex-ambassadeur de France à Kaboul, dans la province de Kapissa, au nord-est de Kaboul, en direction d'une ville proche de la base américaine de Bagram où le diplomate a rendez-vous avec le gouverneur et des élus de la province. Contrôlé à un checkpoint situé sur leur route, un kamikaze se fait sauter : deux policiers afghans et un civil sont tués, quatre autres personnes blessées.
« Il y avait un conducteur et, à l’arrière, un homme, caché sous une burka, porteur d'un système explosif, raconte Cyril. L'explosion a eu lieu à une dizaine de kilomètres de notre position. » « À cause du bruit des 4X4 sur la piste et la distance », le convoi n’entend pas la détonation. « Ce sont les forces spéciales françaises qui assuraient notre protection sur le “dernier cercle” qui nous ont prévenus, dit Cyril. Nous avons fait demi-tour. Franck était chef du dispo, avec l’ambassadeur dans sa voiture. À sa voix, il gérait totalement le truc. » L’attentat-suicide, qui visait l’ambassadeur français, sera revendiqué par l’un des porte-parole des talibans.
Dans le petit monde de la machine antiterroriste parisienne, la nouvelle de sa mort a fusé, glaçante, juste après celle de l’attentat à Charlie. « J’ai été averti par l’un de mes officiers de protection, qui a reçu un appel de son service : “On a un mec au tapis à Charlie Hebdo. C’est Franck” », raconte le juge d’instruction antiterroriste Marc Trévidic, que le policier avait protégé par intermittence de 2006 à 2011.
Dans l’intervalle de ses missions à l’étranger, Franck Brinsolaro avait joué l’« épaule » pour une bonne partie des juges d’instruction de la galerie Saint-Éloi du palais de justice de Paris. D’abord, Jean-Louis Bruguière, alors chargé de l’instruction de l’un des huit attentats à la bombe qui ébranlèrent la capitale en 1995. Puis Laurence Levert, qui suivait les dossiers basques et qui, comme Charb, avait fait l’objet de menaces classées niveau 2 par l’UCLAT – « VIP ciblé, logé et menacé ». En 2005, il passe au bureau d’à côté, celui de Thierry Fragnoli, qui enquête à l’époque sur des dossiers kurdes et islamistes, avant d’hériter de l'affaire de Tarnac. À partir de mai 2010, c’est dans son bureau et celui de sa collègue, Nathalie Poux, que défileront Amedy Coulibaly et Chérif Kouachi, soupçonnés d’avoir fomenté la tentative d’évasion de Belkacem, l’artificier des attentats parisiens de 1995. Fragnoli interrogera à plusieurs reprises Chérif Kouachi avant de devoir le relâcher puis prononcer un non-lieu en juillet 2013, faute de charges suffisantes.
Marc Trévidic garde du policier l’image d’un « homme très sain, avec une finesse d’esprit », qui l'attendait souvent un livre à la main. « On s’entendait très bien, mais on mettait des limites, dit le juge d’instruction. C’est délicat, la position de garde du corps. À l’étranger, vous partagez petit déjeuner, déjeuner, dîner. On peut déconner ensemble, boire des coups, mais il savait où mettre le curseur, ni trop loin, ni trop proche. » À l’époque, les dossiers emblématiques du magistrat l’emmènent bien au-delà des frontières françaises : attentat de Karachi, assassinat des moines de Tibhirine, assassinat du président rwandais Juvénal Habyarimana, qui marqua, en avril 1994, le début du génocide au Rwanda. Franck Brinsolaro est de tous les voyages dangereux, au Rwanda, au Burundi, au Liban… « C’était quelqu’un de rassurant, notamment au Liban, dit Marc Trévidic. Juste après la guerre de 2006, la situation était chaude, avec quelques snipers, et il fallait faire partir une voiture vide avant nous. La protection, si elle est bien faite, est dissuasive. »
Présente avec Marc Trévidic à son enterrement à Bernay, l’ex-juge d’instruction Marie-Antoinette Houyvet y a retrouvé les trois autres policiers qui faisaient partie de sa première équipe de protection à son arrivée au pôle antiterroriste, en 2003. « Se dire qu’ils sont capables de donner leur vie pour vous, ça crée des liens définitifs », dit la magistrate, aujourd’hui conseillère à la Cour d’appel de Caen. Elle décrit un officier de sécurité « discret, totalement attentif à l’autre ». « Dans les années 2003, avant qu’il aient un local, ils passaient des heures et des heures à attendre dans les couloirs du palais de justice, sans relâcher la vigilance, raconte-t-elle. »
Sauf menace accrue, les officiers sont au moins quatre à se relayer, par binôme, autour de leur magistrat. Les semaines de service, leur vie est mise entre parenthèses pour coller aux basques de leur « VIP » qu’ils viennent cueillir avec la voiture de service le matin puis accompagnent au travail, au restaurant, chez ses amis, à plage. « Si vous avez un amant, des enfants, un droit de garde, votre officier est forcément au courant », souligne un ancien. « La semaine où on travaille, on ne peut pas avoir de vie sociale, être invité, prévoir un truc, car tout peut changer au dernier moment », explique de son côté Cyril. Loin des fantasmes d’action, le quotidien est bassement logistique. « Notre boulot, c’est d’anticiper et que l’effet de surprise ne soit pas là, poursuit cet officier. Si quelqu’un a un rendez-vous quelque part, il faut repérer l’itinéraire, effectuer une visite de sécurité le matin ou l’après-midi même, trouver les codes de porte et où stationner la voiture. »
En France, Franck Brinsolaro se méfiait surtout de la routine. Marc Trévidic se souvient que « le ronron de la sécurité à Paris l’énervait beaucoup ». « Le SDLP est une très grosse machine administrative où les aspects budgétaires dominent, explique le célèbre juge d’instruction, récemment muté à Lille. Hypocritement, on va diminuer le danger en classant certains pays comme dangereux et d’autres non. Il y a certains pays où on partait avec des gardes du corps, et plus maintenant. Franck ronchonnait quand il estimait que la sécurité était sous-estimée. » « Quand on protège un chef d’État étranger en visite ou à l'étranger, on sait que le risque est maximum en permanence et on met les moyens, dit Jean-Pierre Diot, ancien du groupe d’appui des hautes personnalités (GAHP) du SPHP. Mais protéger une personnalité sur une mission longue, c’est l’une des missions les plus délicates car on ne sait pas d’où peut venir le danger. » Le 7 avril, rue de Miromesnil, au siège du SDLP, une salle a été baptisée a--u nom du premier mort en service dans l’histoire du service.
Entre décembre 2013 et juillet 2014, à son retour d’un énième voyage à Kaboul, Franck Brinsolaro avait rejoint sa région d’origine, aux côtés de l’ex-juge d’instruction marseillais Charles Duchaine. Menacé dans l’un de ses dossiers JIRS, le juge, chargé de l’affaire Guérini et de dossiers de grand banditisme, a bénéficié de la protection de quatre officiers pendant 21 mois. Tous les matins, ils accompagnaient le juge, privé de moto, au palais de justice, puis avaient quartier libre. Un emploi du temps plutôt classique et simple. À la fin de la semaine, Franck rendait sa voiture de service, puis rentrait en Normandie soigner ses Harley Davidson ou retaper sa fermette du XVIIIe siècle où il comptait passer ses vieux jours avec sa femme. « Ce n’était pas un grand bavard », se souvient Charles Duchaine, qui ignorait jusqu’à l’existence de son frère policier à Marseille.
En octobre 2014, Franck Brinsolaro devient l’épaule du dessinateur Charb, rédacteur en chef de Charlie Hebdo. Là encore, il cloisonne. « Seul Charb le connaissait bien, dit le journaliste Laurent Léger. Les gars du SDLP sont entraînés pour ne pas prendre part aux discussions, pour s’effacer derrière leurs fonctions. » D’ailleurs, nul besoin d’être politiquement proche du VIP protégé : on demande rarement leur avis aux policiers du SDLP.
Depuis la publication des caricatures de Mahomet, en février 2006, plusieurs figures du journal satirique, dont son ex-directeur Philippe Val, bénéficiaient donc d’officiers de sécurité. « Du temps de Val, on avait impression qu’on était dignitaire du journal si on avait une protection, se souvient Patrick Pelloux, médecin urgentiste et chroniqueur à Charlie Hebdo. Cabu et Wolinsky avaient refusé la leur, puis certains l’avaient gardée, par prétention. » Après l’incendie de la rédaction, en novembre 2011, Charb se verra lui aussi attribuer une équipe à géométrie variable, renforcée après la publication au printemps 2013 de sa tête parmi celles de 11 personnalités à abattre pour « crime contre l’islam » dans Inspire, le magazine en anglais d’Al-Qaïda.
« Après l’attentat de 2011, sous protection, la vie de Charb a basculé », raconte son ami Patrick Pelloux, qui n’est lui-même pas très à l’aise avec les officiers de sécurité qui le suivent partout depuis trois mois. « J’ai un respect sans bornes pour le SDLP, ce sont d’énormes professionnels, mais vous sentez le danger en permanence, poursuit-il. Ça me fait peur de me dire que des gens sont prêts à mourir pour moi. »
En juin 2013, Charb s'était confié à la revue Charles. « C’était un peu compliqué au début, reconnaissait-il. Tu vois les flics arriver en costard pour te dire : “Monsieur, où allons-nous ce matin ?” Et toi de répondre : “Ben, au boulot, comme tous les jours”, et comme ça tous les matins. » Le dessinateur finissait par une pique : « Des fois, je finis par me demander si ce n’est pas moi qui bosse dans la police, et eux qui vont à Charlie Hebdo. » Les flics ont fini par tomber le costume et l'oreillette. Franck, si rigoureux et respectueux du protocole, et Charb, l’antiflic, sont devenus « potes ». « Ils ont fini par être avec nous, dit Patrick Pelloux. Ils faisaient partie du décor, ils mangeaient avec nous dans des troquets. Ils sont devenus dans l’esprit de Charlie. Charb plaisantait : “Ils arrivent, ils sont de droite, ils repartent, ils sont communistes !” »
Parfois, le dessinateur, qui trouvait sa protection pesante, leur faussait compagnie. « Je disais aux policiers : “Je vais vous remplacer ce soir !” » s’amuse Patrick Pelloux. Ils n’étaient pas contents, mais Charb avait besoin de ses moments de liberté, notamment pour aller voir son amoureuse ou pour découvrir les choses, faire son travail de journaliste-dessinateur. » Le médecin urgentiste le sait bien : « Il ne faut pas être fusionnel avec ses gardes, c’est comme finir par coucher avec son psy ou faire des bisous à son médecin, ça ne se fait pas. »
À la rédaction, qui avait déménagé début juillet 2014 dans le XIe arrondissement, rue Appert, la menace semblait avoir baissé. En accord avec les journalistes, la garde statique du site avait été levée et remplacée par des patrouilles régulières. « Le danger s’était un peu calmé, dit Patrick Pelloux. Après l’affaire des caricatures, on dessinait régulièrement Mahomet et tout le monde s’en foutait. On avait fini par croire que le monde musulman s’était fait à l’idée que c’était une religion comme une autre et qu’on pouvait la caricaturer. » Au bout du téléphone, un silence. « On s’est trompé, en fait, ils nous pourchassaient », reprend le médecin.
La famille de Franck aussi était rassurée de le savoir à Paris, aux côtés d’un journaliste. Ses proches redoutaient sa mort, mais à l’étranger. « Les explosifs, les gens armés, on savait très bien que ça pouvait arriver, dit son ami, Cyril. C’est pour ça qu’on change régulièrement les itinéraires. À Kaboul, il n’y a pas une seule fois où nous soyons sortis de l’ambassade sans y penser. » Pendant les deux mois passés avec Franck Brinsolaro en Afghanistan, les deux hommes ont assisté à une dizaine de levées de corps de soldats français. « Quand il est revenu à Paris, on s’est dit “Au moins on peut souffler” », dit son frère, Philippe. On le sentait plus en sécurité à Charlie qu’avec Duchaine. Ça ne m’aurait pas traversé l’esprit qu’on puisse tuer quelqu’un pour une caricature ! » Le capitaine avait acheté Charlie Hebdo une fois, « pour voir » où travaillait son frère. Il n’avait pas accroché – « trop acide ». Franck, que son collègue avait croisé fin 2014 lors de séances de tirs, n’était « pas inquiet, ce n’était pas son genre », assure Cyril.
Le 7 janvier, le policier était en repos chez lui devant BFM TV. « Nous savions tous quel était le dispositif à Charlie Hebdo, quand j’ai vu son binôme debout à la télé, j’ai compris », dit Cyril. Depuis, il a quitté le SDLP et rejoint à sa demande sa région d’origine dans le sud-ouest. Philippe Brinsolaro déjeunait, lui, à la cantine du SGAP de Marseille. « On venait de s’asseoir, on entendait les infos, et j’ai reçu un coup de fil de ma hiérarchie me demandant des nouvelles de mon frère : des Brinsolaro il n’y en a que deux dans la police, j’ai percuté. » Vers 12 h 30, il envoie un texto à son frère : « As-tu été impliqué dans l’attentat à Paris ? » Il grimpe dans une voiture, rejoint la division nord à la demande de sa hiérarchie : « Ma directrice adjointe et mon chef de service m’attendaient, mais ils n’avaient plus rien à m’apprendre. »
« Pop pop. » Comme l’a écrit Le Monde dès le 13 janvier, les deux premières balles des frères Kouachi touchent Simon Fieschi, le webmaster de 31 ans – toujours à l’hôpital, dont le bureau est le plus proche de la porte d’entrée. Dans la salle de rédaction, Franck Brinsolaro venait de prendre un café et d’échanger quelques mots par téléphone avec sa femme, qui entrait elle aussi en conférence de rédaction, à 175 kilomètres de là. Le garde du corps ne devait pas travailler ce jour-là, il remplaçait un de ses collègues. Franck Brinsolaro aurait tout juste eu le temps de se lever de sa table, logée dans un recoin, pour se diriger vers la porte, son 9 mm pas loin de la main.
« Sa main semblait chercher quelque chose sur sa hanche, peut-être son arme. Il a dit : “Ne bougez pas de façon anarchique.” Il a semblé hésiter près de la porte », a raconté au Monde Sigolène Vinson, l’une des survivantes. Selon un témoin, arrivé sur place peu de temps après, le policier est mort son Glock à la main. « Franck Brinsolaro, dans un ultime réflexe, a tenté de riposter pour défendre ceux qui l’entouraient et qui étaient devenus ses amis », a assuré François Hollande le 18 mars, face à la dernière promotion de Cannes-Écluse. Elle a été baptisée Brinsolaro-Merabet, du nom des deux policiers tués ce 7 janvier.
Philippe Brinsolaro ne veut pas en savoir plus sur les circonstances de l’attentat et la mort de son frère, qui ont fait l’objet d'interrogations quand RTL a révélé « l'absence de son binôme (…) allé faire une course ». « Vu ses blessures à l’IMC, il n’a pas dû souffrir. Ça m’intéresse pas de savoir comment ça s’est passé, je préfère m’interroger sur le sens de sa vie, ce pour quoi il s’est battu », dit-il. C’est donc Christophe Crépin, porte-parole du syndicat UNSA Police, qui raconte. Cet ancien des Voyages officiels (l’ancêtre du SDLP) est arrivé rue Appert juste après les faits. « Franck et son binôme ont déposé la personnalité, Franck est descendu avec, dit Christophe Crépin. Pour ne pas attirer l'attention, car nos voitures sont assez reconnaissables, le chauffeur a fait un grand tour et s'est garé dans une rue à l'angle de la rédac, puis il a été chercher un truc pour Charb. Il a accouru en s'apercevant que ça tirait. »
La mini-polémique sur l’absence du binôme met hors de lui Patrick Pelloux, devenu, par la force des choses, familier de la protection rapprochée. À ses yeux, « à aucun moment, ses gardes n’ont mis en danger leur mission ou la personne protégée ». « Quand la personnalité est dans une enceinte fermée, un garde reste à proximité, l’autre est chargé de faire des vérifications inhérentes au site, à l’ascenseur ou au véhicule, dit-il. Ils ne restent pas tous les deux au même endroit, c’est logique. »
Le médecin urgentiste soupire : « Le seul reproche qu’on peut adresser aux pouvoirs publics est de ne pas avoir prévu que deux nazis attaqueraient un journal avec des armes de guerre. On ne pouvait pas prévoir… On a cru que la paix était éternelle, qu’il ne nous arriverait plus jamais rien. On a rêvé et on se réveille avec un cauchemar : ils attaquent des synagogues, des mosquées, des musées. Le monde a changé. »
BOITE NOIRELe magazine GQ a publié mi-mars un portrait de Franck Brinsolaro, qui revient en détail sur les trois épisodes évoqués par François Hollande. Deux autres articles lui ont été consacrés dans Ouest-France et Normandie-Actu. J'ai rencontré Philippe Brinsolaro le 24 février, les autres entretiens ont eu lieu après.
Contacté, Frédéric Auréal, le chef du SDLP, n'a pas souhaité répondre à nos questions.
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