Quantcast
Channel: Mediapart - France
Viewing all articles
Browse latest Browse all 2562

François Maspero, ce résistant

$
0
0

François Maspero est mort le jour du soixante-dixième anniversaire de la libération de Buchenwald, ce camp de concentration où son père, le sinologue Henri Maspero, s’est éteint, le 17 mars 1945. François avait l’habitude d’écrire et de dire que sa seconde naissance remontait au 28 juillet 1944, jour de l’arrestation par les nazis de son père et de sa mère, Hélène – la seule à être revenue. « Oui, mais d’une seconde naissance à la mort. J’avais douze ans et demi », insistait-il, fin 2014, dans l’un de ses derniers entretiens.

La mort si tôt, non seulement celle du père, mais aussi celle du frère admiré, Jean, né en 1925, résistant héroïque dont François partageait les secrets, tué au combat le 8 septembre 1944 après s’être porté volontaire pour rejoindre, comme traducteur, l’armée américaine. Lors de notre dernière rencontre, il y a quelques semaines pour l’un de nos déjeuners réguliers, il m’avait encore confié qu’entre l’été 1944 et l’été 1945, il avait à la fois vécu le plus beau jour et le plus triste jour de sa vie. Le plus beau, avec la libération de Paris, le soulèvement populaire du 19 août 1944 ; le plus triste, avec la fin de la guerre mondiale, le 8 mai 1945, qui lui léguait cette absence d’un père et d’un frère.

Plus il avançait en âge, plus François Maspero revendiquait ce terme pour se définir : « résistant ». Loin des plaintes souffrantes qui font des postures de victimisation, trop souvent aveugles aux autres et au présent, il avait tiré de cette empreinte familiale une injonction d’action et d’engagement, dans la fidélité aux refus essentiels. Libraire à l’enseigne de « La joie de lire », éditeur sous son propre nom, écrivain, traducteur : dans la diversité de ses activités, son chemin de vie n’a cessé de suivre et de prolonger la trace originelle.

Dans le même entretien de fin 2014, à la question « Cette histoire familiale est donc fondatrice ? », il répondait sans ambages : « Oui, je pense par tout ce que j’ai vécu très, très jeune. J’étais plus ou moins au courant des activités de ma famille, plutôt plus que moins, et peut-être même un peu trop. Je n’avais que 12 ans et je participais déjà à des actions de résistance… J’en ai reçu plein la gueule, mais c’est très bien comme ça. Car il y a une chose que je dis toujours, et que je tiens à répéter, je ne suis pas une victime et ne me suis jamais considéré comme tel. Je savais très bien ce que faisait ma famille, j’étais très fier et je suis toujours très fier que mon frère, à 19 ans, ait abattu trois officiers allemands dans la rue. »

Accordé à un journal lyonnais, Bron Magazine (lire ici), cet entretien accompagnait l’avant-première du film qui vient de lui être consacré, François Maspero, les chemins de la liberté. Son ultime apparition publique, comme le rappelle sur son blog de Mediapart son ami Marcel-Francis Kahn, le dernier d’entre nous à l’avoir vu vivant, fut pour une projection parisienne, le 24 mars, de ce documentaire porté par l’infatigable volonté de Bruno Guichard, l’animateur de La Maison des Passages à Lyon. Il avait été précédé, en 2009, d’une exposition (lire ici) et d’un livre, auquel j’avais contribué (lire La Fidélité Maspero), saluant en François Maspero un homme qui, pour nous tous, dans la diversité de nos parcours, de nos métiers et de nos engagements, était « notre allié substantiel ».

Au-delà de l’amitié, François Maspero était, pour Mediapart, une figure tutélaire, à la fois protectrice et inspiratrice, nous rappelant que les combats ne vont pas sans blessures et que l’on gagne toujours à ne pas céder sur l’essentiel. Nous lui devions notre logo, ce crieur de journaux, Gavroche des rues et des révoltes, passé de l’imprimé au numérique à partir du symbole de sa maison d’édition, conservé par celle qui lui a succédé, La Découverte. Quand, en septembre 2014, Mediapart a passé le cap des 100 000 abonnés, ce fut donc une évidence de commencer notre « live » mensuel par un entretien avec François. Tout simplement pour brandir la tradition dont nous nous revendiquons et que nous entendons défendre dans cette modernité :

Il existe tout un réseau d’amitié et de fidélité, dont nous sommes, pour qui François Maspero était notre figure commune. Notre repère, notre référent. Tout comme sa librairie et sa maison d’édition, de la fin des années 1950 à la fin des années 1970, furent un lieu commun pour les générations qui épousèrent les combats internationalistes et libertaires, aussi bien contre les impérialismes et les colonialismes que contre les dictatures et les totalitarismes. Tissé de discrétion et de réserve, ce réseau n’était ni médiatique ni parisien, mais plutôt cévenol, breton ou algérien, fait de retrait et de distance.

Nul hasard si le seul ami que François ait compté comme son « grand frère » fut Chris Marker, disparu en 2012, qui cultiva l’effacement jusqu’à ne plus communiquer, au-delà de son cercle de confiance, que par fax, puis par mail. Car le propre de ces hommes, qui réussirent à transformer leur colère en création, était la rigueur, une extrême méticulosité vis-à-vis des faits, des mots, des images, dont ils comprirent, avant nous, qu’elle est incompatible avec les vulgates médiatiques dominantes, leurs urgences imparfaites, leurs légèretés blessantes, leurs injustices satisfaites.

Jusqu’au récent portrait documentaire porté par un complot d’amitié, Chris Marker était le seul à avoir filmé François Maspero, c’était en 1972 :

Quarante ans plus tard, en 2012, François Maspero me fit la surprise de me remettre deux livres, deux livres qu’il avait pris soin de faire relier. Une sorte de message muet, sans parole bavarde. Deux livres comme deux points qui permettent de tracer une ligne, d’inscrire un chemin, d’indiquer une direction. Deux éditions originales. La première est celle de Notre jeunesse de Charles Péguy (1873-1914), paru à l’enseigne de ses « Cahiers de la Quinzaine » en 1910. La deuxième est celle de Aden Arabie de Paul Nizan (1905-1940), sixième des « Cahiers Libres » paru en 1960 à l’enseigne de François Maspero, dans une nouvelle édition présentée par Jean-Paul Sartre.

François était de ce dreyfusisme qui n’a pas d’âge ni de lieu où « une seule injustice, un seul crime, une seule illégalité, surtout si elle est officiellement enregistrée, confirmée, une seule injure à l’humanité, une seule injure à la justice, et au droit surtout si elle est universellement, légalement, nationalement, commodément acceptée, un seul crime rompt et suffit à rompre tout le pacte social, tout le contrat social, une seule forfaiture, un seul déshonneur suffit à perdre, d’honneur, à déshonorer tout un peuple ». C’est de Notre jeunesse, bien sûr.

Quand, en 1959, François Maspero, jeune libraire du Quartier latin, se lança dans l’édition pour forcer les murs de silence et de mensonge qui accompagnaient la perdition de la France – sa gauche officielle comprise – dans le colonialisme, c’est cet héritage qu’il revendiqua d’emblée. En exergue du catalogue des premiers « Cahiers libres » publiés, il posa cette mise en garde bravache de Péguy : « Ces cahiers auront contre eux tous les menteurs et tous les salauds, c’est-à-dire l’immense majorité de tous les partis. »

L’avant-propos de Sartre à la réédition du premier livre de Nizan, paru en 1932, actualisait cette promesse et, à vrai dire, il est plus que jamais d’actualité. On se souvient, tant elle est devenue synonyme d’une jeunesse en rage, des mots d’ouverture de cet appel de Nizan, son condisciple à Normale Sup', à ne plus barguigner en épousant la cause des opprimés et des dominés : « J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. » Mais on se souvient moins du texte de Sartre, et sans doute était-ce ce que François Maspero, qui en avait eu l’idée, voulait me rappeler. Car c’est un texte qui parle de nous, aujourd’hui même. De cette France qui prive sa jeunesse d’espérance, de notre vieux monde qui la déserte et la désespère.

« Nous n’avons plus rien à dire aux jeunes gens, écrivait Sartre : cinquante ans de vie en cette province attardée qu’est devenue la France, c’est dégradant. Nous avons crié, protesté, signé, contresigné ; nous avons, selon nos habitudes de pensée, déclaré : “Il n’est pas admissible” ou “Le prolétariat n’admettra pas…” Et puis finalement nous sommes là : donc nous avons tout accepté. » Et c’est alors, poursuit-il, qu’il faut entendre la voix de Paul Nizan, sortie de l’oubli par Maspero, cette voix qui dit aux jeunes « ne rougissez pas de vouloir la lune : il nous la faut », celle qui leur recommande : « Dirigez votre rage sur ceux qui l’ont provoquée, n’essayez pas d’échapper à votre mal, cherchez ses causes et cassez-les. »

Nizan, concluait Sartre, ou « l’homme qui a dit non jusqu’au bout ». Tout comme Maspero, dont l’audace exemplaire ne fut pas pour rien dans l’éveil de la jeunesse française des années 1960 autour des causes communes de l’égalité et de la fraternité. J’ai raconté ailleurs (c’est ici sur Mediapart) le Maspero Phénix, renaissant par l’écriture après la douloureuse fin des éditions en 1982. Mais je n’avais pas assez insisté sur le Maspero traducteur, passeur d’humanités depuis trois langues – l’espagnol, l’italien et l’anglais. Ces dernières années, c’était non seulement le métier qui, matériellement, lui permettait de vivre mais, plus essentiellement, le travail qui le maintenait en vie, tant il n’en avait plus grand goût depuis le décès de sa compagne et de sa fille aînée.

François était poète, en ce sens qu’il prenait plaisir à traduire des poètes, ce qui revient à le devenir soi-même par quête du rythme, de la musicalité, du verbe en somme – ce qu’il a fort bien expliqué lui-même en accompagnement de sa formidable traduction de l’œuvre du Péruvien César Vallejo (1892-1938). En 1998, à l’invitation de la librairie L’Arbre à Lettres à Paris, il offrit à ses amis une Poésie traduite pour saluer les saisons, construite en hommage à Guy Lévis Mano, ce poète imprimeur à l’enseigne GLM qui lui avait transmis le goût de l’élégance typographique. « Traduire la poésie, confiait-il en note liminaire, est une démarche amoureuse. Contre la mort. »

Contre la mort de François Maspero, qui nous ravage, il y a donc ses poèmes traduits. Il avait choisi pour terminer ce recueil de 1998 Merci à la vie, sa version française de la dernière chanson de la chilienne Violeta Parra, en 1966. Merci à la vie/qui m’a tant donné… Gracias a la vida/Que me ha dado tanto… Merci à toi, François, qui nous as tant donné.

BOITE NOIREFrançois Maspero était un ami, un compagnon, un camarade. J’ai souvent évoqué ce qu’il représente pour ma génération, notamment dans ma contribution au recueil collectif qui a accompagné, en 2009, l’exposition qui lui rendait hommage. J’ai donc repris ce texte, en complément de cet article, sur mon blog : La Fidélité Maspero.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Solution au message « La date de dernière écriture du superbloc est dans le futur »


Viewing all articles
Browse latest Browse all 2562

Trending Articles