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France-Rwanda : la vraie-fausse déclassification des archives de l’Elysée

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L’Élysée a surpris son monde en annonçant, mardi 7 avril, « la déclassification des archives des documents de l'Élysée relatifs au Rwanda entre 1990 et 1995 ». Cette décision avait beau avoir été initiée par François Hollande un an auparavant, elle a été révélée de manière assez lapidaire le jour même du 21e anniversaire du déclenchement du génocide des Tutsis, sans même un communiqué officiel, par une déclaration aux agences de presse de la part de « l’entourage du président ».

En proclamant une « déclassification » de ses archives, la présidence de la République française laisse entendre qu’elle souhaite faire la lumière sur une histoire conflictuelle, celle de la période 1990-1994 durant laquelle la France fut un des plus vaillants soutiens au régime du président Juvénal Habyarimana, dont la mort dans un attentat contre son avion signifiera le déclenchement du génocide, qui aboutira à la mort de 800 000 à 1 million de personnes en trois mois. Le rôle de la France est également sujet à polémique durant les massacres mêmes : soupçons de livraisons d’armes au régime génocidaire, protection de soldats responsables de crimes, double jeu de l’opération Turquoise. Si les archives déclassifiées par l’Élysée permettent d’en apprendre davantage sur ces questions, cela représentera un gros progrès historiographique.

Sauf que ce n’est probablement pas le cas…

Les dossiers en question sont ceux de la présidence de François Mitterrand, versés aux Archives nationales. Or, comme tous les documents présidentiels, ceux-ci sont soumis à un « délai de communicabilité » de soixante ans, durant lesquels quiconque souhaite y accéder doit demander l’autorisation à la mandataire de l’ancien président, Dominique Bertinotti, maître de conférences en histoire et hiérarque socialiste. La « déclassification » de l’Élysée ne change rien à cette procédure : toute personne qui désire examiner les archives élyséennes de 1981 à 1995 doit toujours en faire la demande à Dominique Bertinotti, membre du conseil d’administration de l’institut François-Mitterrand dont le président est Hubert Védrine, lequel était, en 1994, secrétaire général de l’Élysée, et donc un des principaux acteurs de la politique française à l’égard du Rwanda.

Le mémorial de Bisesero, Rwanda, février 2014Le mémorial de Bisesero, Rwanda, février 2014 © Thomas Cantaloube

Comme le fait remarquer le physicien François Graner, membre de l’association Survie et auteur du livre Le Sabre et la machette, « l’institut François-Mitterrand, c'est essentiellement autour de Védrine, la garde de l'orthodoxie mitterrandienne, y compris dans les médias ». Les chercheurs devront donc continuer de passer sous les fourches Caudines des légataires de la mémoire de Mitterrand.

La seule différence tient au fait que les archives qui étaient classées « Secret défense » sont désormais accessibles. C’est le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) qui a procédé à cette déclassification. Selon sa porte-parole, l’institution « était favorable par principe à toute la déclassification et (son) avis a été suivi par l’Élysée ». « Il ne reste pas de documents cachés dans les archives de l’Élysée », assure-t-elle en annonçant que 80 documents ont été déclassifiés par le SGDSN. « Ce n’est pas beaucoup, car les archives les plus importantes concernant le Rwanda se trouvent aux ministères de la défense et des affaires étrangères. »

Et c’est là que le bât blesse… Car les archives de l’Élysée concernant le Rwanda sont en effet connues depuis dix ans. Elles ont en effet « fuité » en 2004, ont servi de base à plusieurs ouvrages, et ont été rassemblées dans un livre : Rwanda, les archives secrètes de Mitterrand. La vraie question aujourd’hui est donc de savoir s’il y a, dans le corpus déclassifié, des documents nouveaux et inédits. On n’en saura rien tant que des chercheurs ne les auront pas consultés, mais les spécialistes de la question restent sceptiques. Pour l’universitaire Rafaëlle Maison, qui a étudié ces archives « fuitées » et les a analysées dans la revue Esprit en 2010, « si ce sont les mêmes sources que celles que nous avons déjà, cela n’a pas grand intérêt, sauf pour des historiens qui avaient jusqu’ici des scrupules à utiliser des documents qui n’étaient pas officiels ».

François Graner est également réservé : « Nous allons juger sur pièces, et surtout voir si c'est suivi de déclassification de pièces réellement confidentielles. La priorité est que les juges du pôle génocide et du pôle antiterroriste puissent avoir accès à ce qu'ils demandent, et aussi aux enquêtes de l’armée, notamment sur l’attentat du 6 avril 1994 et les soupçons de viols. » Selon François Crétollier, membre de l’association Survie, qui se bat depuis des années pour l’accès aux archives française sur le Rwanda, « la démarche d’ouverture de l’Élysée est une bonne chose, mais il est possible que, depuis vingt ans, des documents aient été expurgés ou jamais versés aux archives. Et si, au final, on retrouve ce que l’on avait déjà, non seulement cela ne sert à rien, mais c’est décrédibilisant pour le pouvoir… ».

En effet, à moins de découvrir dans ces archives des documents notables et inédits, ce que peu d’historiens semblent espérer (cf. l’interview de Stéphane Audouin-Rouzeau dans Libération), le véritable enjeu sur le Rwanda est ailleurs. Plus précisément : dans les tiroirs verrouillés du ministère de la défense, du Quai d’Orsay, de la Direction du renseignement militaire (DRM) et de la DGSE. « Tant que ces archives-là ne seront pas accessibles, il restera de multiples zones d’ombre », estime le journaliste David Servenay, coauteur de deux ouvrages très documentés sur la responsabilité française dans le génocide rwandais : Une guerre noire et Au nom de la France. « Il faudrait aussi déclassifier les archives de la Mission parlementaire sur le Rwanda, notamment certaines auditions, comme celles de l’actuel patron des forces spéciales, Grégoire de Saint-Quentin, qui était présent au Rwanda en 1994. »

Comme le confirme le SGDSN, le gros des archives rwandaises réside dans les ministères et les services secrets, et seuls les ministres de tutelle peuvent en demander la déclassification. Or, mardi 7 avril, l’Élysée a promis que l’Assemblée nationale, le Quai d’Orsay et la Défense ouvriraient eux aussi leurs tiroirs, mais « à leur rythme », selon le Nouvel Observateur. Nous avons donc interrogé les deux ministères… qui ont répondu avec force langue de bois. Selon le cabinet de Jean-Yves Le Drian : « Le Quai d’Orsay et la Défense sont chargés de mettre en œuvre, dans leurs domaines respectifs, cette décision du président de la République. Nous sommes donc concernés par cette démarche. » Chez Laurent Fabius, c’est encore plus flou : « Le travail se poursuit, en liaison avec les autorités et les administrations concernées. »

Aucune échéance, aucune perspective, aucun périmètre de déclassification ne sont donc offerts par les ministres concernés. Le SGDSN, de son côté, indique ne pas avoir été saisi d’une quelconque demande de déclassification de leur part, ce qui aurait signifié le début de la démarche promise par la présidence de la République. Tout laisse donc penser, pour l’heure, que les pouvoirs exécutif et législatif français ne souhaitent toujours pas jouer la transparence sur le rôle de la France dans le génocide de 1994 au Rwanda.

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