Bien avant que le visage du prochain président ne s’inscrive sur les écrans TV en 2017, et rien ne dit que ce ne sera pas celui de François Hollande – l’histoire décidant de jouer les prolongations après le match « nul » du quinquennat –, la gauche aura cessé d’exister. Car ce n’est pas seulement la Ve République qui agonise sous la présidence de François Hollande, c’est la politique elle-même, et singulièrement l’idée que l’on pouvait se faire d’une politique de gauche. J’ai évoqué ici-même, dans une série d’articles, les « derniers jours de la Ve République », il semble que nous soyons désormais entrés dans son histoire posthume. « Nous sommes des fantômes », a déploré le député de Gironde Gilles Savary après les élections départementales des 22 et 29 mars en France. C’est en effet tout le spectre politique qui est entré en décomposition.
L’abstention proche des 50 % en est un symptôme récurrent mais ses effets délétères ont été cette fois redoublés par l’illisibilité des résultats, voulue et organisée par le gouvernement grâce à un habile regroupement des votes. Le premier ministre a pu ainsi redessiner un nouveau panorama politique (le tripartisme) composé de trois blocs politiques (de gauche, de droite et d'extrême droite). Une fiction politique destinée à forcer l’unité de la gauche et du PS après avoir excommunié le Front de gauche, jeté l’anathème sur les frondeurs et encouragé la division des Verts.
Dans une atmosphère glaciale, le premier ministre, qui s’était personnellement engagé dans la campagne, a tenté d’expliquer les raisons de la déroute électorale du parti socialiste : une abstention très forte, la défiance du politique, le chômage, les impôts… Le chef du gouvernement a aussi évoqué « un sentiment d'abandon, parfois psychologique, un problème plus profond de la France sur elle-même ». Une expression obscure, qui appartient sans doute à cette « langue morte » qu’est devenue la parole publique, selon ses propres mots. Quel est donc ce profond problème que la France porterait « sur elle-même » comme un stigmate ou un blason, sinon la question de l’identité française malheureuse, inquiète, menacée, pont aux ânes des commentateurs ? Au delà de l’en-soi et du pour-soi, Valls invente le « sur-soi » de la France, une France renfermée « sur elle-même », tassée et rabougrie « sur elle-même », balkanisée et même sud-africanisée (le fameux apartheid) !
Voilà le patient que le premier ministre se propose de guérir. Comment ? Il a évoqué quatre dossiers sur lesquels il souhaite s'investir personnellement : la citoyenneté, la ruralité, l'école, la laïcité. Des réponses censées guérir les doutes que nourrit la France « sur elle-même » : la perte d’identité, le déclassement, voire « l’insécurité culturelle », dernier colifichet conceptuel chargé d’expliquer la fuite des électeurs devant le PS.
Comme toujours, c’est dans la langue que l’on perçoit les symptômes. « La gauche a subi des défaites sémantiques et culturelles terribles » depuis une dizaine d'années, au point d'« adopter les mots de la droite » sur l'économie et la sécurité, a opportunément rappelé Christiane Taubira (en bonne lectrice de Mediapart !). Un constat qui ne l’a pas empêchée de réitérer sa solidarité avec un gouvernement qui a fait de cette reddition sémantique son programme.
C’est là où le bât blesse. On ne peut ainsi commodément distinguer le langage et l’action du gouvernement. Les défaites sémantiques de la gauche de gouvernement ne sont pas des défaites, mais des actes de soumission à l’idéologie néolibérale qui percole dans les élites socialistes depuis trente ans. Ce que Christiane Taubira qualifie de « défaite » n’est pas une défaite pour tout le monde. C’est même d’une victoire sémantique de Manuel Valls dont il faudrait parler, victoire qui a réussi à imposer à son parti un nouveau lexique néolibéral à coups de menton sécuritaires et de politique répressive à l’égard des Roms, des exclus et des étrangers. Si les socialistes ont adopté « les mots de la droite sur l'économie et la sécurité », ce n’est pas par distraction ou ignorance, c’est résolument, à la hussarde, convaincus d’incarner la modernité.
« Si vous cédez sur les mots, disait Freud, vous cédez sur les choses. » L’inverse est aussi vrai. Si vous avez décidé de céder sur les choses, alors mieux vaut changer de vocabulaire. Je ne reviendrai pas ici sur la reddition en rase campagne de ce gouvernement qui, à peine arrivé au pouvoir, s’est mis à parler l’espéranto néolibéral. Pris dans des filets rhétoriques tissés depuis trente ans par la révolution néolibérale, le gouvernement s’est trouvé dans la situation de ces élites colonisées, contraintes de traduire leur expérience dans la langue du colonisateur, une forme d’acculturation néolibérale.
Dès sa première conférence de presse, François Hollande avait laissé échapper des expressions aussi absurdes que « trouver de la croissance par nos leviers », « pourquoi faire du sang et des larmes ? », allant jusqu’à délégitimer son projet européen en associant dans la même phrase « redressement » et « maison de redressement ». On le vit s’enliser dans la définition de son propre rôle à la tête de l’État : « C’est mon rôle, non pas parce que je suis un président socialiste, d’ailleurs je ne suis plus maintenant un président socialiste… »
Mais le maître mot de la novlangue hollandaise, c’est le couple « pacte-choc », un attelage qui tire à hue et à dia. Un pacte est un accord négocié qui engage, le contraire d’un choc qui contraint. Pourtant, dans le lexique hollandais, les deux termes sont interchangeables. Le choc de compétitivité s’est effacé au profit du pacte du même nom, mais le « choc de simplification » a repris sa place dans un jeu de chaises verbales.
De novembre 2012 à avril 2014, Hollande a enchaîné pacte sur pacte, dans l'espoir de provoquer des chocs. Novembre 2012 : le pacte national pour la croissance, la compétitivité et l’emploi, dit pacte de compétitivité. Janvier 2014 : le pacte de responsabilité, un ensemble de mesures visant à « alléger le coût du travail », un « choc de compétitivité » tel que le préconisait le rapport Gallois. 8 avril 2014 : le pacte de responsabilité et de solidarité que Manuel Valls propose lors de son discours de politique générale. Le 29 avril 2014 : le pacte de stabilité, visant à baisser à 3 % le déficit du PIB conformément aux engagements européens.
Avec Manuel Valls, la novlangue hollandaise s’est enrichie d’un amplificateur. Le « parler vrai» se confond avec le parler fort. Il assène, assomme, stigmatise. La posture du volontarisme valssien est la forme que prend la volonté politique lorsque le pouvoir est privé de ses moyens d’agir. Mais sa crédibilité est gagée sur la puissance effective de l’État. Si cette puissance n’a plus les moyens de s’exercer, le volontarisme est démasqué comme une (im)posture. Il faut donc qu’il redouble d’intensité, qu’il s’affiche avec plus de force pour se recrédibiliser, démonstration qui va accentuer encore le sentiment d’impuissance de l’État. C’est la spirale de la perte de légitimité.
Manuel Valls depuis un an est emporté dans cette spirale. Chaque mercredi, à l’Assemblée nationale, au moment des questions au gouvernement, il s’emporte, gesticule, sa main tremble, il pointe du doigt ses opposants. Il tente par la colère de masquer son impuissance relative. Son agressivité mime l’autorité. En Italie, Matteo Renzi fut surnommé le rottomatore, le démolisseur. Valls, lui, casse les oreilles. Son domaine de transgression, c’est le langage. Après sa nomination à Matignon, il déplorait que la parole publique soit devenue une « langue morte » mais il est, avec Sarkozy, celui qui lui aura porté les coups les plus durs. Après le Karcher, voici l’« apartheid territorial, social et ethnique ». Après la guerre contre le terrorisme qui légitima l’invasion de l’Irak, voici « l’islamo-fascisme », une analogie sans aucune portée explicative qui flirte avec les attaques de Marine Le Pen contre le « fascisme vert ». « Oui, c'est vrai ce sont des mots forts, se justifie-t-il, mais il faut dire les choses clairement pour être entendu. » Ses postures martiales n’en apparaissent que plus vaines ; elles cherchent à combler une demande d’autorité, à satisfaire un désir de protection qui est l’autre face de la souveraineté perdue. Elle théâtralise l’insouveraineté par une personnalisation et une « virilisation » de la politique.
Cécile Duflot souligne à ce propos un paradoxe intéressant : « Plus l’exercice du pouvoir se révèle difficile dans un monde mouvant et complexe, plus les caractéristiques que l’on attend d’un responsable politique se durcissent, se virilisent : mâchoire carrée, menton en avant, discours martial. Cela crée une sorte de dissonance cognitive entre l’idéal type du mec autoritaire et le fait qu’on voit bien qu’il ne tient rien. »
En toutes occasions, Valls assène le même message : « la République, l’ordre républicain, les valeurs républicaines » ; « la République partout, la République pour tous » sans prendre la peine de lui donner un contenu. C’est devenu un totem qu’on brandit devant des foules désorientées et qui réclament un chef. Le terme « République » est instrumentalisé de manière incantatoire à des fins d’adhésion et de mobilisation. Manuel Valls a en permanence trois mots à la bouche : courage, vérité, réformes. Mais qui songerait à se déclarer en faveur de la lâcheté, du mensonge et du conservatisme ?
« Manuel est constamment dans la posture, me confiait la garde des Sceaux, Christiane Taubira, à l’été 2013. Rigide jusqu’à la caricature face aux caméras, mais fuyant dans les arbitrages. » S’il invoque toujours Clemenceau, c’est à Blair ou à Sarkozy qu’il ressemble : fluide, flexible, caméléon. Un homme politique qui tient un langage de fermeté, mais qui reste « plastique » idéologiquement.
Hier fustigeant les Roms qui n’ont pas vocation à s’intégrer en France, aujourd’hui diabolisant Marine Le Pen qui dit exactement la même chose. Un jour légitimant les attaques contre le prétendu laxisme de la garde des Sceaux, le lendemain prenant sa défense à l’Assemblée nationale, en répondant à une députée de droite qui se saisissait d’un fait divers pour réclamer plus de fermeté. Allié provisoire de Montebourg le temps de s’imposer à Matignon, il l'expulse du gouvernement aussitôt parvenu à ses fins.
Invité de France 2 le lendemain, il ira jusqu’à invoquer les menaces terroristes, les attentats, les bruits de bottes en Ukraine, pour justifier le remaniement de son gouvernement. « Un gouvernement de soldats », selon ses propres mots. Diable. Est-on en guerre ? Dans l’esprit de Valls, oui. La guerre, c’est son hubris. Comme son philosophe de chevet Bernard-Henri Lévy, présent sur tous les champs de bataille du néoconservatisme. Comme son spin doctor Stéphane Fouks, tout couturé de cicatrices (DSK, Cahuzac) et conseiller historique (entre autres du PDG d’EDF, Henri Proglio, et du patron d’Orange, Stéphane Richard).
Deux jours plus tard, il est follement acclamé debout aux universités d’été du Medef, en offrant à un parterre de patrons le scalp du socialisme et de la lutte des classes. « N’est-il pas absurde, ce langage qui ose parler de cadeaux aux patrons ? » assène-t-il avant de déclarer son amour de l’entreprise. Car toute restauration a besoin d’imposer un nouveau lexique.
Un an après, Manuel Valls se trouve fort dépourvu. Après avoir été contraint de brandir l’arme du 49.3 pour faire passer la loi Macron, provoqué le départ des Verts et la division du parti socialiste, le premier ministre a appelé ses troupes à la mobilisation dans la perspective des prochaines élections régionales. « C'est à nous de porter le talisman de l'unité », s’est-il exclamé. Le talisman ! Si les mots ont un sens, le talisman est le signe d’un glissement inexorable de la pensée politique vers la pensée magique… L’action du gouvernement se donne à lire, non plus comme la rencontre raisonnée d’une délibération collective et d’une puissance d’agir, mais comme une forme de pensée magique, tout entière vouée à convoquer par incantations et imprécations l’unité de la gauche, l’inversion de la courbe du chômage, le retour définitif et durable de la croissance « aimée »…
Au cœur de la pensée magique du gouvernement, il y a le « pacte de responsabilité », une forme de sacrifice rituel sans contrepartie sur l’autel du patronat, tout à la fois un « acte de foi » dans les vertus cardinales de la baisse du coût du travail et un « acte de contrition » à l’endroit d’un patronat trop longtemps fustigé pour sa cupidité… Dans ces conditions, on se demande toujours ce que l’« observatoire des contreparties » a pu observer depuis sa création en janvier 2014. Sans doute est-il aux contreparties ce que l'« Osservatore Romano » est aux miracles et aux apparitions, une instance aussi fantomatique que les phénomènes qu’elle est chargée d’observer.
De la promesse d’une inversion (de la courbe du chômage) au retour sans cesse différé (de la croissance), de l’annonce d’un remaniement entretenu par les rumeurs et les pronostics à l’attente d’un rebond dans les sondages, de « choc » de simplification en « sursaut » courageux et de « cap » en « tournant », la vie politique de ce quinquennat se dévoile comme une gestion stratégique des attentes non satisfaites…
La globalisation a entraîné partout dans le monde une dénationalisation de l’espace économique, qui a eu pour effet paradoxal de provoquer une renationalisation des discours politiques. Le transfert de certaines composantes de la souveraineté étatique vers d’autres institutions, des entités supranationales au marché capitaliste global, a favorisé un regain de nationalisme, que la politologue américaine Wendy Brown a décrit comme « le théâtre de la souveraineté perdue ». N’ayant plus les moyens d’agir, les gouvernements essaient de susciter des effets de croyance, des perceptions. Comme le disait un riverain de l’Arizona vivant à proximité du mur construit sur la frontière avec le Mexique, « le gouvernement ne contrôle pas la frontière. Il contrôle ce que les Américains pensent de la frontière ». On peut en dire autant de la monnaie, de l’emploi et de l’activité… Gouverner aujourd’hui, c’est contrôler la perception des gouvernés.
C’est ce théâtre qui tient lieu en France de débat public depuis le début des années 2000. L’orthodoxie néolibérale jette l’anathème sur les assistés. L’impensé colonial y refait surface. La haine de l’étranger devient le seul contenu d’un patriotisme qui se survit au stade de zombie. L’extrême droite fait le jeu des injonctions néolibérales qu’elle prétend combattre, en fustigeant les chômeurs, les assistés, les fraudeurs… Partout la même parole xénophobe, le même déchaînement des passions tristes, le débat démocratique rabaissé par l’insulte et l’anathème.
Depuis un an à Matignon, l’action de Manuel Valls consiste à faire de la politique un théâtre moral où s’affrontent des valeurs… Faute de souveraineté populaire et de stratégie politique, il se condamne à un électoralisme de bon aloi qui consiste à donner des signes aux fractions éclatées d’un électorat volatile, mais aussi aux faiseurs d’opinion et à tous ceux qui peuvent donner du crédit ou de la popularité à un pouvoir discrédité : sondages, agences de notation, éditorialistes…
Une politique des signes, qui consiste à adresser à l’opinion des signes d’optimisme en pleine crise de la confiance, des signes de volontarisme en situation d’insouveraineté, des signes de sérieux et de rigueur à l’intention des marchés. Politique des signes ou pensée magique qui s’efforce de provoquer le retour « définitif et durable » de la croissance perdue…
À l’instar des incantations supposées faire advenir un climat favorable, des chants rituels en faveur des moissons ou d’une bonne récolte, l’efficacité magique apparaît comme un objet de croyance. D’ailleurs, les grandes voix de ce gouvernement, celles qu’on entend le plus, ne jouent-elles pas sur le mode de l’incantation ? Il y avait Montebourg, le grand chaman du redressement productif, puis ce fut Valls à l’intérieur, l’exorciste de l’insécurité, Najat Vallaud-Belkacem, la fée qui va changer les cendrillons de l’école abandonnée en princesses intégrées, Emmanuel Macron qui transforme les chômeurs en milliardaires, Christiane Taubira la prêtresse qui convoque les esprits absents…
Le quinquennat de François Hollande est l’histoire de cette fuite dans la pensée magique. Depuis 2002, c'est le même jeu de rôles autour des mêmes débats et avec les mêmes personnages zombies qui courent après leur (ré)élection, l’indéboulonnable trio qui tient en haleine les chroniqueurs et fait fuir les électeurs : Sarkozy, Hollande, Le Pen. La Ve République ne sert plus qu'à perpétuer contre les sondages et les électeurs une classe politique à bout de souffle. Elle contribue désormais à la glaciation de la vie démocratique. Et cette glaciation, cette pétrification, a un effet paradoxal : la politique est devenue risible. Si le peuple dans sa sagesse a placé si haut Nicolas Sarkozy ou François Hollande, en les portant au sommet de l’État, c’était peut-être, comme l’écrivait Kafka, « pour ne rien perdre en les perdant ».
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