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Sur les ruines de la politique, émerge un nouvel ordre électoral

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Les résultats du premier tour des élections départementales de ce 22 mars ont parfois donné lieu à des interprétations étonnantes. Le nuancier pour le moins douteux du ministère de l’intérieur pour étiqueter les binômes en compétition n’est pas pour rien dans la confusion qui régnait dimanche soir à 20 heures. À cela, se sont ajoutés non seulement le storytelling des partis eux-mêmes, mais surtout la tendance des commentateurs à rapporter les résultats aux sondages pré-électoraux publiés en amont du scrutin.

Pour y voir plus clair, il convient au contraire de comparer les grandeurs connues et incontestables (total gauche, total droite et total Front national – FN) à celles des précédents scrutins de même nature. Il est alors possible d’apprécier les résultats globaux de ce premier tour en les réinscrivant dans les mutations à moyen et long terme du paysage politique français.


Trois faits saillants méritent d’être soulignés.

D’une part, le total gauche est particulièrement médiocre et ne constitue nullement un score « honorable » ou rassurant vis-à-vis de la droite et de l’extrême droite. Il s’agit d’une chute de 12 à 13 points par rapport aux deux séries de cantons renouvelées en 2008 et 2011. Jamais les précédents reculs n’avaient été aussi massifs. Jamais non plus ce total gauche n’avait été aussi faible à des élections départementales sous la Ve République. Or, cet étiage est très proche du point bas historique à des élections partisanes atteint par la gauche lors des européennes de mai 2014 (34,5 %).

C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles le score du seul PS, aux alentours de 20 % comme pendant la période de basses eaux des années 1992-1994, s’inscrit dans une situation plus critique encore qu’à l’époque, sans compter qu’il se retrouve nettement derrière le FN et l’UMP. Comme le résume crûment Gérard Grunberg, « en l’état actuel des choses, son candidat serait éliminé au premier tour de la présidentielle ».

D’autre part, le total droite dépasse de seulement quelques points celui de 2011, qui est resté le plus faible score de la droite à des cantonales depuis 1945. De plus, il se situe largement en dessous des anciennes performances de ce camp, hormis celle de 2004, qui là encore représentait un point bas historique sanctionnant un pouvoir impopulaire. Aujourd’hui dans l’opposition, l’UMP et ses alliés ont donc peu de raisons de pavoiser, même si leurs gains de sièges et d’exécutifs départementaux s’annoncent substantiels dimanche prochain.

Marine Le Pen vote à Hénin-Beaumont, le 22 mars 2015Marine Le Pen vote à Hénin-Beaumont, le 22 mars 2015 © Reuters

Enfin, le score atteint par le FN se situe à un niveau exceptionnel pour ce type d’élection, qui ne lui est pourtant pas favorable en raison du faible maillage territorial du parti. Même si la non-participation de Paris et Lyon contribue à expliquer un score légèrement en progression par rapport à celui des européennes (24,9 %), avoir au minimum égalé ce dernier est déjà remarquable. Par rapport au dernier scrutin cantonal en 2011, qui constituait déjà un point haut pour le FN à ce type de scrutin, la progression s’élève à presque 10 points.

Le changement historique de statut du FN se confirme donc. Il se traduira dimanche prochain par des gains inédits en termes de sièges, et peut-être même de présidences de conseils départementaux. Plus important encore, ce saut à la fois quantitatif et qualitatif s’accompagne déjà d’une véritable nationalisation de l’implantation électorale du parti de Marine Le Pen. Ce dernier ne fait pas que mobiliser ses électeurs de la présidentielle de 2012, mais se montre capable d’en gagner de nouveaux dans certains territoires.

Ces observations s’inscrivent au cœur de trois tendances aux temporalités distinctes.

Premièrement, le scrutin de dimanche dernier est conforme à la logique électorale qui se déploie depuis les premières législatives partielles tenues après l’élection de François Hollande. L’ère post-2012 est décidément caractérisée par une démobilisation massive de l’électorat de gauche (notamment socialiste), à laquelle répond une dynamique à droite principalement concentrée sur le FN.

Deuxièmement, ces départementales sont importantes dans le cadre du grand rééquilibrage des rapports de forces qui s’opère depuis 2007. Auparavant, l’ordre électoral français était caractérisé par une alternance régulière entre droite et gauche, chacun de ces deux camps étant respectivement dominés par le RPR (puis l’UMP) et le PS. La notion de « tripartition » a servi à désigner cette configuration d’un affrontement bipolaire troublé par un FN isolé, réunissant autour de 15 % des voix aux présidentielles et atteignant des scores systématiquement inférieurs lors des scrutins intermédiaires.

En 2007, avec une structure électorale différente de celles de ses prédécesseurs, le candidat Sarkozy a toutefois sauvé la droite d’une alternance pour la première fois depuis 1981. Selon les travaux menés à Sciences Po Grenoble par Pierre Martin et Simon Labouret, cette rupture a ouvert une« phase de réalignement », susceptible d’aboutir à un ordre électoral nouveau. Contrairement à ce qui est parfois martelé, il ne faut pourtant pas en déduire l’entrée de la France dans l’ère du « tripartisme ».

En référence au « bipartisme », ce terme suggérerait une alternance régulière entre trois partis au niveau national. Or, bien que dans certains territoires le scrutin uninominal à deux tours ne soit plus un obstacle rédhibitoire pour le FN, ce dernier reste incapable de conquérir seul le pouvoir national : il ne peut compter sur aucun système d’alliances et souffre d’un rejet encore majoritaire des Français. Le succès du terme « tripartisme », malgré son caractère approximatif, s’explique cependant par le sentiment justifié que « le jeu n’est plus le même », maintenant que le FN rassemble 25 % des suffrages et qu’une gauche historiquement faible s’expose à une marginalisation durable.

Passation de pouvoir à l'Elysée entre Nicolas Sarkozy et François Hollande, 15 mai 2012Passation de pouvoir à l'Elysée entre Nicolas Sarkozy et François Hollande, 15 mai 2012 © Reuters

Troisièmement, on ne peut s’empêcher de lire les résultats de ce premier tour à l’aune des trois décennies de dégradation du climat politique et social depuis l’alternance tant attendue de 1981. Jusqu’à présent, tous les gouvernants ont échoué face au chômage de masse, tandis que le pays n’a cessé de s’abîmer dans des polémiques concernant la gestion de son pluralisme culturel (ou, pour dire les choses plus clairement et conformément au cadrage dominant de cet enjeu, son pluralisme ethnique et religieux). En parallèle, les citoyens ont pu se rendre compte de la perte objective de souveraineté du corps électoral et de l’État, notamment en raison d’un projet européen auquel la population répugne à s’identifier, au contraire des élites des partis de gouvernement prêtes à oublier les résultats de certains référendums en son nom.

Au fond, tous les dysfonctionnements et impensés de cette ancienne nation impériale qu’est la France semblent resurgir petit à petit, selon un processus lent mais sûr, accéléré par la crise structurelle de l’économie-monde et de la zone euro que nous vivons depuis 2008. Avec le recul, le gaullisme n’aura été qu’une parenthèse ayant permis de renvoyer à l’oubli (et au déni) le passé impérial du pays, à travers des compromis sociaux positifs pour le salariat en expansion, mais aussi la volonté de préserver une indépendance nationale et un message propre en direction du reste du monde.

Depuis, le projet et la culture gaullistes se sont dissous, depuis le cœur même d’un RPR devenu favorable à un néolibéralisme tempéré et à l’intégration européenne. Quant à la gauche enfin parvenue au pouvoir, elle s’est conformée au nouvel ordre économique inégalitaire, a été l’artisane du marché et de la monnaie uniques, et s’est résolue au virage atlantiste de la politique étrangère manifeste sous Nicolas Sarkozy. Pendant ce temps, les mécanismes antérieurs qui avaient favorisé le lien social et l’acceptation des populations d’origine immigrée (plein emploi, sociabilités militantes, menace extérieure) ont perdu de leur efficacité, sans qu’une mémoire commune n’émerge vraiment à propos des ratés de l’universalisme français au Maghreb.

Cette décomposition sociopolitique d’ensemble a fait le terreau du FN. La dénonciation de l’insécurité, de l’immigration et de l’impéritie de la classe dirigeante lui sert à personnifier et fétichiser des mécanismes de domination et de dépossession abstraits, pour lesquels il a trouvé des coupables évidents dont il veut faire des victimes expiatoires d’une résurrection nationale. Il s’agit finalement d’une version sectaire et dégradée de ce qu’a pu représenter le gaullisme, à travers le fantasme d’un capitalisme industriel dans les frontières nationales, à l’intérieur desquelles les porteurs de différences cultuelles et culturelles auront eu le bon goût de devenir invisibles.

Face à cette « offre » que les nouveaux cadres frontistes savent présenter de manière séduisante, les idéologies épuisées et les remèdes tristes des partis de gouvernement sont voués à perdre en attractivité. Intégrés dans ce contexte plus large, les résultats de ce premier tour prennent une coloration beaucoup plus sombre pour les acteurs dominants de la scène politique française, que ce que suggéraient les premiers commentaires de la soirée électorale de dimanche dernier.

BOITE NOIREFabien Escalona est enseignant à Sciences Po Grenoble, collaborateur scientifique au Cevipol (Université Libre de Bruxelles). Il est spécialiste de la social-démocratie en Europe. Il est notamment l'auteur de The Palgrave Handbook of Social Democracy in the European Union, publié (en anglais) en 2013. Il a déjà publié sur Mediapart une analyse sur Syriza et Podemos.

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