Avec 25,24 % des voix, le Front national est arrivé dimanche soir plus de quatre points derrière l'UMP alliée à l'UDI (29,39 %), mais plus de trois points devant le PS (21,78 %). En tête dans 43 départements sur 98, selon l’AFP, le parti de Marine Le Pen dépasse les 30 % dans 25 départements et les 35 % dans sept d'entre eux : Var, Aisne, Vaucluse, Pas-de-Calais, Gard, Haute-Marne, Oise. Dans deux villes FN (Fréjus dans le Var et Le Pontet dans le Vaucluse), un binôme frontiste a été élu dès le premier tour.
Selon un décompte (provisoire) de l'AFP, le parti de Marine Le Pen sera présent dans au moins 772 duels, 297 triangulaires et une quadrangulaire. Dans plusieurs départements (Aisne, Gard, Oise, etc.), il est qualifié dans tous les seconds tours. L’Observatoire des radicalités politiques (ORAP) de la Fondation Jean-Jaurès a analysé les grandes tendances de ces résultats, lors d'une conférence, lundi matin. Décryptage.
- Un « double coup gagnant » pour Marine Le Pen
Ce n’est pas pour le Front national « la victoire escomptée » avec « les 28-30 % » annoncés par les sondages – des estimations trop hautes, relève le politologue Jean-Yves Camus, directeur de l’ORAP. Mais il s’agit d’« un très gros score en valeur absolue par rapport à l’histoire du FN » et d’un « double coup gagnant » pour Marine Le Pen. Non seulement cette dynamique « lui a permis d’améliorer son score des municipales de 2014 », mais « l’investissement réalisé par le FN porte ces fruits sur deux élections ». Car le parti a formé des candidats aux municipales qu'il a présentés en nombre aux départementales, et qui « auront vocation à former demain l’ossature de cadres du FN ».
La stratégie locale de Marine Le Pen, à rebours de celle de son père qui ne se concentrait que sur la présidentielle, s’avère à nouveau une « stratégie gagnante », selon le directeur de l’ORAP : elle permet au FN de « progresser d’élections en élections ».
Le but pour le Front national ne serait « pas d’aligner des départements à la pelle, et même pas nécessairement de gagner des cantons à la pelle », mais de « poursuivre un travail très lent d’implantation de maillage local », de « faire émerger une nouvelle génération de cadres ». Des cadres jeunes, issus pour beaucoup de catégories modestes et à qui on permet « beaucoup plus facilement que dans une autre formation politique » d’obtenir un mandat local ou régional.
- Presque partout, « le FN gagne des voix » par rapport aux européennes
Spécialiste des votes FN, chercheur à l’Université Picardie-Jules Verne, Joël Gombin a comparé sur la France entière (sauf le Pas-de-Calais dont les résultats n’étaient pas encore connus) les scores du FN aux départementales avec ceux de la présidentielle de 2012 et des européennes de 2014.
« Dans l’immense majorité des cantons (1601), le FN gagne des voix par rapport aux européennes », observe le chercheur. Si l’on compare avec la présidentielle de 2012, élection où le parti avait recueilli le plus de voix dans son histoire, il progresse dans 107 cantons. Joël Gombin constate une « tendance très nette », déjà entrevue aux européennes : « La progression du FN est d’autant plus faible que le vote FN était fort en 2012. » « On est face à une forme de rééquilibrage de la géographie – donc probablement aussi de la sociologie électorale – du Front national, explique-t-il. On observe une stabilisation, voire un tassement du vote FN dans les territoires les plus périphériques, ruraux, populaires et, à l’inverse, une progression dans des territoires plus urbains, plus aisés – petite et grande bourgeoisie. »
C’est le cas en Picardie par exemple. « Par rapport aux européennes, le FN régresse dans presque tous les cantons picards dans les proportions qui vont d’un point à 4 ou 5 points. Les seuls cantons où il progresse de manière significative – en dehors du cas de Villers-Cotterêts, clairement lié à l’implantation du maire FN Franck Briffaut –, sont des cantons très bourgeois du sud de l’Oise (Senlis, Compiègne 2, Chantilly), et les cantons très urbains amiénois. » Mais cette tendance ne modifie pas les grandes structures du vote FN, précise le chercheur, qui « reste un vote plutôt populaire, périphérique, rural ».
- Un « mouvement de balancier » depuis 2007
Comment interpréter ce « rééquilibrage » ? Joël Gombin évoque un « mouvement de balancier » entre UMP et FN depuis 2007. « Nicolas Sarkozy, par son positionnement lors de la présidentielle, enclenche un mouvement de balancier où une partie de l’électorat potentiel du FN vote pour lui en 2007. Son passage au pouvoir va créer de la déception par rapport aux attentes suscitées : en 2012 une large partie de l’électorat qu’il a pu capter en 2007 revient vers Marine Le Pen. » Selon Joël Gombin, ce mouvement de balancier « continue après 2012, aux municipales et surtout aux européennes et aux départementales. Une partie de l’électorat UMP se porte désormais dans certaines conditions sur le Front national, à des élections intermédiaires présentant un enjeu politique faible ».
Cet électorat de droite adresserait ainsi un signal à l’UMP pour que le parti se positionne plus à droite. Un autre indicateur confirme cette hypothèse : « C’est dans les cantons les plus sarkozystes du premier tour de 2012, que le FN a progressé le plus significativement » dimanche. Une incertitude demeure cependant : ce vote va-t-il se reproduire lors d'élections plus importantes comme la présidentielle ?
- Des cartons dans ses zones de force grâce à une forte mobilisation de son électorat
Le surcroît de mobilisation n’a pas autant profité au Front national qu’un certain nombre de sondages le prévoyaient. Mais le parti frontiste continue malgré tout de faire des scores très élevés dans ses zones de force (Nord-Est, Sud-Est), étant donné « la mobilisation différentielle de son électorat, qui ne traduit pas nécessairement une progression absolue en nombre de voix », explique Joël Gombin. Dans le Nord-Est, « l’électorat s’est mobilisé pour essayer de porter le coup final à un système dont il souhaite se débarrasser », estime Jean-Yves Camus, qui identifie « véritablement un électorat ni droite-ni gauche qui a l’intention de renverser la table ». La forte participation « n’a pas profité aux mêmes selon la région », précise le politologue. Elle semble « avoir permis à la gauche de limiter la casse ».
- Des percées dans les terres de mission : Ouest, Centre et Sud-Ouest
Depuis plusieurs élections, le Front national apparaît dans des terres où il est traditionnellement absent : l’Ouest et le Sud-Ouest. Ce mouvement s’accentue aux départementales. « Lorsqu’on compare la carte des résultats frontistes de 2015 à ce qu’était le Front national avant la scission des années 1990, on constate que des départements où le FN a réalisé dimanche des scores élevés – même si inférieurs à la moyenne nationale – étaient encore des terres de mission dans les années 1990. C’est vrai dans certains départements de l’Ouest, de la région limousin, du Centre, du Sud-Ouest », note Jean-Yves Camus. Exemple dans la Creuse, où le parti frontiste a recueilli 17,58 % des voix dimanche. « Dans les années 1990, il ne présentait généralement qu’un ou deux candidats aux cantonales, la fédération FN n’existait pas et la moyenne des scores plafonnait aux alentours de 5 % », relève le chercheur. Même phénomène dans les Deux-Sèvres et dans un grand nombre de départements du Sud-Ouest.
Comment interpréter ce vote du Sud-Ouest et des régions rurales ? Jean-Yves Camus invoque la particularité de ces départements, « à la fois ruraux – des territoires anciennement agricoles victimes de la crise rurale –, et rurbains – leurs habitants travaillent en ville, ils ont subi de plein fouet la crise industrielle et les fermetures d’usine ». Le politologue y voit une « double peine » : « celle d’une personne qui travaille dans un milieu industriel et perd son emploi ; celle d’un habitant d’un département enclavé qui voit les services publics fermer, les lignes de chemins de fer disparaître ».
Dans l'Ouest, le rempart qu'était la droite catholique, réfractaire au FN, ne fonctionne plus autant. Jean-Yves Camus relève « une modification de fond d’une partie de l’électorat catholique, à cause de l’effet "mariage pour tous" et du gommage dans le discours du FN d’un certain nombre d’aspérités qui pouvaient choquer les catholiques ».
À cela s’ajoutent « les fruits d’un travail de labourage très profond. Le Front national s’accroche depuis des décennies à travailler les terres de mission. Ses candidats sont implantés de longue date et multiplient donc leurs chances d’arriver à sortir de la marginalité », explique-t-il. Exemple dans la Mayenne, historiquement « un département de très faible implantation frontiste », où « les scores du FN se rapprochent aujourd’hui de la moyenne ».
- Le pari du FN dans la région Nord-Pas-de-Calais-Picardie
C'est la région sur laquelle mise le FN dans la perspective des élections régionales de décembre. Marine Le Pen a lancé en 2007 sa stratégie d’implantation locale à Hénin-Beaumont, ville du Pas-de-Calais conquise dès le premier tour aux municipales. Elle pourrait bien y être candidate en décembre.
Ici, le Front national surfe sur deux éléments. D’abord des indicateurs socio-économiques dans le rouge. L'Aisne offre un aperçu – aggravé – de la situation de la Somme, l’Oise, du Pas-de-Calais, des Ardennes (lire le reportage de Yannick Sanchez) : un département qui perd des habitants, où le taux de pauvreté et le taux de chômage sont les plus élevés, où le niveau de diplôme est le plus faible, où les services publics s’en vont progressivement. « C’est un département qui cumule les handicaps sociaux et dont la sociologie est la plus proche de la sociologie électorale du FN », décrypte Joël Gombin.
Autre facteur, selon le chercheur : « un encadrement politique traditionnel balayé ». « C’est toute une génération de patrons politiques ruraux, principalement de gauche, qui a été éjectée, en partie à cause d’une désespérance totale dans le politique », explique-t-il en citant l'exemple du président (PS) du conseil général de l'Aisne, battu dès le premier tour dimanche.
- Un « ancrage local » conforté dans ses villes
Le parti frontiste dépasse les 50% dans six de ses neuf villes, a relevé l'AFP. Dans les trois autres, il réalise des scores très importants: 48,9 % à Villers-Cotterêts (Aisne), 37,2 % à Mantes-la-ville (Yvelines), 48 % à Hayange (Moselle). Au Pontet (Vaucluse), le maire Joris Hébrard – dont l'élection vient d'être invalidée – est arrivé en tête dimanche, et a été élu. À Fréjus (Var), c'est l’adjoint du maire qui a été élu dès le premier tour.
Pour Jean-Yves Camus, « c’est un vote de confirmation, un vrai phénomène d’ancrage local du FN, qui est possible car le Front national n’a pas renouvelé dans les premiers mois de mandat les erreurs commises dans ses villes en 1995-97. Ils n’ont pas fait des mairies le laboratoire d’un FN au pouvoir, même si c'est une gestion municipale sans gloire ni annonces extraordinaires ».
Mais le directeur de l’ORAP voit un « risque pour le FN », qu'a connu le parti communiste avant lui : qu'il « constitue des baronnies locales, dans ses villes et autour, mais que cela ne se traduise pas au niveau national, qu'elles ne soient pas un tremplin vers une conquête nationale ».
- Derrière le “FN du Nord et FN du Sud”, un vecteur commun : l’immigration
Depuis plusieurs années, la théorie d'un Front national à deux têtes fait son chemin. Il y aurait un « FN du Nord » aux accents de gauche et tourné vers la question sociale, et un « FN du Sud », droitier, axé sur les thèmes de la sécurité et de l'immigration. S’il faut différencier les ressorts du vote FN selon les territoires, « il ne faut pas amplifier ce clivage », rappelle Joël Gombin. « La question de la doctrine sociale du FN est malgré tout relativement secondaire. Ce qui fait l’unité du vote Front national, ce sur quoi 90-95 % des électeurs FN sont d’accord, c’est la question de l’immigration. » Exemple en Picardie, région nordiste où « le thème de la xénophobie et de l’islamophobie n’était pas très loin des discours des candidats FN » et où le Parti de la France, scission du FN, a réalisé « 3 ou 4 points partout où il était présent, dans des cantons où le FN fait déjà d’excellents scores ».
- Derrière le slogan “ni droite ni gauche”, un “ni gauche-ni gauche”
Alors que Nicolas Sarkozy se plaît à dénoncer le « FN-PS », les analyses des chercheurs de l'ORAP montrent que c'est d'abord entre l'UMP et le FN que la porosité est importante. « Le “ni droite-ni gauche” du Front national est, dans la majorité des cas, un “ni gauche ni gauche”: le but du FN est tout de même de faire battre les socialistes », explique Joël Gombin. Dans le Vaucluse, Marion Maréchal-Le Pen a ainsi explicitement déclaré avant le premier tour que, si besoin, elle tendrait la main à l’UMP pour constituer une majorité au conseil général.
Pour Jean-Yves Camus, « le vote FN se nourrit d’une forme d’opposition exacerbée au gouvernement PS ». Marine Le Pen l’a dit et répété, « le vote patriote » est le seul moyen de se débarrasser du gouvernement socialiste. « La vie politique française se diviserait en deux, poursuit Camus : le camp patriote – de l’union de toutes les droites – et le camp “socialo-communiste”. Cela en appelle directement à l’électorat de l’UMP. »
C’est ce que montraient déjà les premiers travaux de la chercheuse Nonna Mayer, lors de l’émergence électorale du FN, en 1983-84 : le vote FN est en Île-de-France était un vote de l’ouest, des quartiers bourgeois. « On retrouve, à la marge, cette logique, où une partie de l’électorat de droite tient à adresser au parti principal de droite des signaux en disant “la gauche est au pouvoir, il faut durcir l’opposition” », indique Joël Gombin. D’autant plus que l’UMP traverse depuis 2012 une crise sans précédent dont elle n’est pas encore sortie, malgré l’élection à sa tête de Nicolas Sarkozy.
« Sur les questions d’immigration et de multiculturalisme, d’identité nationale, de sécurité, le FN, c’est “ni gauche ni gauche”, souligne aussi Jean-Yves Camus. C’est ce triptyque qui caractérise le vote FN, et qui interpelle la droite. Jusqu’où peut aller l’UMP sur ces thèmes pour reconquérir le vote FN ? Sachant que ce qu’attend l’électorat FN, ce n’est pas l’immigration choisie de Nicolas Sarkozy, mais au minimum l’immigration zéro, voire l’inversion des flux migratoires pour certains. Sur la sécurité, ce n’est pas seulement une police plus efficace, et sur la question de l’identité, ce n’est pas uniquement la réaffirmation du patriotisme. »
- Le FN « procède par grignotage »
« Il y a, à chaque scrutin, notamment à cause des intentions de vote très élevées, l’angoisse que le Front national fasse un saut quantitatif gigantesque, note Jean-Yves Camus. Mais il y a toujours un effet de seuil. Nous ne sommes jamais dans la même proportion que, par exemple, le FPÖ autrichien, qui est passé de 6 % à la fin des années 1980 à 25 % à la fin des années 1990. Le Front national procède par grignotage, il progresse par petites tranches, mais il fidélise son électorat. »
- « Le vivier potentiel de l’électorat FN s’accroît »
Joël Gombin privilégie l’hypothèse d’une modification de la structure sociologie et géographique du vote FN, plutôt que « la théorie du plafond de verre ». D'après ses travaux, « le vivier potentiel » de l’électorat FN s’accroîtrait. « Quand va arriver l’élection présidentielle, le Front national va pouvoir activer son électorat potentiel : ces électeurs qui ont, dans les années passées, à un moment, voté pour le FN, et qui, peut-être, réitéreront ce vote. »
BOITE NOIREJean-Yves Camus est politologue, chercheur à l’Iris, directeur de l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès. Il a publié de nombreux travaux sur l’extrême droite européenne et notamment Les Nationaux-Populismes en Europe (Le Seuil, 2014).
Joël Gombin est doctorant en sciences politiques au CURAPP (l'Université de Picardie-Jules Verne), spécialiste des électorats du FN. Il travaille sur le Front national depuis 2004 et termine une thèse sur les votes FN en région PACA.
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