Voilà vingt-cinq ans que le débat public français est obnubilé par le voile – dernier exemple en date, Nicolas Sarkozy, qui au « JT » de TF1 le 17 mars, a jugé qu'il n'avait pas sa place à l'université. Vingt-cinq ans que ce morceau de tissu, plus ou moins couvrant, du foulard au niqab, porté par certaines femmes musulmanes au nom de leur foi religieuse, est l’objet d’une fixation récurrente dépassant le clivage entre la droite et la gauche. Des souverainistes du Parti socialiste et du Parti de gauche à l’extrême droite anti-islam, les opposants purs et durs justifient leur réprobation par une interprétation « stricte » de la laïcité. Pour défendre l’égalité hommes-femmes, disent-ils, ce signe religieux « visible » doit être marginalisé, voire interdit. La gauche est divisée, la droite aussi, comme en témoignent les désaccords affichés à l'UMP, le député-maire de Tourcoing Gérald Darmanin reprochant à l'ex-président de la République son approche « punitive ».
D’une polémique à l’autre, les contours des camps en présence s’élargissent ou se rétractent. Mais le champ de la tolérance ne cesse de diminuer. Écoles, crèches, universités, entreprises, voie publique : ce vêtement est pisté, quand il n’est pas prohibé, partout où il se trouve. Les femmes qui le portent – qu’elles soient élèves, salariées, étudiantes ou simples citoyennes françaises – en subissent les conséquences en termes de discrimination.
L’intensité de l’offensive est telle que les pouvoirs publics sont continuellement appelés à se positionner. Au point de susciter, en retour, l’exaspération des défenseurs d’une autre conception de la loi de 1905, plus accommodante des libertés individuelles. Fustigeant une « néolaïcité » réactivée à l'occasion des tueries de janvier à Paris, ces derniers dénoncent l’instrumentalisation qui est faite de cette notion au détriment d’une population, toujours la même, rejetée.
Cet article ne cherche pas à expliciter les différents usages et significations du voile en France, ni à en mesurer les effets pour celles qui le portent. Il s’y intéresse comme enjeu politique. Depuis vingt-cinq ans, l’accumulation des affaires révèle des rapports de force de plus en plus structurants de la vie publique française à un moment où le fait religieux s’impose comme un phénomène central. Symptomatiques de la manière dont les responsables de ce pays gèrent l’enracinement de l’islam sur fond de sécularisation de la société, les prises de position font apparaître de nouvelles alliances ainsi que des divergences durables.
Les foulards bannis de l’école en application du « principe de laïcité »
Tout commence en 1989 par un arrêt du Conseil d’État qui aurait pu se suffire à lui-même. Cette année-là, les médias relatent quelques conflits dans des établissements scolaires publics. À Épinal dans les Vosges, à Creil dans l’Oise, à Sainte-Marthe dans le Lot-et-Garonne. Enseignants, inspections académiques et parents entrent en confrontation au nom du « respect de la laïcité » d’un côté, du « droit à pratiquer sa foi » de l’autre. Dans le contexte de l’affaire Rushdie, du nom de l’écrivain britannique menacé d’une fatwa par le régime iranien, ces cas locaux prennent une ampleur nationale : associations, ministres et citoyens s’en mêlent à coup de déclarations, tribunes et pétitions. Le port du foulard – désigné comme « coranique » ou « islamique », quand il n’est pas assimilé à un « tchador » – devient un « problème », y compris dans des écoles où il ne posait pas de difficulté jusque-là. Des jeunes filles sont exclues des cours. Ailleurs, parents et principaux parviennent à trouver des compromis permettant le retour en classe.
Des intellectuels comme Élisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Élisabeth de Fontenay et Catherine Kintzler publient, en couverture du Nouvel Observateur, un manifeste titré : « Ne capitulons pas ! » en réaction aux propos de Lionel Jospin, ministre de l’éducation nationale, qui vient de déclarer que les chefs d’établissements scolaires doivent « établir un dialogue avec les parents et les enfants concernés pour les convaincre de renoncer à ces manifestations » (le port de signes religieux), mais que si ces discussions échouent, « l’enfant – dont la scolarité est prioritaire – doit être accueilli dans l’établissement public ».
Pour sortir de la confusion, le droit est appelé à la rescousse. Saisi par le ministre concerné, le Conseil d’État affirme en novembre 1989 que « dans les établissements scolaires, le port par les élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n’est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité, dans la mesure où il constitue l’exercice de la liberté d’expression et de manifestation de croyances religieuses » (lire l'avis). Sont prévues des exceptions en cas de « prosélytisme » ou dès lors que ce vêtement empiéterait sur la liberté individuelle d’autrui, compromettrait la santé et la sécurité, perturberait les activités scolaires ou troublerait le « fonctionnement normal » de l’établissement.
Dans le sillage de la loi de 1905, cet avis rappelle que le principe de neutralité s’applique à l’État ainsi qu’à ses représentants, c’est-à-dire aux enseignants, et aux programmes, mais pas aux élèves et que le respect de la liberté de conscience de chacun est intangible, dans le respect de la liberté de conscience de tous. Le Conseil d’État pose que « la liberté ainsi reconnue aux élèves comporte pour eux le droit d’exprimer et de manifester leurs croyances religieuses à l’intérieur des établissements scolaires, dans le respect du pluralisme et de la liberté d’autrui, et sans qu’il soit porté atteinte aux activités d’enseignement, au contenu des programmes et à l’obligation d’assiduité ».
Lionel Jospin prend acte. En décembre 1989, une circulaire avalise la démarche du cas par cas. Le débat aurait pu se clore ainsi. Mais non. En septembre 1994, son successeur, le centriste François Bayrou, ravive la polémique. Considérant que les chefs d’établissement et les équipes éducatives se retrouvent seuls face à des situations inextricables, il diffuse une nouvelle circulaire interdisant les tenues « ostentatoires ». Deux mois après, 24 jeunes filles sont exclues d’un coup du lycée Saint-Exupéry à Mantes-la-Jolie et du lycée Faidherbe à Lille. Jusqu’en 2003, une centaine de cas sont signalés. Les tribunaux cassent une décision sur deux. Certaines élèves ne reviennent pas en classe. Elles optent pour les cours à domicile ou sont accueillies dans l’enseignement confessionnel. D’autres enlèvent leur voile. En réponse à cette instabilité, Jacques Chirac, alors président de la République, décide de légiférer. Prise « en application du principe de laïcité », la loi du 15 mars 2004 ne retient que l’une des mesures préconisées par la commission Stasi : celle qui consiste à proscrire purement et simplement les signes religieux « ostensibles ».
À l’Assemblée nationale, le texte est adopté à une large majorité (494 voix pour, 36 contre et 31 abstentions). « Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève », rappelle désormais le Code de l’éducation. Lors de la première année de la mise en œuvre de la loi, en 2004-2005, pas moins de 639 cas sont recensés, soit deux fois plus que l’année précédente. Puis cela décline. Dans un bilan de juin 2013, l’Observatoire de la laïcité affirme qu’à partir de 2008-2009, le gouvernement n’a plus eu connaissance d’aucun recours formé contre une décision d’exclusion.
Le bien-fondé de la loi reste toutefois contesté pour des raisons moins techniques que politiques. Des enseignants estiment qu’elle a détérioré les conditions d’apprentissage en accentuant les inégalités sociales. Dans un appel à abrogation, mis en ligne en mars 2014 sur Mediapart, signé par plus de 30 000 personnes, certains d’entre eux fustigent une « loi injuste et contre-productive », qui n’a fait reculer ni le « repli sur soi » ni le « communautarisme », mais qui a « pointé du doigt les musulmans ». « Nous étions perplexes, écrivent-ils, et le sommes toujours, devant l’éventualité d’un effet émancipateur de la loi sur les jeunes filles concernées : si l’on admet que les femmes qui portent le voile sont “victimes” de l’oppression patriarcale, à quoi bon les exclure de l’école publique ? Ne vaut-il pas mieux qu’elles aient l’opportunité de se forger une conscience critique dans une école laïque et publique ? Encore une fois, la logique de l’exclusion est aussi celle de la séparation, à la faveur des écoles confessionnelles. Et puis, a-t-on jamais gagné en émancipation en perdant un droit (en l’occurrence, le droit à l’éducation) ? »
Le niqab prohibé des rues au nom de la « défense de l’ordre public »
L’interdiction du voile à l’école ouvre la voie à d’autres lois répressives. Après les jeunes musulmanes, le couperet tombe sur les femmes dont la pratique de l’islam est jugée intégriste. La population concernée est peu nombreuse, mais très visible au sens où un voile intégral ne passe pas inaperçu. À nouveau, le législateur revendique une mission libératrice : ces personnes, considérées comme soumises à leurs maris ou à leur religion, devraient être délivrées. Médias et responsables politiques parlent d’abord de burqa, puis ils se ravisent, le terme de niqab leur paraît mieux correspondre aux usages en France. Après une campagne présidentielle au cours de laquelle Nicolas Sarkozy réhabilite le concept d’identité nationale, le voilà qui annonce la tenue d’un « grand débat ». Dans la lettre de mission adressée à son ministre, Éric Besson, transfuge du PS, il l’appelle à « célébrer » la « fierté d’être Français ». Drapeau, Marianne, Marseillaise, tout y passe. Seule la question du voile manque à l’appel. Le maire de Vénissieux, André Gerin, communiste orthodoxe, répare l’oubli. Le président de la République est forcé d’applaudir. Devant le Congrès, réuni à Versailles le 22 juin 2009, Nicolas Sarkozy déclare que le niqab, en tant que « signe d’asservissement et d’abaissement », n’est « pas le bienvenu sur le territoire de la République ».
À cette date, 1 900 femmes sont concernées, dont 20 à Mayotte. La moitié a moins de 30 ans et 90 % moins de 40 ans. Les deux tiers sont de nationalité française, un quart est converti. Qu’à cela ne tienne, une loi est votée. L’interdiction gagne du terrain : elle ne vise plus un lieu ayant à voir avec l’État ou le service public, mais la rue au sens large. Votée à l’Assemblée nationale par 335 voix pour (y compris celle de Manuel Valls), une contre, la loi du 11 octobre 2010 prohibe la dissimulation du visage dans l’« espace public », notion juridiquement inédite, définie comme comprenant les voies publiques ainsi que les lieux ouverts au public. Selon ses défenseurs, elle fonde sa justification sur la sauvegarde de l’ordre public, les « exigences minimales de vie en société » et l’égalité entre les sexes. Les femmes portant le niqab sont désignées comme des « prisons ambulantes » : leur rejet trouve un large écho dans l’hémicycle. La position du groupe socialiste est alambiquée : il se refuse à saisir le Conseil constitutionnel de peur d’apparaître comme pro-niqab alors qu’en amont de l’examen, ses membres disent regretter que le projet de loi heurte les libertés fondamentales. Au final, la majorité des élus PS, PC et Verts ne prend pas part au vote. Le monsieur laïcité du PS au Palais Bourbon, Jean Glavany, assure que son parti « ne doit pas donner l’impression d’être indulgent par rapport à des pratiques comme le port du voile intégral ».
Dégagée des contraintes tactiques, et plaçant le PS face à ses contradictions, la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) affirme son opposition à une loi « générale et absolue » au nom la liberté de pensée, de conscience et de religion, énoncée à l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme. Tout en rappelant son « soutien » aux femmes qui subissent des violences, elle estime que la loi proposée n’est ni nécessaire, dans la mesure où l’ordre public n’est pas menacé, ni respectueuse du principe de proportionnalité, étant donné qu’elle risque d’engendrer des maux supérieurs à ceux qu’elle cherche à corriger. Un fait divers lui donne raison sur ce point : à Trappes, à l’été 2013, un contrôle qui se passe mal dégénère en deux nuits d’émeutes. À cette occasion, Manuel Valls, ministre de l’intérieur, dénigre la notion d’« islamophobie » en en faisant le « cheval de Troie des salafistes ».
Les crèches et les assistantes maternelles dans le collimateur pour « protéger les enfants »
Les femmes voilées salariées ne sont pas épargnées. Celles qui travaillent dans les crèches risquent-elles d’avoir une mauvaise influence sur les bébés ? Telle est, brutalement posée, la question au cœur des polémiques qui débutent avec l’affaire Baby-Loup. Ce conflit de droit du travail, à l’issue duquel une femme voilée est licenciée pour faute grave en décembre 2008, ne reste pas un fait divers local. Conseils des prud’hommes, cour d’appel, Cour de cassation : les décisions judiciaires se suivent et ne se ressemblent pas, provoquant, à chaque fois, des réactions déchaînées. Saisie par la salariée, la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde) condamne la crèche. Mais la nouvelle présidente de l’instance, Jeannette Bougrab (membre de l’UMP), prend fait et cause pour Baby-Loup, sans obtenir que ses services changent leur décision. Les responsables politiques s’emparent d’un cas jugé emblématique. Faut-il une loi d’interdiction ? Qui concernerait-elle ? Les personnels des crèches privées ? Les assistantes maternelles à domicile ?
En mars 2013, un appel publié par Marianne reflète les alliances nouées au nom de la « protection de l’enfance » entre des personnalités de droite et de gauche partageant l’idée que la « laïcité à la française » est menacée par les « communautarismes » et qu’il faudrait mener un « combat ». « Notre loi doit impérativement être modifiée », estiment les signataires, parmi lesquels les philosophes Élisabeth Badinter, Abdennour Bidar, Catherine Kintzler, Jean-Pierre Le Goff et Henri Pena Ruiz, les essayistes Alain Finkielkraut, Caroline Fourest et Malika Sorel et les anciens ministres Jacques Toubon, Jean Glavany, Jean-Michel Baylet, Roger-Gérard Schwartzenberg et Corinne Lepage. « Parce qu’ils sont précisément d’entre nous les êtres les moins pourvus de défense et les plus malléables, les enfants ont droit à la neutralité, garante de leur libre arbitre en formation », estiment-ils.
Des chercheurs et militants associatifs leur répondent dans une tribune parue dans Le Monde. Rappelant l’article 1 de la loi de 1905 selon lequel la République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes, ils leur reprochent de défendre une version « dévoyée » de la laïcité pour en faire un « outil de stigmatisation et d’exclusion des musulmans et des musulmanes ». Parmi eux, l’historien Jean Baubérot, le démographe Patrick Simon, les sociologues Christine Delphy, Éric Fassin, Vincent Geisser, Nacira Guénif, Abdellali Hajjat, Raphaël Liogier et le président du Collectif contre l’islamophobie (CCIF) Sami Debah. « Pas de laïcité sans liberté », lancent-ils, dénonçant toute « surenchère législative. »
Mais la machine est déjà enclenchée. Dès octobre 2011, la sénatrice radicale de gauche Françoise Laborde dépose une proposition de loi visant à étendre l’obligation de neutralité aux structures privées d’accueil de la petite enfance (étant entendu que ce principe s’impose dans les crèches municipales). Ce texte, adopté au Sénat en janvier 2012, est celui qui crée la polémique ces jours-ci. Inscrit à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale, il est adopté en commission des lois le 4 mars 2015 avec les voix du FN, de l’UMP, du PRG et du PS. Porte-parole des socialistes, Philippe Doucet, proche de Manuel Valls, justifie son ralliement par le retrait des assistantes maternelles du champ de la loi. Le député Rassemblement bleu Marine Gilbert Collard se plaint d’être « pillé ». Éric Ciotti (UMP) juge « utile qu’on érige des garde-fous ». S’inquiétant de voir passer ce texte sans contestation, le président de l’Observatoire de la laïcité, Jean-Louis Bianco, ancien secrétaire général socialiste de l’Élysée, tire la sonnette d’alarme. Il obtient un répit. L’examen du texte est reporté. Ce rétropédalage momentané traduit l’absence de consensus au PS sur les questions de laïcité.
Les mères accusées de « prosélytisme » lors des sorties scolaires
Il n’y a pas que les nounous à être en contact avec les enfants. Les mères, lors des sorties scolaires, le sont aussi. Les incidents liés à la présence de mamans voilées sont rares, mais cela n’empêche pas l’espace politico-médiatique de se crisper régulièrement sur cette question. En mai 2007, la Halde rappelle que « ni le principe de laïcité, ni celui de neutralité du service public ne s’opposent a priori à ce que des mères d’élèves portant le foulard collaborent au service public de l’enseignement ». L’équilibre affirmé par cette instance est aussitôt contesté. Dans une tribune, publiée par Libération, au titre éloquent : « L’école et les enfants d’abord ! » la Licra, le Grand Orient de France, Ni putes ni soumises, SOS-Racisme, le Syndicat de l’inspection de l’éducation nationale, le Syndicat national des personnels de direction et l’Union des familles laïques demandent une « loi d’apaisement et de concorde »... visant à interdire aux mères voilées de participer à des sorties scolaires.
L’année suivante, l’élue UMP Françoise Hostalier dépose une proposition de loi en ce sens. En vain. Jusqu’en 2011 : en mars, le ministre de l’éducation nationale Luc Chatel soutient une directrice d’école primaire de Pantin en Seine-Saint-Denis qui s’est opposée à ce qu’une mère portant un foulard accompagne une classe. Un an plus tard, il publie une circulaire stipulant que les principes de laïcité « permettent notamment d’empêcher que les parents d’élèves ou tout autre intervenant manifestent, par leur tenue ou leurs propos, leurs convictions religieuses, politiques ou philosophiques lorsqu’ils accompagnent les élèves lors des sorties et voyages scolaires ».
Sur le terrain, la situation est contrastée : certains directeurs d’école font du zèle tandis que d’autres refusent d’appliquer la circulaire. En réaction à la multiplication des litiges depuis 2011, les mères exclues s’organisent. Des associations voient le jour, comme le Collectif Mamans toutes égales qui dénonce une « logique de mise au ban qui désigne les femmes portant le foulard comme des pestiférées, tend à les disqualifier aux yeux de leurs propres enfants et leur adresse ce message implicite : “Restez dans vos cuisines !” ». Exigeant le retrait de la circulaire Chatel, ces parents d’élèves estiment que l’école publique doit « être un lieu de rencontre et non d’exclusion », et qu’un État démocratique « n’a pas à imposer à ses citoyen-ne-s leur manière de s’habiller ».
Saisi par le Défenseur des droits, le Conseil d’État ne lève pas l’ambiguïté. Plutôt que d’autoriser les mères voilées à participer aux sorties scolaires tout en listant les cas de restrictions, il affirme que « les exigences liées au bon fonctionnement du service public de l’éducation peuvent conduire l’autorité compétente, s’agissant des parents d’élèves qui participent à des déplacements ou des activités scolaires, à recommander de s’abstenir de manifester leur appartenance ou leurs croyances religieuses ». La gauche au gouvernement est embarrassée.
Dans la charte de la laïcité, affichée dans les écoles depuis 2013, la question est évitée. Vincent Peillon, qui l’a rédigée, se refuse à renier la circulaire Chatel. Najat Vallaud-Belkacem, actuellement en poste, fait un pas de côté. Auditionnée le 21 octobre 2014 par l’Observatoire de la laïcité, elle affirme que « le principe, c’est que, dès lors que les mamans ne sont pas soumises à la neutralité religieuse (…), l’acceptation de leur présence aux sorties scolaires doit être la règle et le refus l’exception ». Se référant à la décision du Conseil d'État dont elle fixe la lecture politique, elle inverse de facto le processus : il revient désormais aux directeurs d'école de justifier une éviction forcément exceptionnelle. Les principales concernées ne crient toutefois pas victoire tant leur sort reste scellé à l'orientation du ministre aux manettes.
À suivre : l’université
Et pourquoi pas les étudiantes ? La commission Stasi exclut l’université du champ de la loi de 2004. L’argument est le suivant : « La situation de l’université, bien que faisant partie intégrante du service public de l’éducation, est tout à fait différente de celle de l’école. Y étudient des personnes majeures. L’université doit être ouverte sur le monde. Il n’est donc pas question d’empêcher que les étudiants puissent y exprimer leurs convictions religieuses, politiques ou philosophiques. » Malgré l’opposition nette de la Conférence des présidents d’université à toute interdiction, à l'été 2013, le Haut conseil à l’intégration (HCI) relance le débat à la suite de la publication d’un rapport préconisant une loi. Cette fois encore, l’exécutif socialiste tergiverse. À chaud, Manuel Valls estime cette proposition « digne d’intérêt », obligeant François Hollande à rappeler qu’« aujourd’hui, dans les universités, il est possible d’intervenir sans qu’il soit besoin de texte supplémentaire ». En mars 2015, cela recommence. La secrétaire d’État aux droits des femmes, Pascale Boistard, proche du premier ministre, déclare n’être « pas sûre que le voile fasse partie de l’enseignement supérieur », forçant les autres membres du gouvernement à prendre leurs distances, alors que de nombreux universitaires dénoncent ses propos. La sociologue féministe Julie Pagis critique « la progressive exclusion des femmes portant le foulard de la sphère scolaire et économique » et regrette que cela se passe « au nom du féminisme », tandis que Gérard Biard, rédacteur en chef de Charlie Hebdo, fustigeant les « fétichistes de la femme bâchée », estime légitime que le débat ait lieu.
À droite, c’est à peine moins dissonant. L’UMP de Nicolas Sarkozy est officiellement favorable à l’interdiction au nom des « valeurs de la République ». La laïcité ne doit pas « s’arrêter aux portes de l’université », estime Lydia Guirous, chargée de ces sujets. Le passage à l’acte est assuré par Éric Ciotti, qui, le 18 février 2015, dépose à l’Assemblée nationale une proposition de loi visant à « étendre le principe de laïcité aux établissements publics d’enseignement supérieur ». Mais ni François Fillon, ni Alain Juppé ne sont d’accord. Concrètement, les difficultés sur le terrain sont rares, selon le président de l’Observatoire de la laïcité. Dans un récent entretien à Mediapart, Jean-Louis Bianco affirme que les incidents dont il a eu connaissance « sont le fait de professeurs qui ne supportent pas que des jeunes femmes portent un foulard dans l’amphi ». Pas de législation en vue pour l’instant donc, mais tout le monde en parle, chacun fourbit ses armes.
Et les entreprises ?
Seule la droite, malgré l’opposition du Medef, monte au créneau sur ce thème. Éric Ciotti (encore lui) en tête : en juin 2013, il défend une proposition de loi à l’Assemblée nationale permettant aux entreprises d’inscrire dans leur règlement intérieur le principe de neutralité religieuse. C’est-à-dire d’interdire à leurs salariées de porter le voile. Le député sait que ce texte n’a aucune chance d’être adopté en l’état. Il n’empêche, il avance ses pions. L’enjeu est plus symbolique que pragmatique : dans le secteur privé, aucune organisation ne demande de réforme. À l’Observatoire de la laïcité, Armelle Carminati, également présidente du comité diversité du Medef, souligne que les situations problématiques sont minoritaires et qu’elles se résolvent par le dialogue et la formation. L’urgence, selon elle, est de faire de la pédagogie. Pas de légiférer. Il en faut plus pour arrêter celles et ceux pour qui le voile est devenu un punching ball, oubliant les femmes qui le portent.
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