Impossible de dire si la secrétaire générale de l’UMP Michèle Tabarot a craqué à cause des palourdes à l’échalote, du cappuccino de grenouilles ou du palet de foie gras de Bruno Oger. Ou si c’est parce qu’elle connaissait le cuisinier dans d’autres sphères associatives, liées à l’adoption, qu’ils fréquentaient tous deux. Mais elle a craqué. Elle a offert à l’ancien chef cuisinier du Majestic Barrière et du Fouquet’s Cannes, deux étoiles au Michelin en 2005, d’installer son restaurant dans l’une des plus belles propriétés de la ville du Cannet, en mettant les finances de la ville à contribution pour près de deux millions d'euros.
La numéro 2 de l'UMP vient de participer à la promotion des deux nouveaux ouvrages du chef cuisinier. Elle était présente à la conférence de presse tenue au restaurant de Bruno Oger, le 7 novembre (photos ci-dessous).
Mais l'élue se défend de tout favoristime. « Je n'ai jamais, malgré les demandes, fait quoi que ce soit pour installer plus une entreprise qu’une autre, c’est ce qui fait aussi ma différence dans un milieu qui parfois peut avoir d'autres états d'esprit », avait certifié Michèle Tabarot dans un entretien accordé à Mediapart en janvier dernier.
L’offre de la députée et maire à Bruno Oger prévoyait la signature d’un bail emphytéotique de 70 ans, 1,5 million d’euros de travaux pris en charge par la collectivité pour aménager les accès du restaurant, un parking de 40 places, et la mise à disposition d’un mobilier d’exception, moyennant une compensation symbolique. Et ces coûteuses facilités ne s'arrêtent pas là. La bastide ayant été obtenue par un legs qui prévoyait initialement la réalisation d’un musée, la mairie a été en outre contrainte d’indemniser la petite-fille de la donatrice à hauteur de 160 000 euros.
La mise en concurrence n’est pas obligatoire pour la signature d’un bail emphytéotique administratif, et Michèle Tabarot a en principe légalement choisi le candidat dont elle connaissait la cuisine pour avoir fréquenté le Majestic depuis 1995. Mais l’engagement financier consenti par la mairie, et la faiblesse du loyer, fixé à 4 291 euros par mois, somme pour le moins inhabituelle pour une superficie de 1 200 m2 de bâtiments et 6 000 m2 de terrains, pourraient s'analyser comme du favoritisme. « D'autres restaurateurs auraient pu en effet être intéressés par ce bail, estime un juriste, observateur de la politique municipale. Mais les délibérations que la maire a fait passer en faveur des aménagements du site sont dérogatoires, et la valorisation locative est extrêmement basse. Conjuguées au fait qu'elle connaissait le restaurateur par ailleurs, ces anomalies sont susceptibles de constituer une prise illégale d'intérêt. »
La députée et maire partageait en effet avec Bruno Oger le même engagement associatif en faveur de l’adoption, qui lui a valu de rencontrer le chef cuisinier lors de plusieurs raouts de l’association Cambodge enfance développement (CED), qu’ils soutenaient tous les deux. Michèle Tabarot comme marraine de cette association, et Bruno Oger prenant part à des opérations caritatives, notamment en signant des menus. « C’est un engagement privé », répond le chef cuisinier à Mediapart, qui estime n’avoir pas été favorisé par la ville du Cannet. Oger souligne avoir investi 2,5 millions d’euros dans la rénovation de la bâtisse. « Rien ne m’a été offert, plaide-t-il. Je loue tout. »
Le restaurateur tient à préciser qu’il avait reçu « d’autres propositions » pour s'installer à Cannes. « Ils m’ont présenté trois espaces, mais rien n’était cohérent avec le budget que je m’étais fixé. » Mais au Cannet, Michèle Tabarot – qui a refusé notre demande d'entretien –, lui a déroulé le tapis rouge. Pour l'élue, le chef étoilé a été une prise de guerre à son rival, le maire UMP de Cannes Bernard Brochand.
Trois ans après son ouverture en 2010, et après de premières difficultés financières qui lui ont valu d’avoir été placé sous le régime de la sauvegarde par le tribunal de commerce, le restaurant haut de gamme de 25 couverts, baptisé Villa Archange, – appuyé par deux autres espaces installés dans la même bastide, le Bistrot des Anges, 120 couverts, et l’Ange Bar, 100 couverts – devrait renouer, selon Oger, avec les bénéfices en 2014.
« Sise dans une maison du XVIIIe siècle, aux deux ambiances, l’une feutrée, dans ses salons stylés genre “maison de maître“, l’autre, plus romantique dans sa cour terrasse, à l’ombrage bienvenu de ses arbres centenaires, sa demeure permet de découvrir une cuisine étonnante », souligne le site gastronomique de Gilles Pudlowski. « Les prix sont conséquents, mais la qualité de sa cuisine le mérite », ajoute le site. Le contribuable de base a en effet peu de chances d’aller vérifier l’intérêt de l’investissement de sa mairie dans cet établissement. Dans les formules de cadeaux proposées sur son site, le « coffret de la table des anges » pour deux repas de la Villa Archange est à 540 euros, le déjeuner « découverte » pour deux est à 180 euros. Mais grâce à son espace brasserie, Bruno Oger revendique 40 000 couverts par an, et 3 millions d’euros de chiffre d’affaires.
Formé chez Georges Blanc, le chef cuisinier, qui n’a pas eu d’engagement politique connu, a eu la chance d’entrer dans le giron de la famille Barrière en prenant les rênes de la Villa des Lys, au Majestic à Cannes. Il en gagne une, puis deux étoiles, au Michelin, mais aussi une vraie médaille, celle de Chevalier des arts et des lettres, qui lui est remise, le 16 mai 2003, par le ministre de la culture et de la communication Jean-Jacques Aillagon en présence de Dominique Desseigne, le patron du groupe Barrière, intime de Nicolas Sarkozy (voir ci-dessous).
En 2008, alors que Bruno Oger cherche un lieu pour un nouveau restaurant, Michèle Tabarot se met sur les rangs en lui proposant le domaine légué à la commune par une ancienne journaliste de mode, Alice Chavanne de Dalmassy, décédée en 1984. Ce legs ainsi que celui d’une propriété voisine appartenant à son beau-frère, acceptés par la mairie en 1987, comportait l’exigence de la création d’un musée dans les lieux.
Pas grave aux yeux de la municipalité : « Le projet de restaurant développé sur ce bâtiment s’inscrit dans la volonté de la légataire Mme Alice Chavane de Dalmassy, de voir sa demeure conserver son rayonnement artistique, explique le premier adjoint au maire du Cannet, Yves Pigrenet, en mars 2010. Je vous rappelle que celle-ci était la compagne de M. James de Coquet, critique gastronomique de grand renom, et qu’ils avaient l’habitude d’y organiser des repas de grande qualité. »
Cette nécessité de trouver une justification culturelle au soutien au restaurant est renforcée par le code général des collectivités territoriales (art. L 1311-2), qui stipule qu’un bail emphytéotique administratif est « destiné à l’accomplissement d’une mission de service public » ou devrait avoir pour objectif « la réalisation d’une opération d’intérêt général relevant de sa compétence ».
La commune fait valoir la réhabilitation déjà réalisée d'une chapelle incluse dans le legs – pour 253 000 euros supplémentaires –, et son projet d’utiliser la propriété voisine léguée par le beau-frère pour des concerts d’été et des réceptions municipales.
Une fois prise la décision de « favoriser l’implantation d’une activité de haut de gamme orientée vers les métiers de la restauration », Michèle Tabarot signe avec la dernière ayant droit d’Alice Chavane de Dalmassy, sa petite-fille Roman Indradevi, une convention afin de « libérer le site de toutes les contraintes attachées au legs ». Une indemnité « compensatoire » de 160 000 euros est versée à l’ayant droit, qui renonce ainsi par avance à toute velléité de contrarier le projet municipal.
Pour compléter le tableau, les environs vont être spécialement réaménagés, sur les deniers publics, pour valoriser un peu plus l’investissement du restaurateur. Des travaux de voirie – estimés à 1,5 million d’euros en mars 2009 – et d’espaces verts sont engagés pour réaménager l’accès au site. Un parking de 40 places est réalisé, et là encore, la maire du Cannet fixe le montant du loyer payable par le restaurateur à 640 euros par mois pour 25 places. Pas un restaurateur du Cannet n’a bénéficié d’autant d’attention avant Bruno Oger. « Ce dossier a été élaboré dans le plus grand secret, déplore l'élu d'opposition (droite) Laurent Toulet, en 2009. Les riverains, qui n’ont été ni informés, ni consultés, sont mis devant le fait accompli. Les élus ont pris connaissance du projet dans Nice-Matin ! On peut déplorer que des deniers publics soient mobilisés au bénéfice de ce qui apparaît avant tout comme une affaire commerciale. »
Les meubles – Louis XV, Louis XVI, Napoléon III – faisant partie du legs ont aussi été restaurés avec l’argent du contribuable, à hauteur de 40 000 euros. C’est la décoratrice du restaurateur, l’architecte Delphine Garcia, qui a choisi l’artisan, non sans s’affranchir des règles du code des marchés publics. « On a trouvé la personne qui a restauré, a-t-elle confirmé à Mediapart. Après je ne sais pas comment ça se passe en interne dans la mairie… » La valeur de ces pièces originales est relativisée par le restaurateur. « Franchement, je serais allé aux puces, j’aurais eu pareil !, assure-t-il. C’est simplement un cachet qu’on a voulu donner. Et je loue ces meubles aussi ! » Une indemnité « symbolique » est versée par le restaurateur pour cette mise à disposition.
Bruno Oger semble miser beaucoup plus sur les créations de sa femme. Signalant « la vocation culturelle » du lieu, le site du restaurant précise qu’Hélène Oger, artiste peinte, expose ses œuvres au sein de la Villa Archange et anime un atelier de peinture (son site se trouve là). Un second projet privé qui n’avait pas été signalé, ni évalué par le conseil municipal. Mais où il y a de la gêne, il n'y a pas de plaisir. La députée et maire du Cannet vient d'ailleurs tous les deux mois à la table de son chef.
BOITE NOIREBruno Oger a été joint à plusieurs reprises le 7 novembre, par téléphone, et a bien volontiers accepté de nous répondre. La secrétaire générale de l'UMP Michèle Tabarot, contactée via son cabinet, nous a transmis en revanche une fin de non-recevoir.
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