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Tir de Flashball: le policier s'enferre dans ses contradictions

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Dans la 14e chambre du tribunal correctionnel de Bobigny (Seine-Saint-Denis), ce jeudi 5 mars 2015, une vingtaine de policiers occupent les derniers rangs. En civil, mais menottes et gants en évidence à la ceinture, voire pistolet de service pour l’un, qui arbore autour du cou une énorme plaque en métal « BAC ». Dans la soirée, à la sortie du procès, ils formeront une tortue avec les agents chargés de la police d’audience pour éviter à leur collègue prévenu l’épreuve des caméras et des micros. Façon commando en territoire hostile.

Geoffrey Tidjani, le 5 mars devant le tribunal de Bobigny.Geoffrey Tidjani, le 5 mars devant le tribunal de Bobigny. © LF

Il faut dire que les débats ont été désastreux pour Jean-Yves Césaire, gardien de la paix de 43 ans, toujours en poste à la compagnie de sécurisation et d’intervention (CSI) de Seine-Saint-Denis. Son contrôle judiciaire lui interdit seulement le port de LBD. Entré dans la police en 1998, le fonctionnaire est accusé d’avoir gravement blessé au visage un lycéen de Montreuil, puis d’avoir rédigé, pour se couvrir, un procès-verbal mensonger l’incriminant à tort. Ce qui lui vaut d’être jugé pour « violences volontaires avec usage d’une arme de 1re catégorie par une personne dépositaire de l’autorité publique », ainsi que pour « faux et usage de faux commis dans une écriture publique ». Le 14 octobre 2010, à Montreuil, Geoffrey Tidjani, 16 ans, était atteint au visage par un tir de LBD 40 × 46 (un Flashball nouvelle génération, plus puissant et précis), alors que lui et ses camarades bloquaient un lycée pour protester contre la réforme des retraites.

Écartant la légitime défense, le procureur adjoint de Bobigny a requis jeudi un an de prison avec sursis contre Jean-Yves Césaire, ainsi que l’interdiction de porter « toute arme » pendant cinq ans et une interdiction professionnelle de deux ans. Ce qui, en cas de condamnation, laisse peu de chances au policier d’être un jour réintégré, a souligné son avocat Me Frédéric Gabet.

Dans son PV d’interpellation, le policier tireur écrivait avoir été l’objet de deux jets de projectile par Geoffrey Tidjani, avoir effectué un premier tir de LBD, manqué, qui avait atterri dans la poubelle, puis un second, « en direction de son torse », alors « que l’individu se baisse à nouveau et s’empare d’un projectile type caillou ». Puis le policier prétendait avoir secouru le lycéen, titubant et le visage en sang. Mais rien ne colle. Plusieurs témoignages et deux vidéos amateurs de la scène, publiées par Rue89 et Les Inrocks, ont réduit sa version en miettes. « Il n’y a pas l’ombre d’une situation de légitime défense, ça n’avait rien à voir avec un scénario de violences urbaines », a lancé jeudi le procureur adjoint Loïc Pageot, en s’indignant, photo de Geoffrey Tidjani l'œil tuméfié sur son lit d’hôpital à la main, d’« un tel fracas sur le visage d’un jeune homme de 16 ans ». Il pointe que même « les secours apportés » par les policiers sont un « faux » puisque ce sont ses camarades, puis une infirmière scolaire qui ont secouru le lycéen avant d'appeler les pompiers. « Ce que l’on peut reprocher, ce ne sont pas des imprécisions, des raccourcis, c’est que tout est faux (…). Ce PV est un faux de A à Z », a poursuivi le procureur.

Ce procès-verbal d’interpellation mensonger n’avait rien d’anodin : il aurait pu conduire à la condamnation de Geoffrey Tidjani pour violences contre les policiers. Loïc Pageot a d’ailleurs annoncé lors de ses réquisitions avoir décidé de classer sans suite pour « absence d’infraction » la procédure toujours ouverte contre le lycéen. « Sans les deux vidéos, nous étions peut-être au bord d’une erreur judiciaire, a rappelé ce magistrat, qui suit les affaires mettant en cause des policiers au parquet de Bobigny. Ce n’est pas la première fois en un an, que je m’inquiète de la façon dont certains policiers se servent de PV d’interpellation pour travestir la réalité. »

Plusieurs personnes blessées par des tirs de LBD et les membres de divers collectifs opposés à son usage en France étaient eux venus soutenir Geoffrey Tidjani. À côté de l’immense policier, un grand Black originaire de Guadeloupe dont le costard cravate accentuait encore la carrure, Geoffrey Tidjani paraissait d’autant plus fluet. Après six opérations et six mois d’ITT, l’impact a laissé peu de traces apparentes sur son visage, malgré les sinusites et la vision floue dont le jeune homme souffre toujours. À deux reprises, Jean-Yves Césaire, étrangement mal renseigné, a d’ailleurs affirmé avoir blessé l’ancien lycéen « à la mâchoire, pas à l’œil ».

À la barre, le fonctionnaire s’est montré aussi imprécis et incohérent sur le déroulé des faits qu’il avait été péremptoire dans son PV. En intervention depuis l’aube sur une expulsion de « squatteurs anarchistes » à Montreuil, son équipage de CSI avait été appelé en renfort vers 8 h 30 pour disperser des jeunes bloquant le lycée Jean-Jaurès. Les dix policiers de CSI interviennent sans bouclier, ni casques. Mais avec deux LBD 40.

« Vous savez qu’il y a une centaine de jeunes rassemblés, pourquoi n’avez-vous pas vos équipements de protection ? », s’étonne la présidente du tribunal Laurence Mollaret.

- L’ordre de casquer vient du chef de groupe, répond Jean-Yves Césaire.

- Si le chef de groupe ne vous le dit pas, vous ne le mettez pas ?

- Oui.

- Donc vous arrivez pas casqués, mais avec votre LBD ?

- Oui, on essaie de toujours l’avoir.

- Vous savez qu’il y a des jets de projectile, vous ne mettez pas votre casque ?

- Casqué, ça a toujours été mal vu, c’est comme si vous faisiez de la provocation. »

Après avoir été démenti par les vidéos où aucun jet de pierre n’apparaît, ni de la part de Geoffrey Tidjani, ni des autres lycéens, Jean-Yves Césaire tente maladroitement de s’en tenir à sa dernière version : « J’ai considéré M. Tidjani comme un agresseur qui allait encore nous lancer des projectiles. Ils essaient de ruser et de se rapprocher… » Lors des constatations de ses collègues, aucune pierre n’a été retrouvée sur la chaussée, si ce n’est un « pavé de 6 cm3 » remis par Jean-Yves Césaire à son officier et placé sous scellé. « Soit la surface d’une pièce d’un euro, moi j’appelle ça un caillou », ironise le procureur. « Est-ce l’usage prévu pour cette arme ? », s’enquiert la présidente.

« Toucher les individus pour procéder à l’interpellation, oui, estime le policier. Il faut qu’il y ait un choc pour immobiliser, puis s’approcher et interpeller. Ce n’est pas une arme pour disperser, mais pour interpeller.

- Pourquoi n’envisagez-vous pas une autre ressource ?

- Moi, je n’ai que ça.

- Si vous n’aviez qu’une arme encore plus puissante sous la main, vous auriez utilisé cette arme ?

- Je ne comprends pas.

- Un de vos collègues s’est replié pour prendre un Cougar (lanceur de grenade lacrymo), pourquoi ne vous êtes-vous pas replié ?

- Je ne vais pas laisser les autres se faire caillasser.

- Vos collègues avaient encore des lacrymos ?

- Je ne sais pas. Moi j’ai le LBD avec cinq cartouches, le Tonfa. Les autres avaient peut-être encore des grenades lacrymogènes.

- Votre collègue a tiré deux grenades lacrymogènes et les jeunes se sont dispersés. L’usage du LBD n’était donc pas nécessaire ?

- C’est une possibilité.

- Si on vous lance des pierres, cela vous paraît logique de répliquer au LBD ?

- Une pierre, c’est dangereux.

(...)

- Vous aviez quelqu’un qui était en mouvement…

- À ce moment-là, à quel moment utiliser le Flashball, car nos agresseurs sont toujours en mouvement ! »

Quand la présidente s’étonne qu’il n’ait pas réalisé de sommation, Jean-Yves Césaire rétorque benoîtement que « le Flashball n’est pas quelque chose d’inconnu en Seine-Saint-Denis », provoquant quelques rires dans le public. Curieusement, la défense a à peine insisté sur la responsabilité de la hiérarchie qui dote des fonctionnaires, à peine formés, d'un lanceur « classifié parmi les armes les plus dangereuses » selon les mots du parquet. C’était seulement la seconde fois que le policier utilisait cette arme en intervention – la première était pour déloger des squatteurs, après une formation initiale se réduisant à trois tirs et à un volet juridique de six heures. La séance de recyclage annuelle obligatoire avait été repoussée, à défaut de munitions (vingt euros chacune). En formation, le viseur était réglé à 25 mètres, mais sur le terrain à 30 mètres, comme l'a appris Jean-Yves Césaire après les faits. Lors de l'enquête, le viseur de l'arme utilisée (en dotation collective dans chaque brigade) s'est par ailleurs révélé déréglé, entraînant des tirs 12,2 cm trop haut… Jean-Yves Césaire affirme n’avoir pris conscience de la puissance du LBD 40 qu’après la blessure de Geoffrey Tidjani. « Le Flashball nous a été vendu en disant que c’était juste un coup de poing de boxeur de catégorie moyenne », assure-t-il.

Quant au faux PV, le fonctionnaire parle d'un « effet tunnel », de « confusion » et se défend d’avoir « eu l’intention de falsifier pour justifier le tir », lâchant : « Si j’avais voulu tricher, il y avait d’autres façons de le faire. » « C’est compliqué de composer immédiatement et en un temps record un PV de deux pages sur ce qui s’est passé pendant 40 minutes », abonde son avocat Me Frédéric Gabet. Jugeant « disproportionnées » les réquisitions du procureur, Me Gabet a plaidé la relaxe au nom de la légitime défense. « Ce que montre la vidéo, c’est que dans les secondes qui ont précédé le tir, Geoffrey Tidjani ne jette pas de projectile, a-t-il affirmé. C’est vrai mais ça vaut pour les dix secondes. » Il s’est aussi appuyé sur le dysfonctionnement du viseur : « Si cette arme avait eu un réglage satisfaisant, (Jean-Yves Césaire) ne serait sans doute pas devant ce tribunal, la blessure aurait  été superficielle. » L'exception de légitime défense suppose une riposte proportionnée et immédiate à une atteinte réelle, actuelle et injustifiée. Me Pierre-Emmanuel Blard, avocat de Geoffrey Tidjani, a méthodiquement démontré qu'à cause notamment de ce délai de dix secondes, ces conditions n'étaient pas réunies. Il demande 50 000 euros de dommages et intérêts pour Geoffrey Tidjani, et 5 000 pour chacun de ses parents.

Le jugement a été mis en délibéré au 2 avril. Depuis 2004, une trentaine de personnes ont été grièvement blessées par des tirs de LBD. Mais seul un fonctionnaire a été condamné. Il s'agit d'un policier, condamné en janvier 2011 à six mois de prison avec sursis pour avoir éborgné six ans plus tôt un adolescent de 14 ans aux Mureaux (Yvelines). Le 3 avril 2012, un policier qui avait blessé Pierre Douillard, un lycéen de 16 ans, avait, lui, été relaxé par le tribunal correctionnel de Nantes, car son acte avait été jugé pas « manifestement illégal ». Présent à l'audience, Pierre Douillard n'était pas très optimiste : « Depuis 2007, le tir de LBD s'est vachement décomplexé. Maintenant, ils tirent pour repousser une foule, comme ce 21 février à Nantes. »

BOITE NOIREMe Pierre-Emmanuel Blard est l'un des collaborateurs de Me Jean-Pierre Mignard, l'avocat de Mediapart depuis la création du site.

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