Invité la semaine passée de l’émission de Serge Moati “PolitiqueS”, sur LCP, j’ai répété, juste après une interview de nos amis Alexandre et Délia Romanès du cirque tsigane du même nom, ce que je ne cesse de défendre depuis trente ans, depuis qu’à partir de 1983, le Front national est passé de groupuscule idéologique à hypothèque électorale. À savoir qu’on ne lutte pas contre les passions xénophobes et sécuritaires qu’agite l’extrême droite en épousant le même agenda qu’elle, mais, tout au contraire, en leur opposant un imaginaire supérieur et mobilisateur, créant une dynamique électorale et un rapport de forces politiques autour d’idéaux renouvelés, ceux-là mêmes qu’énonce mais n’accomplit pas notre République : de liberté véritable, d’égalité nouvelle, de fraternité retrouvée. J’ai donc dit que, si l’adversaire était bien l’extrême droite, le danger était ceux qui, à droite comme à gauche, lui cèdent du terrain.
Pour celles et ceux qui lisent de près Mediapart, connaissent mes écrits ou suivent mes interventions, rien là de très neuf. Loin de penser que le FN pose de « bonnes questions » auxquelles il apporterait de « mauvaises réponses », selon la malheureuse formule de Laurent Fabius à propos de Le Pen père en 1984, je crois qu’il nous faut sans relâche montrer que ce sont les mauvaises questions – celles qui dressent des opprimés contre d’autres opprimés, pour le plus grand bonheur des possédants – et imposer les bonnes réponses – celles qui mobilisent sur un agenda d’égalité démocratique et sociale, d’égalité des droits, d’égalité des possibles.
Quelques jours plus tôt, j’avais d’ailleurs illustré cette position dans l’émission de Thierry Ardisson sur Canal+, “Salut les Terriens”. Face au vice-président du FN Florian Philippot – issu (et ce n’est évidemment pas sans rapport avec notre sujet) du chevènementisme pour lequel il fit campagne en 2002 – et avec le renfort très efficace d’un universitaire (de nationalité belge), François Gemenne, nous avons réduit à néant le discours de l’extrême droite sur l’immigration (lire ici sur Rue89 un billet qui en rend compte et voir la vidéo là), montrant qu’il s’agit tout simplement d’un mensonge dont la répétition en boucle depuis des décennies, loin de résoudre les problèmes quotidiens des Français, n’a fait qu’accompagner l’aggravation de leur situation, leur perte de confiance dans l’avenir et leur doute sur eux-mêmes face aux bouleversements du monde.
Mais que n’avais-je dit chez Moati ! Sommairement titrée « Le danger ce n’est pas Madame Le Pen, mais Manuel Valls », la diffusion par LCP d’un court extrait de mon propos (à voir ici) m’a valu les foudres des réseaux du ministre de l’intérieur, jusqu’à un billet courroucé du président de la commission des lois (à lire là), le député Jean-Jacques Urvoas, qui évoque ma « navrante stupidité » et me qualifie de « vitupérateur dont le seul but est d’attirer l’attention ». Aucun raisonnement, aucune argumentation en contre, aucune dispute au sens noble du terme, mais une sorte de mise à l’index me vouant aux gémonies pour crime de lèse-Valls comme l’on dirait de lèse-majesté.
Sans céder pour ma part à l’invective et en rappelant à son auteur la constance de nos positions informées, fondées sur des faits présents et des rappels passés (lire notamment sur Mediapart les articles de Carine Fouteau sur les politiques migratoires et ceux de Louise Fessard sur les questions sécuritaires), j’ai fait remarquer à Jean-Jacques Urvoas, dans le fil de commentaires de son billet, que je les avais explicitées dès septembre 2012, dans un long article de Mediapart, intitulé « Ce reniement dont Valls est le nom » (à retrouver ici). Ce à quoi le député du Finistère m’a répondu qu’il ne pouvait le lire n’étant pas abonné à Mediapart… Où l’on retrouve ce décalage croissant avec cette partie du monde politique qui, obligée de tenir compte de la nouvelle presse numérique (M. Urvoas est souvent sollicité par notre rédaction, tout dernièrement ici), n’en reste pas moins enfermée dans une bulle médiatique révolue (celle-là même qui fit corps avec le mensonge de Jérôme Cahuzac auquel M. Urvoas, comme bien d’autres, ne voulut voir que du feu).
Reste le débat de fond. Je maintiens évidemment que Manuel Valls, en affirmant sur France Inter le 24 septembre que « les populations d’origine rom » ne peuvent aspirer à une insertion en France et doivent retourner en Roumanie et en Bulgarie parce qu’elles « ont des modes de vie extrêmement différents des nôtres et qui sont évidemment en confrontation » (réécouter l’émission ici), a franchi la même frontière républicaine que celle qu’avait allègrement (et, j’en conviens, plus sauvagement) piétinée Nicolas Sarkozy dans son tristement fameux discours de Grenoble, le 30 juillet 2010. Exclure n’importe quel peuple du creuset national français, parce qu’il nous serait par essence étranger, c’est violer le principe constitutionnel, affirmé depuis la catastrophe européenne inaugurée en 1914, ses massacres et ses génocides nés des passions xénophobes et racistes, lequel principe énonce que notre République ne fait pas de distinction selon l’origine, la race ou la religion.
Repris à son compte par la Constitution de 1958 actuellement en vigueur, le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 affirme en effet, en son article premier : « Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d'asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. » Deux ans plus tard, la Déclaration universelle des droits de l’homme, à laquelle souscrit la France, énonçait parmi les droits fondamentaux celui de circuler librement et de quitter son pays (article 13), ainsi que celui de chercher asile face aux persécutions (article 14).
C’est ce désaccord de fond, essentiel et vital, avec la position revendiquée par Manuel Valls qu’avait, deux jours plus tard, exprimé fortement la collègue écologiste du ministre socialiste de l’intérieur, Cécile Duflot : le 26 septembre, elle affirmait qu’en s’exprimant ainsi Manuel Valls était allé « au-delà de ce qui met en danger le pacte républicain » (voir ici la vidéo). Un danger donc, ce même « danger » que je soulignais sur LCP. L’avertissement de la ministre du logement, qui en avait appelé à « la responsabilité du président de la République » fut hélas insuffisamment entendu par François Hollande. Car comment ne pas rapprocher l’immédiat stupéfiant silence de ce dernier, alors même qu’il est par fonction le gardien de la Constitution et de son respect, des désastreuses transgressions qui ont suivi ?
Si on laisse dire, qui plus est par un ministre, qui plus est chargé de l’ordre public, qui plus est se prétendant de gauche, que des populations ne sont pas intégrables à raison de leur origine, donc de leur apparence, de leur façon d’être, de leur mode de vie, on ouvre grand la porte que, de tout temps, l’extrême droite a voulu forcer. Celle du racisme, celle de la xénophobie, celle de la haine de l’autre, au cœur même de la société. Par son usage répété de la formule « ennemi intérieur » à propos des menaces terroristes liées à l’islamisme radical, Manuel Valls est d’ailleurs un spécimen de cette dérive aveugle dont le philosophe Michel Foucault a montré qu’au nom de la défense de la société contre des menaces indistinctes, elle en venait à mettre cette société en guerre contre elle-même (écouter ici ou lire là son cours de 1976 au Collège de France).
De fait, c’est bien dans la foulée du franchissement de cette barrière symbolique à propos des Roms et, plus largement, des peuples nomades, gens du voyage, errants sans frontières, irréductibles aux identités nationales à racine unique, fermées et closes, que nous avons assisté à la libération, dans l’espace public, du racisme contre les Noirs, ce racisme européen le plus archaïque (avec l’antijudaïsme que le Code Noir revendiquait d’ailleurs dès son premier article), racisme de longue durée, indissociable du crime imprescriptible de la Traite négrière. Portraiturée en singe et qualifiée de guenon, Christiane Taubira a donc subi, dans l’indifférence et le silence du plus grand nombre, cette animalisation qui dit la vérité violente du racisme : ce déni d’humanité qui détruit l’humanité des racistes eux-mêmes par l’expulsion d’une partie de l’humanité, déchue de l’espèce humaine.
Xénophobie et racisme sont des poupées gigognes où chaque bouc émissaire en appelle un autre, dans une perdition sans fin : le Rom, le Noir, l’Arabe, le musulman, le Juif, etc. Tandis que Manuel Valls mettait la question rom en haut de l’agenda politique national – les Roms, et non pas le chômage, et non pas l’emploi, et non pas le pouvoir d’achat, et non pas l’égalité des droits et des chances, et non pas l’éducation, et non pas la jeunesse, etc. –, Le Pen père glissait insidieusement que « ce ne sera pas l’immigration la plus redoutable, mais la plus visible et la plus odorante ». Traduite en langage explicite par la Une de l’hebdomadaire Minute ci-contre (autrement dit : sous le Rom, l’Arabe), cette traque infernale du bouc émissaire fut déjà à l’œuvre dans la foulée de la transgression sarkozyste de Grenoble en 2010. C’est ainsi qu’on en vint, sous cette droite extrémisée que devenait l’UMP, à la crispation sur l’identité nationale, aux civilisations supérieures à d’autres, à la hiérarchie des religions et, à travers elles, des origines, à l’islam stigmatisé jusque dans ses rituels et coutumes alimentaires…
Manuel Valls, chacun le sait, est resté silencieux face aux assauts indignes que subissait sa collègue ministre de la justice. Pourtant, durant l’été, il n’avait pas été avare de paroles à propos de la garde des Sceaux. Mais c’était pour la contester, en offrant à l’extrême droite une polémique inespérée, celle du laxisme supposé de Christiane Taubira (voir ci-contre cette autre Une de Minute). Tout comme il s’est assis sur les engagements du candidat Hollande à propos des contrôles policiers au faciès, le ministre de l’intérieur s’est permis, cet été, d’empoisonner la vie du gouvernement et de la majorité auxquels il appartient en tirant à boulets rouges sur une politique de réforme pénale qui n’était autre que le respect des engagements présidentiels.
Tous ces événements récents ne font que confirmer ce que j’écrivais, dès septembre 2012, à savoir que Manuel Valls donne des gages au camp adverse bien plutôt qu’à celui auquel il prétend appartenir – ce que, alors première secrétaire du PS, Martine Aubry n’avait pas manqué de lui reprocher dès 2009 (lire ici sa lettre du 13 juillet 2009). Mais, désormais, leur accumulation finit par atteindre un point de non-retour dont la charge, assumée et maîtrisée, contre les Roms est le marqueur indélébile. Non, décidément, la République, ce n’est pas cela, et surtout pas la République telle qu’on l’entend dans son exigence progressiste, une République sans cesse en construction et en invention, République de liberté défendue, d’égalité approfondie, de fraternité retrouvée.
Il y a bien des raisons d’être déçu par la présidence de François Hollande, mais il en est qui ne pardonnent pas : plus fatales que d’autres, plus décisives pour bien des électeurs de gauche, ordinairement et foncièrement de gauche. Jamais leur discipline électorale, serait-elle résignée, n’outrepassera leur morale républicaine au point de la renier. Quand, au soir des élections municipales puis européennes de 2014, les socialistes s’étonneront des voix qui leur auront manqué, quand ils constateront l’ampleur de l’abstention à gauche, quand ils s’inquiéteront de ne pas avoir été secourus face à la menace de l’extrême droite, ils feront bien de demander des comptes à Manuel Valls.
Mais, alors, il sera sans doute trop tard.
BOITE NOIREJ’avais initialement prévu de répondre au député Jean-Jacques Urvoas par un billet sur mon blog du Club de Mediapart, en accès libre. J’ai finalement choisi d’en faire un parti pris de notre Journal, en accès payant. D’abord parce que, depuis l’élection de François Hollande, cette polémique témoigne de l’identité éditoriale de Mediapart, tissée de vigilance sur les faits et d’indépendance vis-à-vis des pouvoirs. Ensuite pour signifier à ceux – élus et gouvernants, responsables et dirigeants, etc. – qui nous écoutent vaguement sans nous connaître précisément qu’ils feraient bien d’aller au-delà des apparences médiatiques et, par conséquent, de prendre la peine de lire Mediapart. Et, pourquoi pas, de s’y abonner.
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